Il y a quelques semaines, sollicité par notre éditeur François Mocaer, le poète Alain Duault a très obligeamment accepté de préfacer un livre d’artiste, Chasse avec les fantômes, réalisé avec le peintre Jérôme Denoix. La préface reçue très rapidement nous a enthousiasmé. Souvent sollicité, Alain Duault veut « tourner autour du texte et quand ce dernier est illustré, pouvoir convenir qu’il y a une vraie osmose. » D’évidence, Alain Duault a plongé avec nous dans le poème, dans le voyage, dans l’évocation des ombres de notre récit. Nous n’espérions pas une telle proximité.
Avec mon ami Jérôme, nous avons assemblé peintures et poèmes qui se sont naturellement trouvés, sans qu’aucune peinture, à une exception près, n’ait été élaborée spécifiquement pour un texte. Une fois textes et images appariés, l’histoire est apparue évidente et leur ordonnancement s’imposa. Le poète Alain Duault n’est pas étonné par ma constatation. Pour lui, « la dialectique d’un livre n’est pas liée au vouloir-dire. En poésie, il y a une différence entre le surgissement et le vouloir-dire. Ce dernier tue la poésie. La rencontre est l’arc électrique. » Enhardis par l’accueil de nos travaux, nous proposâmes au poète de nous accorder un entretien. Il fut accepté chaleureusement et sans affectation.
Nous avons rendez-vous au domicile parisien d’Alain Duault. Dans son bureau tout de blanc peint, aux murs couverts de livres et de dessins d’amis, nous mettons en place notre matériel d’enregistrement, un téléphone mobile muni d’une batterie de recharge. Cela facilitera la transcription et évitera les aléas par moi bien connus de la batterie à plat, au milieu, voire au début des entretiens menés au nom de Rebelle(s). C’est dire la maîtrise technique dont certains collaborateurs de votre magazine s’avèrent capables.
Outre ses interventions radiophoniques sur Radio Classique, Alain Duault est occupé toute l’année à produire des concerts, donnés en particulier à l’occasion de croisières maritimes et fluviales. Il constitue les programmes et s’y prend deux ans à l’avance pour obtenir la présence des artistes. Les musiciens, la musique. Le poète juge que la vocation d’écrire est plus importante que son métier de passeur d’émerveillements. Au cours de cet entretien, nous verrons sans nous en étonner, qu’en poésie la musique lui est néanmoins un sûr ferment d’orages.
Rebelle(s) – Si cela vous convient, je ne vous proposerai pas que des questions, mais également l’expression du ressenti à la lecture attentive de vos mots. Vous commencez à publier dès les années 70 ?
Alain Duault – Même si l’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, mon premier livre est paru en 1966. Long poème de trente pages, Prosoésie a d’ailleurs des rapports étroits avec mon dernier, Le ciel jaloux des roses. Je participe activement à beaucoup de revues dans les années 70 et je publie assez vite un premier livre chez Gallimard, Colorature. Il a cette particularité qu’il a fallu vingt ans pour que le suivant paraisse, car je suis alors rentré dans un monde qui m’a avalé. Celui, médiatique, de la musique. Les deux choses sont liées. La musique m’a porté depuis longtemps – j’ai vécu trois ans avec une chanteuse – mais si les émissions sur France Musique ne dévorent pas, la télévision est un gouffre.
J’ai publié des livres sur la musique, cependant l’investissement n’est pas le même qu’en poésie. La poésie est une concentration de l’instant pour obtenir la consécration du mot. Une métaphore convient : ce qu’en parfumerie on appelle l’extrait. Il faut de nombreuses plantes, les distiller, les chauffer, les mélanger pour aboutir à cet extrait. J’ai écrit quelques romans. Ils peuvent venir en tout endroit au fil de la plume comme les livres sur la musique ; c’est le métier. La poésie nécessite un lieu. Ici, à Paris, je ne peux écrire de poésie, car j’y suis pour des raisons sociales ; je n’ai quasiment jamais pu écrire que devant la mer. Un rituel, pendant longtemps : m’enfermer dans un hôtel face à elle. L’entendre, la sentir, marcher sur le rivage pour m’emplir de cette sensation particulière. Écrire ensuite jusqu’à 20h00. Un mois. Difficile de le faire quand on ne vit pas seul…
Avec ma femme – mon épouse depuis dix-neuf ans – nous avons acquis une maison en Anjou, à La Flèche. J’habite à Paris près du pont Mirabeau. Et si Apollinaire est un des piliers de mon univers « mentalo-poétique », à La Flèche, la maison que nous voyons depuis la nôtre est celle de Léo Delibes… Il y a de la place ; au milieu des disques, des livres, j’ai donc réappris là à créer « en dehors » de la mer.
