Nous avons évoqué dans un précédent article un procédé littéraire que nous avons nommé le miroir invisible consistant à présenter au héros l’image de ce qu’il deviendra – image si terrible et si avilie que le héros ne peut la soupçonner de le concerner, aussi reste-t-elle signe muet.
Dans L’Assommoir de Zola, roman paru en 1877, la figure du père Bru incarne cet avertissement invisible que croise sans l’interpréter l’héroïne, Gervaise. Celle-ci n’aspire qu’à un idéal fort modeste : manger du pain, et « mourir dans mon lit, chez moi ». Mais elle finira ses jours dans la niche du père Bru, une soupente sous un escalier. Ce père Bru, misérable mendiant en quête perpétuelle d’un quignon de pain, elle ne cesse de le rencontrer aux différentes étapes de son destin. Quand Gervaise est encore la patronne d’une blanchisserie prospère, elle aime accueillir chez elle tous les pauvres qui viennent s’y réchauffer, en particulier cet ancien peintre de soixante-dix ans, le père Bru, tombé dans la mendicité depuis qu’il ne peut plus tenir un pinceau. C’est lui encore qu’elle invitera à son fameux festin de l’oie, parce qu’ils sont treize à table et que cela porte malheur. Mais c’est lui aussi qu’elle croise, des années plus tard, dans une tempête de neige, alors que la misère l’a contrainte à se prostituer. Les voici soudain face à face, lui l’ancien ouvrier devenu clochard après cinquante ans de travail, elle la reine des blanchisseuses de la Goutte-d’Or, grelottant dans ses souliers troués. Ils se regardent puis s’en vont chacun de son côté.
À la fin du roman on découvre Gervaise morte de faim dans la niche du père Bru, que celui-ci a laissée libre en mourant. Zola a construit son roman de façon à suggérer le parallélisme de ces deux destins, l’un anticipant l’autre comme un augure funeste, celui de l’ouvrier au corps usé par le travail, devenu déchet social, objet inutile, et celui de la blanchisseuse dont la tâche fut de laver les souillures des autres, ensevelie désormais dans les vomissures de l’alcoolisme, après avoir été exploitée sans vergogne par des amants abjects.
Nous donnerons un dernier exemple, variation encore différente autour de ce thème : le film Le Locataire de Roman Polanski. Ici le héros cette fois est conscient d’un avertissement possible, jusqu’à se persuader qu’il va reproduire le destin d’un autre.
C’est l’histoire d’un homme qui loue un appartement parisien qui lui plaît beaucoup, mais il apprend que l’ancienne locataire, Simone Choule, s’est suicidée en se défenestrant. Il va lui rendre visite à l’hôpital : elle n’est plus qu’un amas de bandages d’où émerge une bouche édentée qui pousse tout à coup un cri à vous glacer le sang… Bientôt le nouveau locataire va se mettre en tête que tous les voisins ont organisé un complot pour le forcer à devenir Simone Choule et le pousser à connaître la même fin violente…
Quelle portée morale ou philosophique donner à ce procédé ? Historiquement, on l’a vu, il remonte à la tragédie grecque dont on connaît la leçon : nous sommes les jouets des dieux, et ceux-ci nous envoient parfois des signaux dérisoires que nous ne savons pas lire. Nos propres paroles devraient nous trahir mais nous n’y prenons pas garde. Les mots à double entente pullulent dans Œdipe-Roi mais Œdipe, qui a pourtant déchiffré la devinette de la Sphinge, ne possède pas le don de double entente et ne s’entend pas parler. Par exemple quand il assure vouloir rechercher l’assassin de l’ancien roi Laïos comme s’il s’agissait de son propre père –ce qui est le cas.
Ainsi il peut arriver que nous rencontrions sur notre chemin une image anticipée de ce qui sera nous-même mais cette image est trop extravagante pour que notre amour-propre se sente concerné. Cette fragilité de l’identité sujette à tous les accidents n’est pas sans rappeler les vertiges de l’esthétique baroque, ses broderies sur les illusions et désillusions du moi.
On pense au Tartuffe, au fanatisme aveugle d’Orgon qui voit en l’imposteur Tartuffe un saint… et qui, une fois détrompé et lucide, devient fou de rage quand tous ses efforts sont impuissants à sortir sa mère de son engouement indéfectible pour l’escroc. Orgon soudain se retrouve face à ce qui fut lui-même.
On songe aussi au pauvre roi Lear : le fou du roi traite le roi de fou, pour avoir abandonné ses terres à des filles ingrates, il lui tend l’image-miroir de ce qu’il deviendra. Ainsi le roi devient fou quand il comprend son erreur ; les voilà bientôt tous deux errant dans la lande, « le sage et le fou », comme dit son bouffon, mais le sage n’est pas celui qu’on attendrait. Ici comme chez Œdipe, roi devenu parricide maudit aux yeux sanglants, le pouvoir est renversé en son contraire ; le roi Lear est devenu un gueux au front couronné de fleurs et d’orties tenant désormais le même langage extravagant que son fou au début de la pièce, qui fait dire à ceux qui l’écoutent : « Quelle raison dans cette folie ! ».
Mais si le héros est conscient qu’un signe lui est envoyé, que l’événement évoqué aura un rôle décisif dans son destin, alors nous ne sommes plus en présence d’un avertissement invisible et dérisoire des cieux, mais d’une simple prolepse, c’est-à-dire d’une anticipation, le plus souvent promesse de drame pour piquer la curiosité du lecteur.
Ainsi quand Anna Karénine qui vient d’apprendre qu’un homme avait été écrasé par le train, dit : « C’est un présage funeste », ces mots n’ont qu’une fonction d’anticipation tragique, stimulant la lecture. Le plus bel exemple de ce procédé est peut-être dans les premières pages du Grand Meaulnes, quand le narrateur évoque « celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos ».
Ce que nous avons nommé miroir invisible relève plus de la figure de l’ironie, d’une ironie du sort qui rabaisse l’homme à l’état de pantin manipulé par des dieux farceurs.
Ce miroir invisible, c’est surtout un artifice conçu par un auteur démiurge qui se plaît à imiter les ruses de divinités espiègles en parsemant le chemin de ses personnages d’indices édifiants : c’est un jeu de piste destiné avant tout au lecteur, selon des rôles bien répartis : héros aveugle, auteur omniscient, lecteur conscient. Si ce dernier sait trouver les messages cachés sous les pierres.