C’est dès le début de la Révolution française que la question s’est posée de la distinction entre le régime constitutionnel et le gouvernement démocratique. Les deux s’opposant alors radicalement.
Le régime constitutionnel est régi par une constitution, celle de 1791 en France, fut la première. Elle permettait l’expression d’une souveraineté nationale par l’élection de représentants et par la pratique de la séparation des pouvoirs. Mais la représentation nationale n’implique pas forcément la souveraineté populaire : seuls 60% des hommes majeurs, et uniquement des hommes, avaient le droit de vote. La légitimité devait provenir du caractère rationnel de la loi issue de la délibération, pas spécifiquement du « peuple ».
Le gouvernement démocratique, c’était au contraire le gouvernement du « peuple ». Qu’il soit par représentants interposés ou bien direct n’était encore qu’une question annexe. L’acquisition de la légitimité se fait, non plus par la constitution et la loi délibérée entre représentants, mais par une forme d’autogouvernement, sur le fondement de la volonté générale.
La complémentarité de ces deux légitimités a été difficilement obtenue seulement à partir de 1946. Elle assure l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler la démocratie libérale. Il faut considérer qu’en démocratie, l’adhésion du peuple à un type de régime, son attachement à des institutions et son soutien à un pouvoir, sont choses qui ne se décrètent pas. La légitimité du pouvoir est accordée ou n’est pas accordée, par la seule volonté du peuple : elle ne peut pas être réduite à la légalité, à la constitutionnalité des choses, au seul règne de la norme juridique. Toutefois, à l’inverse, l’avis majoritaire d’un jour ne peut pas exercer de magistère, les règles de droit en limitent les excès.
Cet équilibre entre vox populi et respublica n’empêche pas qu’en démocratie, l’attribution de la légitimité ne peut être déléguée à une institution, à des experts, à des sages. Or, c’est bien une tendance évidente des institutions de l’Union européenne de nos jours, mais aussi de l’État technocratique français, et de la conception macronienne de l’exercice du pouvoir.
Ceci étant posé, à quoi assiste-t-on aujourd’hui ? Dans la lutte politique que se livrent les forces dites « progressistes » et les partisans du « nationalisme », aussi bien en France que dans toute l’Union européenne, c’est au nom de la démocratie que chaque camp prétend combattre. Pourtant, paradoxalement, et quelle qu’en soit l’issue, ce duel porte en lui le risque de la destruction de la démocratie.
Les nationalistes entendent ne plus s’embarrasser de l’État de droit au prétexte que seule compte la volonté populaire dont ils seraient dépositaires, d’où le vocable de « populistes » de plus en plus usité pour les désigner. Le Premier ministre hongrois Viktor Orban en est l’archétype.
Les progressistes, de fait des libéraux, se veulent les champions de l’État de droit, et méprisent en retour les manifestations des volontés populaires, jugées irrationnelles (et trop souvent attentatoires aux intérêts des possédants). Monsieur Macron en est le modèle.
S’il reste aveuglé par sa doxa juridictionnelle, le gouvernement de Monsieur Macron verra se briser son espoir d’apaisement des esprits et d’acceptation de sa politique. Le recours au Conseil constitutionnel comme lors de l’adoption de la récente « loi immigration » ne rend pas sa souveraineté au peuple. L’usage impossible du référendum d’initiative partagée ( R.I.P) prévu par la constitution non plus, puisque tout a été prévu pour qu’il ne puisse pas aboutir. Ce sont autant d’expédients dont use le président Macron pour ne pas avoir à s’embarrasser de la souveraineté du peuple, qu’elle soit directe ou par ses représentants assemblés. Sans majorité parlementaire, sans soutien populaire, il espère gouverner quand même par des moyens détournés, mais tout à fait légaux : la saisie du Conseil constitutionnel, le R.I.P, les décrets, les circulaires, le 49.3.
Certes, il y a une présomption de légitimité du pouvoir établi puisque la constitution a été approuvée par référendum en 1958, le mode d’élection du président par les citoyens en 1962, le mandat de 5 ans en 2000, mais, pour autant, elle doit sans cesse être confirmée ou, à tout le moins, ne pas être infirmée. Dans une démocratie qui serait « pure », la légitimité pourrait être accordée un jour, retirée le lendemain. C’est d’ailleurs ce qui se passe en période révolutionnaire. Cela est peu pratique et même carrément intenable. C’est pourquoi la légitimité républicaine tente de pallier cet inconvénient (l’instabilité) en inscrivant les principes de la République dans une constitution. Malgré tout, la légitimité « se mérite » encore chaque jour dans le rapport entre un « prince » (le président) et son « peuple » (les citoyens). La légitimité du président est une légitimité à priori (le président a été élu) tout autant qu’à postériori (le président agit).
