Les origines africaines du rastafarisme
Outre la prophétie de Garvey, dont je parlais dans mon précédent article, et sa concrétisation vue par Howell, le rastafarisme puise une part de ses origines dans le mouvement africain nyahbinghi qui prônait l’éviction de l’homme blanc d’Afrique. Un article de journal jamaïcain, en 1935, juste avant l’invasion de l’Abyssinie par les troupes de Mussolini, promeut un lien clair entre Hailé Sélassié, empereur d’Ethiopie, et les nyahbinghis. L’article fera grand bruit et aura une forte influence sur les premiers rastas.
Le terme nyahbinghi sera même utilisé pour décrire le système de percussions à trois tambours utilisés par les rastas depuis le début. La chanson populaire Rivers of Babylon, qui date de cette époque, a été plutôt bien revisitée dans cet esprit récemment par le groupe Wingless Angels :
L’espion des rastas à Babylone
Keith Richards, guitariste des Stones, connaissait et appréciait le reggae depuis quelques années quand il a décidé le groupe à aller enregister leur album Goat’s Head Soup, là-bas en 1973. Séduit par le pays, il a décidé d’y habiter. Petit à petit, il a fini par fréquenter les rastas, ce qui, à l’époque, était inconcevable pour un blanc en Jamaïque : “Ils ont fini par m’accepter. Plus tard, ils m’ont expliqué qu’en fait je n’étais pas blanc, j’étais déguisé en blanc, j’étais un peu leur espion à Babylone, leur espion face au pouvoir en place auquel ils ne reconnaissaient aucune légitimité. Eux n’allaient pas bosser pour Babylone. Ça, jamais ! D’une certaine façon, ils étaient plus libres que la plupart des gens que j’ai connu. Même si leur volonté de vivre en dehors du système était vouée à l’échec, c’était un échec plein de grandeur. Ce qui me plaisait, c’est qu’ils faisaient un tout. Il n’y avait pas de toi et moi, il y avait juste moi et moi, comme ça, la distinction entre qui tu es et qui je suis est abolie. Nous sommes un. C’est beau.”
Moi et moi (I and I) : formule fréquente dans les chansons rastas pour dire toi et moi
Babylone : civilisation symbole pour les rastas d’un pouvoir oppressif, esclavagiste et malveillant. Le terme est souvent utilisé dans les chansons pour parler de l’occident en général et de la CIA ou du gouvernement américain en particulier. La première tournée massive des Wailers en occident a donné un album live nommé Babylon By Bus.
Les Wailers deviennent des gloires locales
Or donc, Bob Marley s’était converti au rastafarisme en 1966 et sa carrière a pris un tour inattendu : de simple musicien doué, il s’est changé progressivement en prophète, à la fois du reggae et du rastafarime, dans le monde entier. Depuis des années, il formait avec Bunny Wailer et Peter Tosh le groupe The Wailers. Ceux-ci vont l’abandonner pour mener leurs propres carrières. Au sein du groupe vont arriver progressivement Aston Barrett à la basse, son frère Carlton Barrett à la batterie, Junior Marvin à la guitare et Tyrone Downie aux claviers. Ces quatre musiciens joueront avec Bob Marley pendant toute sa carrière. Puis les I Threes, (Rita Marley, Marcia Griffiths et Judy Mowatt) vont assurer les choeurs.
Plusieurs hymnes intemporels vont émaner du talent de ces musiciens :
On est en 1976 et Bob Marley & The Wailers ont déjà produit plusieurs albums essentiels de reggae et obtiennent un grand succès, succès qui n’est pas du goût de tout le monde.
La tentative d’assassinat et ses dessous
La Jamaïque est plongée, à l’époque, dans une guerre de gang et de partis politiques où l’évangélisation de Bob apparait comme un non alignement dérangeant. Le 3 décembre 1976, il est victime d’une tentative d’assassinat. En apparence, l’affaire ressemble à pas mal d’autres crimes de la guerre des gangs locale. A y regarder de plus près, elle prend une teinte nettement politique et internationale.
Lester Lloyd Coke (également surnommé Jim Brown) a été identifié comme un des assaillants. Il est le fondateur du gang Shower Posse, gang directement au service du Parti Travailliste de Jamaïque, le parti d’opposition au gouvernement d’alors. Ce gang est fourni en armes et en entrainement par la CIA qui voit d’un mauvais oeil le fait que l’île ait un gouvernement socialiste et qu’elle ait de bonnes relations diplomatiques avec Cuba.
“Pour la CIA, le radicalisme du message politique du reggae constituait un danger et c’est dans ce climat qu’est né, presque naturellement, l’idée d’attenter à la vie de Bob Marley”
(Philip Agee, ancien agent de la CIA)
L’Exode des Wailers
Évidemment, vu que l’affaire sent très fort le roussi, tant du point de vue de la politique locale qu’à un niveau international, la police jamaïcaine a très vite classé l’enquête dans la catégorie faits divers. Mais une chose est sûre : Bob a des ennemis puissants et décidés à se débarrasser de lui.
Sous cette pression, les Wailers vont se réfugier à Londres pendant deux ans. Ce qui aurait dû constituer un exil frustrant va devenir une expérience musicale hors du commun par laquelle Bob Marley & The Wailers vont devenir un groupe à la portée internationale.
Exodus pourrait être le générique de cette expérience. Mettant en parallèle l’exode d’Egypte des Hébreux dans la Bible et l’exode futur des rastas vers la Terre Promise, l’Afrique, sa construction musicale est sidérante pour l’époque : un thème de basse hypnotique et cyclique entraine le morceau tout du long. Il faut voir le bassiste des Wailers, Aston “Family” Barrett, jouer ce morceau sur scène : il y a la stature d’un patriarche biblique.
La prochaine fois : l’album Exodus dans le détail