Édith Payeux : Marylène Patou-Mathis, vous êtes, entre autres, Directrice de recherches émérite au CNRS. Vous avez une formation de géologue au départ. Est-ce à force de sonder les couches terrestres que vous êtes devenue paléontologue et préhistorienne ?
Marylène Patou-Mathis (rires) : Je me suis passionnée pour les fossiles d’animaux disparus, ex. Pourquoi les coquillages marins en Seine et Marne, étaient-ils là en pleine terre ? Une question en amenant une autre, je me suis demandé d’où venaient les humains. Le hasard a voulu que l’on m’attribue pour ma thèse un site néanderthalien. Ce mal-aimé de notre histoire m’a beaucoup plu et j’ai cherché à comprendre ses comportements, d’abord en France, puis en Europe centrale et orientale. De même que les Néanderthaliens d’Occident ont migré jusqu’en Ukraine, en Russie, en passant par la Tchéquie, la Hongrie, je suis partie sans en avoir conscience à la recherche de mes racines ! Puisque j’ai un grand-père hongrois, une grand-mère slovaque, côté maternel et côté paternel, une origine andalouse : le mélange explosif Andalou-Magyar me donne sans doute un caractère fort ! Je ne suis pas dans la soumission ! (rires)
E.P. : Vous êtes féministe ?
M.P-M : Féministe sans le savoir ! Pour moi il n’y a pas de différence entre un homme et une femme. J’ai été contente de diriger des missions. Pourtant en géologie, il y avait peu de filles dans les années 70-80. Je n’ai jamais eu peur, je suis partie trois mois au Kalahari chez les San en 86. J’ai vécu jusqu’à 6 ans chez ma grand-mère, dans des conditions de pauvreté qu’on a peine à imaginer. Elle était ouvrière agricole, en Brie, je l’aidais, par exemple à cueillir les haricots ou ramasser des pommes de terre. Elle parlait le plus souvent polonais ; je n’en ai rien retenu ! C’est l’école de la République qui m’a tout appris ! J’ai ainsi pu poursuivre des études supérieures et soutenir une thèse de doctorat en 1984.
E.P. : Que vous a apporté votre travail ethnologique au Kalahari pour l’appréhension de la Préhistoire ?
M.P-M : La rencontre avec les San, qu’on appelle parfois avec mépris bushmen (hommes de la brousse), a forgé ma perception de l’humain qui n’est pas qu’une production de biens matériels et de savoir-faire, il construit des mythes, des contes, des cosmogonies, réalise des peintures et autres œuvres artistiques. Les Néanderthaliens et Néanderthaliennes étaient eux aussi des humains, différents de nous mais ni inférieurs ni supérieurs. Il n’y a pas eu une évolution progressive et linéaire de l’humanité.
E.P. Justement, avec L’Homme préhistorique est aussi une femme, éd. Allary, 2020, notamment, (cf l’article de Roselyne Segalen, in 50-50, 2020) vous nous avez appris, que l’évolution de l’humanité n’était pas linéaire, mais buissonnante. On serait passé de sociétés matrilinéaires, relativement égalitaires et non guerrières (pas de traces de guerres au Paléolithique) à des sociétés hiérarchisées, belliqueuses et patriarcales, avec au fil du temps remplacement des divinités féminines par des dieux masculins, mais ni partout ni en même temps. Pourtant le patriarcat s’est imposé aujourd’hui sur pratiquement toute la surface du globe. Pourquoi ?
M.P-M : Il existe encore des sociétés non patriarcales aujourd’hui, en Asie, en Afrique, chez les Amérindiens. En Occident le patriarcat est inscrit dans la loi avec la domination du père et l’infériorisation des femmes. Le code romain, sans doute inspiré par la division genrée des rôles en Grèce antique, est repris en grande partie dans le code Napoléon ! L’Occident est devenu assez rapidement patriarcal. L’archéologue Marija Gimbutas soutient l’hypothèse de l’existence de sociétés matrilinéaires qui auraient perduré des dizaines de millénaires avant d’être progressivement supplantées par l’arrivée, à partir de 3 000 ans avant notre ère, de tribus nomades venues des steppes d’Asie centrale. Ces cavaliers auraient imposé aux populations autochtones matrilinéaires un système patriarcal et guerrier. On sait aujourd’hui grâce à la génétique qu’ils n’ont pas fait que passer mais se sont mélangés à ces populations.
E.P. : Vous dites qu’avec le Néolithique, se constituent des stocks de nourriture, en particulier de céréales, suscitant convoitises et rivalités (Rousseau déjà dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes) puis razzias et conflits entre villages. Pourtant dans la Crète minoenne (-4300 jusqu’à sa chute autour de -1450 avant notre ère), riche, agricole, avec des princesses sur le trône de Cnossos, perdure une société matrilinéaire et égalitaire, fondée sur le partage des stocks et la responsabilité de chacun et de chacune. Pourquoi ?
M.P-M : C’est une île… Les systèmes sociaux diffèrent selon les sociétés et se modifient au fil du temps. En termes d’évolution, il n’y a ni alpha ni oméga. Le monde est complexe, il n’est pas binaire, matrilinéarité/patriarcat.
E.P. : Oui, dans l’Égypte ancienne, les femmes occupent des postes élevés : pharaonnes, prêtresses, scribes, capitaines de vaisseaux etc., et pourtant le pays pratique la guerre contre les peuples voisins. Les Amazones elles aussi se sont armées et ont combattu les Indo-européens, les Achéens.
M.P-M : On a retrouvé en Crimée et en Ukraine des sépultures de femmes scythes enterrées avec des armes.
E .P : Est-ce à dire que les Scythes étaient ces Amazones du second millénaire avant notre ère ?
M.P-M : Des archéologues ont en effet rapproché les Scythes des célèbres Amazones décrites par Hérodote, mais faute de preuves tangibles il faut rester prudent. Comme en atteste l’histoire de l’archéologie : beaucoup d’interprétations sont des projections de notre propre société avec ses valeurs. Par exemple, on a longtemps affirmé qu’un squelette avec armes était forcément un homme et un squelette avec bijoux, forcément une femme. Or on sait aujourd’hui que les femmes ont pratiqué la chasse et parfois le combat et que les hommes ont porté des bijoux.
E.P. : Vous êtes universaliste. Il n’y a pas plus de nature féminine que de nature masculine. Comment expliquez-vous alors que les sociétés matrilinéaires soient plus égalitaires, tandis que les sociétés patriarcales, hiérarchisent les genres, les êtres, exploitent, asservissent ?
M.P-M : La sédentarisation puis la domestication des plantes et des animaux ont installé progressivement un nouveau système économique : la production. Il s’est accompagné d’un changement des structures sociales, avec entre autres l’apparition des élites et des castes, et d’un fort accroissement démographique. C’est probablement à la fin de cette période que la division sexuée des activités s’est imposée avec des hommes qui s’arment pour protéger les villages et les biens et des femmes de plus en plus cantonnées aux tâches liées aux enfants, qu’elles ont en plus grand nombre, et à la transformation des produits agricoles. Afin d’assurer la transmission de leurs biens (inexistants au Paléolithique) à leur descendance, les hommes vont mettre les femmes sous « tutelle », les cantonner à l’espace domestique. La détention de pouvoirs engendre la domination et les conflits.