Rebelles(s) – Je ne prétends pas connaître votre œuvre en entier mais j’en ai lu plusieurs ouvrages ; la mer y est très présente. Diriez-vous que la moindre présence intense et solitaire à la mer se ressent dans vos poèmes ?
AD – Je ne le crois pas, pour deux raisons. D’une part, le fait de travailler pour la Compagnie du Ponant m’amène à la mer. D’autre part, étant profondément breton, la mer m’est indispensable. Au lieu d’être devant elle, je suis maintenant dessus ; je peux y assouvir deux passions, le voyage et la musique. Nous voyageons dans le monde entier avec six ou sept musiciens. De fait, quand bien même je me trouve souvent en mer tout le long de l’année, j’éprouve le besoin d’aller au bord de celle-ci. À La Flèche, on est à deux heures et demie de Saint-Malo…
Rebelle(s) – Les sources sont très importantes. Vous êtes breton, de quelle Bretagne ?
AD – Ma mère était de Dinan, née dans une rue d’ailleurs célèbre. Cette rue est à 30° d’inclinaison ; la circulation y est interdite. Mon grand-père travaillait au ministère de la marine marchande. Il est parti, ayant six enfants, acheter du tabac… et est revenu sept ans après. Ma grand-mère restée seule a attendu six mois avant de recevoir une carte de Macao, lui indiquant « Je vais très bien, je reviendrai. »
Rebelles(s) – Il y a des conjugalités très particulières, mais celle-ci ne serait probablement plus possible aujourd’hui…
AD – D’autant que c’était de toute façon inadmissible. Ma grand-mère n’avait pas de travail. Elle est devenue femme de ménage, a dû placer un de ses enfants chez une cousine de Dinan. Ma mère m’a raconté qu’ils allaient à la soupe populaire. Pour tout arranger, quand il est revenu, il s’est fâché avec les voisins et a fait murer toutes ses fenêtres côté rue pour ne plus les voir. Un caractère… âpre.
Bien qu’il ne s’agisse pas du même être ni d’un comportement semblable, l’évocation de ce grand-père au caractère de granite me remémore un documentaire sur Georges Perros, dans le noir et blanc pâle des années 70. Du pays bigouden laissé derrière lui par le grand-père, au Douarnenez de l’exilé intérieur fuyant quant à lui un Paris de faux-semblants, Bretagnes des confins. Entre autres personnages amis de Perros interviewés sur le port, un patron-pêcheur. Le réalisateur poussait le marin dans ses retranchements en faisant de l’étrange ami un portrait plein d’aspérités :
- « C’est un ami, mais un ami difficile ?
- Un ami difficile ? Non.
- Il est de mauvaise humeur, il râle, il gueule souvent.
- Il est tellement droit ! Il veut que toute le monde soit comme lui. Une anomalie.
- C’est un homme vrai ?
- C’est un homme au sens propre du mot, c’est un humain au sens propre du mot. Cette race d’hommes, on n’en fait plus. Le moule est sûrement cassé. »
AD – La famille maternelle vivait à Plélan-le-Grand, à 40 kilomètres de Rennes.
Rebelle(s) – C’est une Bretagne de marais et de glèbe humide.
AD – Malgré toute l’eau alentour, dans la maison, il n’y avait pas d’eau courante. Mon grand-père maternel allait la chercher à un étang distant d’un kilomètre, avec deux seaux en bois et un cerceau qu’il portait en bandoulière. Mettant le cerceau autour de sa taille, il s’en servait pour accrocher les sceaux une fois remplis afin qu’ils ne se cognent pas contre les jambes, et en marchant ne se vident. Il connaissait tous les oiseaux, tous les arbres. Il me donnait des mots. Nous nous asseyons ensemble et il me lisait des livres. Petit enfant, je ne savais ce que c’était que la poésie. Il en parlait sérieusement, « la poésie, tu sais, c’est important ». Ensuite, à l’école, j’ai fait des « récitations ». Nature et culture, mais pas théorisée !
