À propos des Bonnets Rouges
C’est en 1532 qu’est signé le traité de Vannes par lequel le Duché de Bretagne est rattaché à la France. Dans ce traité, il est dit « qu’aucun impôt ne doit être prélevé en Bretagne sans l’accord des Etats provinciaux ». Les Rois ont à peu près respecté ce texte alors même que la Bretagne connaît un âge d’or jusqu’aux années 1660 avec notamment le commerce maritime (commerce triangulaire), l’armement, l’exportation de produits du sol et les toiles dérivées de la culture du lin et du chanvre. Dans les années 1660-70, la Bretagne entre dans une situation économique difficile avec une baisse structurelle du commerce (vin, toiles…) et des revenus de la terre. Pour financer la guerre contre les Provinces Unies, Louis XIV instaure en 1674 différentes taxes (papier timbré, tabac). C’est cette conjonction de déprise économique et de rupture du contrat de tacite de 1532 de ne pas lever de nouveaux impôts qui va engendrer la révolte dite des Bonnets Rouges qui démarre en 1675. Mais cette révolte est plutôt « bourgeoise » et l’un des leaders ou considéré comme tel est …notaire, il s’appelle Sébastien Le Balpt (Le Telegramme). Il sera victime de son activisme.
« Le 3 septembre 1675, voulant rallier à sa cause Charles de Percin, marquis de Montgaillard à la tête de 2.000 hommes, il (Sébastien Le Balpt) se rend avec 600 Bonnets rouges au château de Tymeur à Poullaouen où réside ce dernier (lire ci-dessous). Arrivé au manoir, il s’isole avec le gentilhomme et Claude, le frère aîné, espérant les convaincre de prendre la tête des insurgés pour s’opposer aux troupes royales menées par le duc de Chaulnes. Le notaire leur fait connaître d’emblée ses intentions : le suivre ou périr. Dès lors, les événements se précipitent. Dans la nuit, Sébastien Le Balp pénètre dans leur chambre et leur lance un ultimatum : « Suivez-moi ou je vous tue ! ». Claude Montgaillard se saisit alors d’une épée et la passe au travers du corps de l’insurgé qui s’écroule et meurt sous le coup. » (Telegramme)
Christian Troadec, déjà maire de Carhaix, s’est référé à cette symbolique des Bonnets Rouges au moment de prendre la tête d’un des mouvements de rébellion contre l’écotaxe votée en 2013 à l’unanimité. Plusieurs parallèles peuvent effectivement être faits entre les situations de 1675 et de 2013. Au plan géographique tout d’abord, Carhaix était globalement au cœur des mouvements rebelles de 1675, et on sait que le mouvement a ensuite essaimé dans d’autres régions. Au plan conjoncturel, la crise de 2008 continue de se faire sentir, entraînant en Bretagne des difficultés dans la filière agro-alimentaire vitale pour la Bretagne (fermeture des abattoirs Gad et Doux). (Le Monde, Fourquet) Plus symboliquement encore, l’écotaxe est instituée par Paris, pèse sur le transport routier de marchandises vital pour l’industrie agro-alimentaire et, qui plus est, se traduit par la mise en place de portiques installés sur le réseau autoroutier breton ….gratuit ! Encore une fois, c’est l’Etat central, mais plus le Roi, qui renie la promesse très gaullienne de ne pas instaurer de péages sur les autoroutes bretonnes.
Mais le recours à la symbolique d’une Bretagne essentialisée, éternelle victime du monarque/président, récente victime de l’Europe, a ses limites et donne lieu à de nombreux contre-sens. Tout d’abord, l’écotaxe ne vise pas à financer une guerre extérieure mais à faire entrer le territoire national (dont breton) dans des préoccupations climatiques, de baisse de la pollution et de développement durable. Ensuite, l’Etat avait déjà divisé par deux la contribution de la Bretagne.