Et, soyons lucides, pour beaucoup de nos concitoyens, ni le moment fondateur (la constitution), ni l’instant du vote, ne donnent une légitimité durable au gouvernant. Tout le démontre : par exemple la revendication d’un référendum d’initiative citoyenne et le gouvernement rendu minoritaire à chaque résultat d’élections intermédiaires. Et cela s’aggravera avec un président élu par anti-lepènisme plus que pour sa personne ou son projet, une majorité toute relative à l’assemblée et une abstention croissante qui confère mécaniquement de moins en moins de représentativité aux élus. On peut y ajouter le rejet obstiné du dialogue social (le gouvernement reprend la main sur l’assurance-chômage) par manque de confiance dans les partenaires sociaux. Tout cela offre aux manifestations, aux protestations un champ ouvert sans limite (gilets jaunes, anti-vax, agriculteurs, étudiants…).
La crise de confiance c’est donc en réalité une crise de la légitimité qu’on aurait tort, comme le fit le président du sénat de limiter à une « crise de la gouvernance ». Légalement, le président Macron peut mépriser « les foules » protestataires, les manifestants, les oppositions, les partenaires sociaux (tout en prétendant le contraire). Qui dira que c’est « démocratique » pour autant ? En pratique, cela pose problème. Parce qu’il ne dévie pas de sa ligne personnelle, il sera de plus en plus atteint par une illégitimité croissante, pour cause d’absence permanente de relais : ni les parlementaires, ni les centrales syndicales, ni les collectivités territoriales ne sont assez bien (assez souples) à ses yeux.
En réalité, la « relation au peuple » (ou simplement « aux populations ») est la principale carence du macronisme. Il ne cultive ni relation directe (le référendum), ni relation indirecte (les « corps intermédiaires »). Pour le cacher, il use et abuse de subterfuges inventés par le marketing : grand débat, conventions citoyennes, commission nationale de la refondation et consultations en tous genres (le « format Saint-Denis »).
Dans notre histoire politique, à quand remonte une telle tension entre légitimité constitutionnelle et légitimité populaire ?
Le dernier précédent a été la monarchie de juillet (1830-1848).
En 1830, c’est la légitimité constitutionnelle qui l’emporte et propulse Louis-Philippe aux commandes. Le roi s’appuiera plus scrupuleusement sur la charte.
En 1848, c’est la légitimité populaire qui prend sa revanche, d’abord par la manifestation et l’émeute, puis par l’établissement rapide du suffrage universel masculin. Du reste, les exemples de casserolades et de charivari au passage des ministres et des députés sont nombreux au tournant des années 1830-1840. En définitive, les casseroles, cartons rouges et sifflets ressortis il y a un an (mai 2023) suite au recul de l’âge légal de départ à la retraite obtenu via un 49.3, c’est du jamais (re)vu depuis que le suffrage universel existe. Car en 1840 il y avait une différence entre le « pays légal » (seulement 230 000 électeurs) et le « pays réel » (tous les autres), ce qui n’est plus le cas, en théorie du moins.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Quel sentiment étrange de revivre ce conflit des légitimités après 175 ans de suffrage universel, donc plus ou moins de démocratie. Quelle ironie aussi !
Il y a plus ironique encore. Ce sont les adversaires de toujours de la démocratie qui s’engouffrent dans ce « vide » laissé par le pouvoir. Le Rassemblement national est devenu le chantre de la volonté populaire. Il en appelle au peuple en faisant la promotion du référendum et en faisant de chaque élection, à commencer par les Européennes de 2024, un plébiscite anti-Macron. Il réussit le tour de force d’apparaitre plus démocratique que ceux qui, aux commandes, jurent qu’ils défendent la démocratie, ses valeurs, ses procédés partout en Europe, en blâmant la Hongrie de Orban, en appelant à défendre l’Ukraine. Ils prétendent aussi la défendre chez nous, et il est vrai que nous les avons élus pour cela, en se présentant comme le dernier rempart contre l’extrême droite.
Les représentations sont brouillées. La démocratie illibérale de Mme Le Pen sera-t-elle moins démocratique que la démocratie libérale de Monsieur Macron ? C’est ce que se demande l’opinion.
En vérité, l’une comme l’autre dévorent la démocratie par un bout. Mme Le Pen, si elle parvient au pouvoir, grignotera les libertés et les droits fondamentaux. Monsieur Macron, en étant au pouvoir, absorbe ce qu’il restait du pouvoir du suffrage et de l’expression des opinions. Les deux sont des ogres affamés dont il faut espérer qu’ils finiront par se manger entre eux.
Denis Ferré