Rebelles(s) – S’il y a des enfances banales, la vôtre ne l’a pas été.
AD – Pas vraiment ! En compagnie d’une des femmes avec laquelle j’ai vécu, j’ai acheté une bicoque dans le pays bigouden. Une vieille maison de pêcheur pas loin du Guilvinec. C’était bien. Mon ex-femme y vit.
Rebelle(s) – Vous n’avez pas oublié vos racines bretonnes.
AD – J’ai été très fier quand le magazine Bretons m’a consacré un reportage. Yann Queffélec m’avait prévenu qu’on allait m’appeler, moi, « l’homme de la télé. » La télé a des avantages, on vit bien, on est privilégiés, mais les mondes de la télé et de la poésie sont totalement étrangers l’un à l’autre.
Nous convenons que ce sont bien tous les mondes qui sont différents de celui de la poésie. Les amis poètes sont souvent enseignants mais aussi brancardier, kinésithérapeute, agricultrice, gardien de musée, comédien, psychologue… Chez chacun d’eux, l’impossibilité de lier la société du métier à celle du poète, et de faire résonnance. Le poète reste d’une confrérie déroutante et suspecte.
Rebelle(s) – On est frappés par la cohérence de vos textes à travers le temps. Entre Une hache pour la mer gelée et Les sept prénoms du vent, je lis toujours un maelström. Est-ce un mot qui vous plait ?
AD – Le mot et la chose. La sonorité du mot, sa couleur. En musique, on parle de la couleur des sons. Le maelström est fascinant par le vertige de l’infini. Ce n’est pas par hasard que vous en avez remarqué la récurrence.
Rebelle(s) – Xavier Darcos parle à votre propos « d’imprécation ». Auriez-vous pu être un chamane viking, un vate gaulois ? Le vate est un personnage clé de la classe sacerdotale dans la société celte. Il a une fonction de divination, de récitation, d’incantation ; c’est une pratique poétique. Il décide si tel exploit, telle généalogie peut, doit être relatée et transmise. Pour le pouvoir, c’est celui qui vous fait exister dans le cœur et la mémoire des hommes. À contrario, si le prince n’est pas vertueux, il n’est pas chanté et son souvenir disparait. C’est dire le statut du personnage qui décide si les puissants peuvent, ou ne peuvent, être immortels. Le vate est donc l’imprécateur. Est-ce un rôle qui vous aurait plu ?
AD – Cela me plairait de l’être. Je n’hésite pas à entrer dans le polemos. Quand, dans le milieu musical, j’aime, je le dis ; et quand je n’aime pas, je le dis et je l’écris. Je ne prends pas de gants.
Rebelles(s) – Je spécule beaucoup par analogies. Telle émotion me rappelle telle autre et j’ai l’irrépressible mécanique de distinguer des ponts entre les œuvres. Cela peut être ressenti comme une comparaison ; ce n’en est en rien. Ou un manque d’imagination ; je vous laisse juge. Je vous cite, dans Hymne à la couleur : « Mangues ouvertes telles des cuisses et odorantes / Elles donnent sel et sens et courent sur les yeux sur / Le pavé des sources sur l’horizon des corps et des arbres / De chrome en garance une mer de réglisse. » Je ne vous poserai pas la question « aimez-vous Brahms ? » mais une autre : Saint-John Perse, dans son intense évocation, invocation, célébration me semble fait du même humus, terre, eau et vent. Est-ce que je fais fausse route ?
AD – Vous me faites grand plaisir. J’ai biberonné à Amers, à Anabase… Si j’ai à me sentir proche de quelques-uns, il fait partie du peloton de tête, avec cette force de composition musicale de la langue qui me ravit. Son pseudonyme est sublime : Saint-John, l’aventure… et la Perse ! Je revendique une connivence avec cet être qui recompose des mondes.