Et le leader du mouvement de 1675 avait de bonnes raisons personnelles pour se rebeller, affecté en tant que notaire par la nouvelle taxe sur le papier timbré. Rien de tel pour Christian Troadec, qualifié « d’entrepreneur politique » dans le livre de Jérôme Fourquet « La France d’après ». il a cofondé le festival des Vieilles Charrues en 1992, a créé le journal Le Poher ou encore acheté la brasserie Coreff (Koreff ?) en 1999. Il est aussi maire de Carhaix-Plouguer depuis 2001, conseiller départemental du Finistère. Puis, promu Vice-Président du Conseil Régional de Bretagne, il a été en début d’année démis de toutes ses délégations suite à un accident sous l’emprise de l’alcool
Les (vrais) Bonnets Rouges n’ont pas réussi à être exemptés de taxes bien réelles instaurées pour mener une guerre, puis ils ont été violemment réprimés. Les imitateurs de 2013 ont obtenu l’annulation d’une taxe ayant des ambitions écologiques dont ils avaient été quasiment exemptés. Quant au leader de 2013, contrairement à son inspirateur de 1675, il n’a pas été passé au fil de l’épée mais promu vice-président du Conseil Régional de Bretagne. Le système étatique oppresseur d’aujourd’hui est d’évidence beaucoup plus clément, privant le promoteur des Vieilles Charrues puis leader d’un mouvement insurrectionnel du statut envié de victime. Il lui a donc fallu s’auto victimiser, passant dans une sorte de fulgurance historique de bonnet rouge à beau nez rouge.
“On n’apprend plus l’histoire de France à nos enfants” ? Quelle histoire !
Face au bouleversement des relations internationales, au retour de la guerre en Europe, on se dit qu’il y a quelques leçons d’(H)istoire dont il faudrait se rappeler. Mais quelle histoire ! Le mieux est certainement de s’appuyer sur ce qu’on enseigne aujourd’hui aux jeunes des collèges et lycées, à partir d’un programme soigneusement élaboré, adapté à chaque cycle de formation, adossé à des manuels intelligemment conçus. Vu de l’extérieur, on se dit que cette savante architecture de l’enseignement doit naturellement favoriser qualité et fluidité du débat public portant sur l’Ukraine, Gaza ou Taylor Swift (par ordre d’importance croissante).
Pourtant, dès 1979 dans les pages du Figaro, Alain Decaux s’insurgeait : « “On n’apprend plus l’histoire de France à vos enfants !” 1. C’était une position conservatrice par laquelle il entendait dénoncer un effacement de la chronologie dans les programmes traitant de l’histoire nationale au profit d’une posture considérée comme idéologique, celle de l’Ecole des Annales. Depuis 1970 en effet, l’enseignement de l’histoire dans les collèges et lycées s’est ouvert à cette Ecole des Annales qui promeut une approche centrée sur l’interrogation du passé et les problématiques, l’interaction espace/temps, l’histoire économique et sociale. On opposait donc le récit historique (la tradition) à l’approche globale (rupture).
Cela ne règle en fait rien du tout, car la question est de savoir sur quelles problématiques mobiliser (ou pas) les élèves, et de comprendre de quelle façon ces thématiques sont abordées, etc… C’est un autre récit qui se met en place aux dépens du récit national, comme le décrivait – déjà – en 2013 Mara Goyet dans son article intitulé « Les métamorphoses du kitsch » : « Ce n’est certes pas un roman national. Mais c’est un roman quand même, plus implicite donc moins identifiable par tous, dont nous sommes les héros. »2
Extrait de « Les métamorphoses du kitsch », Mara Goyet
Il (le récit historique national) s’agissait du kitsch d’une autre nature, non individuel, à destination de la nation. Il a été remplacé par un réel souci d’objectivité (nous sommes de bons historiens dans le miroir du mensonge embellissant), par un refus de l’ethnocentrisme (nous sommes ouverts au monde dans le miroir), par un penchant pour la repentance (nous abjurons nos crimes dans le miroir)… À force de nous contempler en nos vertus multiples et « dissonantes », nous prenons le risque de nous transformer en boules à facettes, de clignoter à tort et à travers. De fait, le seul élément d’unité entre ces différentes postures, c’est précisément le kitsch, le mensonge embellissant, qui lui seul permet de surmonter ces hiatus. »
…
« On ne fait plus de l’histoire à destination de la nation, mais vis-à-vis de soi-même, de sa bonne conscience au miroir des valeurs qui nous grandissent. Nous sommes passés d’une histoire glorieuse et triomphaliste à une histoire narcissique. (…) À force de jouer sur tous les registres de la vertu, à l’instar d’une sainte vierge à paillettes qui ferait baromètre, on en est venu à se prendre pour le « grand incarnateur suprême des valeurs » (de toutes , tant qu’elles sont bonnes) et par la même occasion à redevenir profondément kitsch. A la Kundera. »
Est-ce que les élèves perçoivent l’enjeu de ces débats ? Ou plutôt, que leur propose-t-on comme support de réflexion pour aborder les « problématiques » et leur chronologie ? On pense évidemment aux manuels scolaires même si aujourd’hui, les élèves ne disposent plus que d’extraits photocopiés.