Rebelles(s) – De Perse : « Et les Dieux tournent à l’or de laque dans leurs gaines de filles ». J’ai d’ailleurs remarqué que vous aimiez beaucoup les robes et les femmes qui les portent reviennent souvent dans vos textes.
AD – C’est un grand plaisir d’évoquer Saint-John Perse. Quand il m’arrive d’en parler, c’est à l’oreille des autres un poète si ancien qu’on le croirait du temps de Pindare !
Rebelle(s) – À chaque époque, ses lubies et ses modes. Les grandes plumes reviennent. Prenez Pierre Jean Jouve, il est oublié. Et pourtant…
AD – Qui aime Perse ne peut qu’aimer Jouve. Il y a pour moi une triarchie : Perse, Jouve et le premier Bonnefoy. De Bonnefoy, autant Du mouvement et de l’immobilité de Douve fut un choc, autant les derniers livres rentraient dans un système qui me semblait se dessécher lui-même. Quant à Jouve, ses romans aussi sont extraordinaires.
Rebelles(s) – Nous trouvant dans un court exercice d’admiration… que pensez-vous de Gracq ?
AD – De Gracq, j’aime les romans, surtout Argol, Un balcon en forêt. Les essais m’ennuient, comme Lettrines ou En lisant en écrivant.
Rebelle(s) – C’est presque toujours un même roman fascinant, y compris l’inachevé Les terres du couchant qui a été terminé par une universitaire allemande. C’est buzzatien. J’y trouve du Tournier, du Jünger.
AD – Les grands écrivains répètent le même livre. C’est pour chacun un univers. Dans un Modiano, il ne se passe rien, et ce rien est la meilleure explication du temps. Wagner fait de même : que de rapports entre Le vaisseau fantôme et Parsifal !
Rebelles(s) – J’en reviens aux Sept prénoms du vent. Pourquoi ce titre ?
AD – C’est un pêcheur de la mer d’Iroise qui m’a un jour posé la question : « connais-tu les sept prénoms du vent ? » Je ne les trouvais pas et il m’a dit « il faut que tu travailles, quand tu les connaitras, tu pourras mourir. »
Rebelle(s) – Vous les a-t-il appris ?
AD – Non. Il voulait dire qu’on ne les connait pas mais qu’une vie réussie en dépend. C’était un étrange personnage. Il avait été gendarme et, jeune, fut envoyé « dans l’Est ». Par Est, il voulait dire à Redon. Pour un breton bigouden, Redon, c’est avant le néant.
Rebelles(s) – Vous les avez trouvé, vos Sept prénoms du vent. Vous y relevez sept visages, dont celui de La chanteuse. Il est à mes yeux extrêmement difficile d’écrire sur la beauté et le désir sans que ce ne soit pas convenu. Je dis convenu, je ne dis pas mièvre ou quelconque. J’ai ressenti dans ce poème le désir identique à celui que je cultive à l’opéra ou au théâtre pour la personne qui tient le premier rôle féminin. Vous avez dû passer de très beaux moments à écouter les sopranos.
AD – Pas seulement à écouter, puisque la femme avec laquelle je vivais était une soprano. De par le monde, j’ai eu la chance de révéler des talents. Une jeune italienne de dix-sept ans m’a sidéré à la Scala. Je l’ai fait venir en France avec sa mère qui était son chaperon, pour chanter Rossini. C’était Cécilia Bartoli. D’autres encore : Natalie Dessay lors d’une audition à Bordeaux ; un violoniste brillantissime, en fin d’étude au Conservatoire, qui n’avait pas quinze ans et s’appelait Renaud Capuçon… C’est aussi grâce à ce carnet d’adresses privées que je peux solliciter les artistes pour les concerts. Les organiser n’est pas aisé mais par amitié, ils répondent présent.
Rebelle(s) – Toujours parmi les sept visages : Van Gogh. « Il aime marcher sur la route avec un cyprès et une étoile. » Vous nous transportez sur le plateau d’Auvers-sur-Oise. Le cimetière avec sa tombe et celle de Théo, celle du Docteur Gachet à quelques mètres…
AD – Je me rends bientôt à Amsterdam. J’y vais revoir Les mangeurs de pommes de terre, et la toute dernière toile, où les corbeaux s’envolent au-dessus des blés.