En 2013, Le Débat 3avait soumis plusieurs manuels d’histoire de 1ere/terminale à des personnalités comme Philippe Meyer, Régis Debray ou encore Dominique Schnapper lequel résume ainsi sa perception des ouvrages : « Le manuel propose des « cours », des « repères », des « études », des « documents » juxtaposés, mêlant informations éparses et documents bruts. Le tout présenté sous une forme « agréable », destinée à séduire les lecteurs. (…) Les textes eux-mêmes sont très courts, je n’en ai pas trouvé qui comporte plus de neuf lignes. ». Enfin, Régis Debray considère que le mot Histoire en couverture continue d’étonner, voyant qu’un « montage de documents met l’épaisseur des siècles et la durée elle-même hors-jeu. »
On est certes en 2024 et plus en 2013 mais, ayant eu l’opportunité de consulter ces fameux extraits photocopiés de manuels, rien n’a changé quant au souci d’éviter aux élèves tout effort de réflexion tant soit peu prolongé.
Le ministère de l’Education Nationale pensait avoir réconcilié les écoles d’histoire en affirmant que l’approche des annales s’intègre à un programme chronologique de la 6ème à la terminale ! La bonne intention des programmes est contrecarrée par le format des manuels scolaires qui font s’enchaîner des épisodes indépendants les uns des autres. Ajoutons à cela le poids des réseaux sociaux, le tour est joué, il n’y a plus que l’immédiateté, le passé est déconsidéré.
On peut, au fond, en revenir à la proposition de Philippe Meyer qui recommandait de ne pas négliger l’hypothèse Zazie, soit en transformant tant soit peu la question : Alors ? Pourquoi tu veux en faire, toi, des manuels scolaires ? ce à quoi l’espiègle Zazie répondait : Pour faire chier les mômes !4
Des partis politiques inscrits dans l’histoire ?
Des partis politiques, on attend qu’ils soient pétris d’histoire pour mieux inscrire leur pays dans une vision prospective qui admette le débat. En ce sens, l’enseignement de l’histoire constitue plus que jamais un enjeu de politique, un objet de luttes d’influence où les partis sont (devraient) être engagés.
Pourtant, certains partis, toujours plus nombreux, fondent leur stratégie politique sur un déni de l’histoire et/ou sa manipulation. Exemple avec le conflit Israël/Hamas et le symbole des mains rouges. Les étudiants leader ont d’abord dit qu’ils ne connaissaient pas la signification originelle du symbole, puis l’ont quand même assumé. Des étudiants de Sc Po interrogés ont aussi affirmé que ça n’avait pas d’importance puisqu’ils n’étaient pas nés à l’époque du lynchage des soldats israéliens. Conclusion, puisque la 2ème guerre mondiale – et a fortiori la Shoah – ont eu lieu avant leur naissance, ne nous embarrassons pas de ces détails, et restons-en à la manipulation moraliste des émotions, forcément « légitimes » qui vous conduisent à prendre parti. Ils ont donc choisi un camp du mal, plutôt que l’autre camp du mal, privilégié une émotion aux dépens d’une autre, sans que cela serve en quoi que ce soit la cause palestinienne.
Dans une autre configuration, un parti, bien qu’il tente de s’inscrire dans le long terme, n’arrive plus à être en phase avec ses électeurs et finit par espérer qu’un artiste en vue, s’adressant à ses fans, glisse un message électoral favorable. C’est le syndrome Taylor Swift et le vote démocrate, qui interroge sur la teneur du message comme le remarque Laurent Sagalovitsch : « Bob Dylan a été le porte-parole, l’oracle d’une jeunesse américaine qui prenait conscience que leur pays était loin de correspondre à l’image que l’on s’en faisait. Taylor Swift parle et incarne une Amérique qui a renoncé à tout exercice intellectuel si ce n’est de s’indigner (à juste titre) des violences commises envers les minorités.5 »
Bien que n’en étant pas – encore – à ce point-là en France, nous sommes pourtant face à des partis – encore – influents qui tournent en roue libre, ne représentent plus la pensée de leurs adhérents ou sympathisants. D’autres ont une présence médiatique allant bien au-delà de leur poids électoral. Et on ne parlera pas ici des partis représentant la non pensée totalitaire.
D’une façon ou d’une autre, il faut réinscrire les partis politiques dans le cours de l’histoire et rappeler, sans qu’on y voie aucune allusion, qu’ils sont mortels. Envisageons donc que les organisations politiques puissent bénéficier de la loi sur la fin de vie, au titre de personne morale. Certains objecterons qu’il faut dans la version actuelle de la loi que la fin de vie survienne à brève échéance. D’autres, les plus nombreux, diront qu’il y a urgence.