Rebelles(s) – Dans Hymne à la mer – vous n’avez pas peur des mots ! – : « Et le cœur est si las au bout des nuits de joues salées / Au bout des rêves hurlés roulés trop grands pour une vie / Brune et tendre et sel et dormante. » On n’est pas dans la « poésie blanche » et combien cela me comble cette naturalité du sensible, pas forcément une revendication mais certainement un être.
AD – La sensualité en moi doit s’entendre. Quand Nietzsche dit de faire la philosophie à coups de marteau, il le faut aussi pour la poésie. J’aime le gueuloir de Flaubert. Un poème ne se termine pas ; à l’instar de la psychanalyse, on décide de suspendre. J’ai besoin de le dire, de m’exercer la bouche ; le côté Démosthène de l’exercice. Je considère que les hymnes doivent être proférés. Je ne me force pas trop car c’est ma pente naturelle.
Que ce soit pour l’hymne à la mer ou l’hymne à la mort qui lui fait pendant, l’hymne au vin ou l’hymne au sexe, les sujets sont des terrains de jeu formidables. Comme une certaine musique pour les auditeurs, la poésie blanche dont vous rappelez la sècheresse si ce n’est la pauvreté a fait fuir les lecteurs, et il est toujours plus difficile de ramener des auditeurs et des lecteurs que de les faire fuir.
Rebelles(s) – Une poésie pleine, à la sensualité assumée, quelquefois lyrique revient de nos jours. La poésie n’a jamais été aussi vivante, même si elle est en dessous des radars médiatiques.
AD – Elle est insuffisamment mise en avant mais la poésie n’est pas faite pour entretenir le souhait d’être au 20h00 de TF1. Une histoire de TF1, justement : en 1999, je publie Le jardin des adieux. L’attaché de presse de Gallimard m’appelle et me dit que Patrick Poivre d’Arvor avait lu le livre, l’avait aimé et demandé que je sois invité à la télévision ; il lui avait dit : « Ça m’intéresse d’autant plus que c’est l’homonyme de mon copain qui fait la musique à France 3. » Patrick m’appelle et tombe des nues. Il ne me savait pas poète. Les mondes sont séparés, nous l’avons dit, par une étanchéité totale. Ainsi, cette assignation à résidence était logique.
Rebelle(s) – Vous assumez la sensualité. Si dans les hymnes, je trouve un passage tout naturel de la couleur – d’ailleurs pleine de féminité – au sexe : « Ainsi tout a passé des paupières de l’aube à l’épaule du soir », j’ai particulièrement goûté l’énumération des cépages de l’Hymne au vin. Cela me rappelle un livre que l’éditeur chez lequel je travaillais jadis avait publié : Collection ampélographique du Château Haut-Brion, dont le titre m’a longtemps accompagné en réminiscence de mots. Je trouve dans les énumérations une scansion rassurante de propriétaire. Quelle est, là, votre propre intrigue ?
AD – Le mot propriétaire résonne bizarrement car malheureusement je ne le suis d’aucun vignoble. J’aime le vin, on apprend d’ailleurs à le connaître. De ma vie, je n’ai jamais connu l’ivresse mais j’aime le vin non seulement pour ce qu’il apporte, le plaisir, mais aussi pour ce qu’il est. Le cheminement des choses pour aboutir à l’extrait est le même pour le vin. Je vais de temps en temps à Meursault pour le festival « De Bach à Bacchus » créé par un ami. Nous nous y promenons dans les vignes où règne une odeur particulière, même quand il n’y a pas de raisins : une odeur de mémoire. Dans un essai sur la poésie publié il y a quelques années, La poésie le ciel, j’essayais de donner une idée de ce rapport au temps. Le vin est la résultante d’une absorption tellurique ; il devient une oblation finale. Qui plus est, extraordinaire et terrifiante incertitude : une grande bouteille peut être bouchonnée !
Il y a là un plaisir qui tient du jeu. Recevant Françoise Sagan qui commentait un de ses choix musicaux, j’en vins à une question sur le jeu dont elle reconnut être une adepte. Je l’interrogeais sur la raison de cette étrangeté. Elle me répondit « pour perdre » et poursuivant : « un joueur veut aller toujours plus loin, pour se perdre. » Jouissance de la petite mort dont parle Bataille.
Rebelles(s) – Sexe et vin, toujours le désir.
AD – Le calice. Le sexe féminin.
Rebelle(s) – Vous remuez les mêmes émotions, convoquez la même manière d’exister. Il y a du précieux et du rabelaisien dans votre soif et vos révélations.
AD – « Précieux », je revendique. « Rabelaisien », c’est plus facile de le faire ; encore que je n’aime pas l’excès. Des lecteurs me disent « tu travailles avec tant de mots, c’est un peu précieux. » Oui, comme un orfèvre. Dans précieux, il y a prix ; j’accorde bien du prix aux mots.
Rebelles(s) – Vous évoquez Tiepolo et Watteau à plusieurs reprises. On trouve là plus de rocaille que de baroque. Est-ce à cet instant de ce poème que vous vient Rameau plutôt que Bach ou Haendel, ou bien vous sentez-vous plus un fils du XVIIIème siècle que celui du Grand qui l’a précédé ? Plus des « Lumières » que des ombres ?
AD – L’histoire est complexe. Il n’y a pas de permanence. Catherine, mon épouse, a fait sa thèse sur Esther et Athalie ; quant à moi j’incline plus vers le XVIIIème des libertés alors que le Grand Siècle est extrêmement cadré. Toutefois, on trouve pendant les Lumières le goût du mystère, qui rejoint les ombres.
Rebelle(s) – Dans Hymne au ciel, – mon préféré -, les allitérations : « Il a le vent la pluie pour partenaires la nuit le couche sur le sol / Seul et sali et ces si lasses danses / car vient l’heure de poser ses valises en un si long silence » J’y ai trouvé un écho du Ghésasim Luca de Héros-Limite.
AD – Il a été plus difficile à composer que les autres, a trouvé une édition magnifique chez l’éditeur Le renard pâle. J’ai dû lire le poème à la soirée de lancement. Difficile à appréhender… Tant de charges symboliques : la lumière et les ombres justement, l’image absolue de l’infini, le bleu et le nuage ; tant de stades de la vie : du « tu iras au ciel » entendu dans l’enfance aux changements permanents quand couché on le regarde. Le poème était une marqueterie à vingt-cinq versions, une pliure de langue.
Ce n’est pas seulement un jaillissement, c’est aussi une composition. Je refuse le terme de recueil qui est un entassement. Je compose un livre, un poème.
Rebelles(s) – Arrivez-vous à lire votre poésie à haute voix en public ? Est-ce une sorte de défi ?
AD – Je n’ai pas de problème avec la parole publique. Cependant, la première fois que cela m’est arrivé, ce fut difficile car c’était à Apostrophes. En 1978, un télégraphiste est venu chez moi à Bourg-la-Reine me porter un « petit bleu », un télégramme ; il l’avait lu ! « Vous allez passer à la télé. » Bernard Pivot m’y invitait pour son émission. La première fois à la télévision, pour une chose aussi intime que parler de soi et de poésie, en direct ! Il se trouvait qu’en mars 1978 avaient lieu des élections législatives. Pour son Apostrophes hebdomadaire, la consigne pour Bernard Pivot était donc : « pas de polémique, pas de politique ! » Il avait décidé de faire une émission spéciale « poésie ». Étaient présents Pierre Seghers, Luc Estang, Jean-Claude Renard et… le jeune poète de service. Comme mon livre Colorature était inspiré par le chant, ils m’ont mis un peu en boîte en me prêtant un faible pour les chanteuses d’opéra. J’ai donc dû lire un poème sur une chanteuse. J’étais emprunté de moi-même ; l’enregistrement que ma fille a retrouvé me montre terrorisé. J’ai lu jusqu’au bout et Bernard Pivot a clamé « Allez les Vers ! ». L’équipe de football de Saint-Etienne connaissait alors son heure de gloire…
À l’époque, j’enseignais. Le lendemain de l’émission, écoutée par toute la France à 9h00 du soir, une dame, Eliane Victor, m’a appelé. « Je prends la direction de Elle, vous connaissez ? » « Oui, ma mère lit ça. » « Je vous ai entendu parler de poésie, c’est très bien, mais aussi de musique. J’ai besoin de vous comme critique musical. » J’ai donc été engagé et j’y suis resté douze ans ! Une heure après cet appel, c’est Jean-François Kahn que je ne connaissais pas non plus qui s’est manifesté. Il cherchait aussi un critique musical pour Les Nouvelles littéraires. En un jour, j’ai été engagé dans la presse. Puis ce fut la télévision où j’ai d’abord interviewé Eve Ruggieri qui, n’ayant qu’une demi-heure à me consacrer, après deux heures m’a finalement embauché pour Antenne 2.