Prenons par exemple le cas du PS, gravement atteint, n’ayant eu d’autre ressource que d’envoyer aux européennes une personne proche mais pas de la famille, un aidant. On voit bien que l’aidant s’est autonomisé, le patient ayant perdu toute lucidité , souffrant d’une désynchronisation motrice de ses membres (ceux qui restent) . Bénéficiant de la loi sur la fin de vie, l’aidant pourrait porter l’estocade (pardon, le soin ultime) dans un cadre légal.
En conclusion
1/ on n’enseigne pas l’histoire en Bretagne centrale (à Carhaix plus précisément).
2/ les leaders de Sciences Po ont effectué leur scolarité, du collège au lycée, à Carhaix.
3/ Pour ne pas faire d’histoire, la prochaine université d’été du PS aura lieu à Carhaix, pendant le festival des Vieilles Charrues. (On ne les entendra pas, ils ne s’entendront pas).
Emmanuel Gambet
Sources
A propos des Bonnets Rouges :
La crise des bonnets rouges de 2013, in « La France d’après – Tableau politique », Jerôme Fourquet, Le Seuil 2023
- La Révolte des Bonnets rouges, Le Télégramme, 28 octobre 2013 (https://www.letelegramme.fr/toute-l-information-de-la-bretagne/span1675span-la-revolte-des-bonnets-rouges-1981777.php )
La prospérité bretonne du XVème au XVIIème siècle, Jean Paul Lahuec
Les bonnets rouges, fidélité ou usurpation, Concordance des temps (Podcast France Culture), 01/2014
La révolte du papier timbré, Wikipedia
(https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_du_Papier_timbr%C3%A9)
“On n’apprend plus l’histoire de France à nos enfants” ? Quelle histoire !
Sources Education Nationale :
https://www.education.gouv.fr/les-programmes-du-college-3203#edugouv-summary-item-0
https://www.education.gouv.fr/bo/20/Hebdo31/MENE2018714A.htm
https://www.education.gouv.fr/les-programmes-du-lycee-general-et-technologique-9812 2023
https://www.aphg.fr/Le-manuel-scolaire-en-histoire-geographie
Programmes scolaires d’histoire : un enjeu politique ? Vie Publique, août 2023 :
(https://www.vie-publique.fr/eclairage/269234-programmes-scolaires-dhistoire-un-enjeu-politique )
Différents articles extraits de « La culture du passé », Le Débat n° 177 nov-déc 2013, Gallimard
. Les métamorphoses du Kitsch, Mara Goyet,
. Le rêve de Zazie, Philippe Meyer
. Sur le modèle des news, Dominique Schnapper
. Un temps intemporel, Régis Debray.
DES PARTIS POLITIQUES INSCRITS DANS L’HISTOIRE ?
L’aide active à mourir, Répliques (podcat France Culture), avec R. Enthoven, Damien Le Guay
(https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/l-aide-active-a-mourir-6253130 )
Vie publique, 10/04/2024 (https://www.vie-publique.fr/loi/293752-fin-de-vie-projet-de-loi-soins-palliatifs-aide-mourir-pour-malades )
« En soixante ans, on est passé de Bob Dylan à Taylor Swift, c’est dire si on est mal barré! », Laurent Sagalovitsch, Slate, 10 mai 2024
1 Voir notamment https://www.vie-publique.fr/eclairage/269234-programmes-scolaires-dhistoire-un-enjeu-politique
2 « Les métamorphoses du kitsch », Mara Goyet, Le Débat n°177, nov-dec 2013
3 La culture du passé, Le Débat n°177, nov-dec 2013 : Philippe Meyer, « le rêve de Zazie », Régis Debray, « un temps intemporel », Dominique Schnapper, « Sur le modèle des news ».
4 La culture du passé, Le Débat n°177, nov-dec 2013 : Philippe Meyer, « le rêve de Zazie »,, p. 32
5 « En soixante ans, on est passé de Bob Dylan à Taylor Swift, c’est dire si on est mal barré! », Laurent Sagalovitsch, Slate, 10 mai 2024 ( https://www.slate.fr/story/266787/blog-sagalovitsch-taylor-swift-incarne-jeunesse-comme-jadis-bob-dylan-mal-barre-musique-amerique-influence-culture-pop?utm_source=ownpage&utm_medium=newsletter&utm_campaign=daily_20240510&_ope=eyJndWlkIjoiOGZkNDQ3MDEwMjMxMWYxYTAyZDhjZjI5MmFhNzc5ZGEifQ%3D%3D )