Rebelle(s) – Vous n’aviez pas prévu ce destin de musicologue.
AD – Pas du tout. J’adorais la musique mais ne pensais pas en faire un métier. Tout est parti du livre Colorature, même si auparavant j’avais publié des plaquettes de poésie. Aucun papier sur ma poésie avant Apostrophes, ensuite plein. J’étais « dans le champs. »
Rebelles(s) – Dans Hymne à la mort et un grand nombre d’autres poèmes, tant de hanches offertes au regard, de robes soulevées. J’avais envie de relever que vous êtes un grand amoureux.
AD – Oui. Oui… Cela a été le problème de ma première femme, ce que je peux comprendre. J’aime beaucoup les femmes. Il se trouve que j’ai découvert une femme avec laquelle je suis en totale adéquation intellectuelle et intime ; et qui me connait bien.
Rebelle(s) – Une question liée au processus de création, non du poème lui-même mais du livre : avez-vous une nette idée de l’ensemble que vous souhaitez faire advenir, ou bien écrivez-vous, puis arrangez les textes en un tout cohérent et signifiant ? Autrement dit, le livre préexiste-t-il aux poèmes qui le compose ou qu’il rassemble ?
AD – Pas du tout. J’écris des poèmes régulièrement, quelquefois je repère une thématique, un fil ou une forme mais je n’arrive pas à composer un livre tant que je n’ai pas son titre. Tous les poèmes ne sont pas publiés en livres, même si la plupart le sont en revues. La marqueterie se met en place avec certains d’entre eux. Le prochain livre va s’intituler Le bruit du vent qui passe. Le titre m’est venu de Debussy : « N’écoute les conseils de personne sinon le bruit du vent qui passe et nous raconte l’histoire du monde ». Ce sera donc l’épigraphe. Maintenant que j’ai le titre, je peux organiser.
En Anjou, j’ai une grande table de ferme. J’étale les feuilles, je regarde, je ressens, je trouve des échos, fais des insertions. L’image de la marqueterie est appropriée. Je me donne des règles, m’impose des formes. Peu à peu, cela s’élabore.
Rebelles(s) – C’est votre propre grammaire des formes.
AD – Oui, mais la grammaire est changée à chaque livre. A l’exception de la trilogie Une hache pour la mer gelée, où s’impose la forme carrée, compacte des poèmes qui lui est particulière. Le poème doit avoir quelque chose d’une force symphonique, même si elle est concentrée en musique de chambre. Il y a dans les trios et les quatuors de Beethoven autant que la force ressentie dans des symphonies d’autres compositeurs. De temps en temps, le puzzle est presque complet, mais il manque quelques pièces.
Rebelle(s) – Et ces pièces, vous les ajoutez.
AD – Je note sur des bristols. Certains textes que je pensais pouvoir faire rentrer dans le puzzle ne rentrent pas. Il faut du temps. Quand j’ai constitué les quatre cinquièmes du livre, il se passe un moment pour arriver au dernier cinquième. Mon éditeur Antoine Gallimard s’impatiente mais bien sûr, il n’attend pas les livres de poèmes pour faire tourner sa maison d’édition. Toutefois – ce qui est très important – il considère dans la filiation de son grand-père et de son père qu’une maison porteuse d’une exigence depuis un siècle doit laisser une trace. Or, pour lui, la poésie laisse des traces. « 95% des romans publiés disparaîtront. Mais la poésie… Quand même, Apollinaire, c’était chez nous, Saint-John Perse, c’était chez nous. »
Rebelles(s) – Dans les Sept commandements : pour chacun, j’ai lu. Dans Prenez, j’ai lu le ciel ; dans Lâchez, j’ai lu les parfums ; dans Exigez, j’ai lu la fin ; dans Jetez, j’ai lu la mémoire ; dans Chantez, j’ai lu les caresses ; dans Courez, j’ai lu l’eau ; enfin, dans Aimez, j’ai lu tout ce qui précédait, plus le silence. Pourquoi ces associations, si je ne me suis pas trompé ?
AD – Vous ne vous êtes pas trompé. Le premier poème qui fut écrit de cette série est Aimez. Tous s’y retrouvent comme vous l’avez noté. Mon père était un grand lecteur. Pour une fête de famille, il sorti un jour de son portefeuille un poème, sur une vieille feuille pliée en huit. Le poème en question se terminait par « …quoi qu’il vous arrive, quand vous aurez traversé le monde, que vous vous serez baigné dans l’eau, que vous aurez regardé la nuée, les orages, ce qui restera de plus important est ce que vous aurez aimé. » Ce fut le point de départ. La forme aura été la profération, ce qui s’y tisse et ce qui se faufile. Dans la forme livre, le premier poème écrit, Aimez, se retrouve à la fin car c’est une conclusion.
Rebelle(s) – C’est un mot approprié pour la fin de notre entretien. Auriez-vous quelque chose à ajouter à celui-ci ?
AD – Non, un entretien réussi est une conversation. C’en était une. Nous ne nous préoccupions pas de ce qui allait en sortir. Il faut que la conversation se libère de son prétexte pour entrer dans le texte de la vie qui fait la poésie. Si la poésie n’est pas le reflet de la vie, elle ne sert à rien. Ni le moulinet formel, ni le jus de crâne ne m’intéressent.
Rebelles(s) – Les personnes qui n’en lisent pas supposent que la poésie est le rêve. C’est tout le contraire. La poésie, c’est la réalité.
AD – La poésie n’est pas décorative. Pour le prochain numéro de Poésie Première, Gérard Mottet a comme thème lancé l’idée du « vécu ». J’y écris : « A côté de cette question du temps vécu, il y a plus essentiel, plus constitutif, le fait qu’il n’y a pas de réalité vécue en dehors du langage, c’est pourquoi le Je est toujours un autre. La réalité est dans le langage et c’est pourquoi la poésie est la réalité, laquelle n’est pas le réel. Le réel est du donné, phénoménologique, la réalité est ce qu’on fait de ce réel avec soi-même, ce qu’on y projette, ce qui nous est renvoyé et dont la langue est le support. »
Nous terminons notre conversation en échangeant sur d’autres souvenirs d’édition, l’épreuve d’être édité pour les nombreux apprentis poètes dont Alain Duault reçoit les textes, comme les difficultés d’être éditeur telles que vécues par son ami Antoine Gallimard, qui reçoit 700 manuscrits de poésie par semaine. Nous parlons de la continuité chez le poète, ses obsessions. Alain Duault ajoute : « Ce qui s’affine, c’est la technique ; mais l’univers, la force de langue, le poète les possède ou pas. »
Je suis très reconnaissant à Alain Duault de nous avoir fait confiance, de nous avoir fait entrevoir une partie de son univers. Nous aurons passé plus d’une heure et demie à cet exercice à la fois naturel et énigmatique de la découverte d’un être et de son domaine de création, exercice probablement facilité par notre pratique commune, celle de la poésie.
Encore Georges Perros, s’adressant au réalisateur à propos des interviews : « C’est courageux de votre part. Ça reste assez risqué, naturellement ; la vie d’un homme est imprenable. À moins que cet homme soit spectaculaire ou artiste ou virtuose ou très célèbre. Alors venir, comme ça, amicalement, chercher trouver la petite bête du cœur d’un homme et la petite bête de son existence c’est extrêmement difficile, mais enfin je pensais que ce serait plus difficile pour moi. Je n’ai pas eu du tout la sensation d’être trahi ou espionné parce qu’il s’est passé quelque chose de très bien, c’est à dire qu’on ne se connaissait pas. »