Voici La Paz, capitale la plus haute du monde. Étrange manière d’aborder une ville dont l’on ne pressent rien, tant les banlieues ne ressemblent à aucune autre.
Sur la route, je devrais dire la piste, des groupes d’Indiens, des troupeaux de mules lourdement chargées et d’ânes accompagnés de jeunes enfants, de petites cabanes en bois éclairées d’une lampe trop pâle, se côtoient dans le désordre au bord des fondrières parfois profondes comme des tranchées.
Notre car fait des méandres pour éviter les trous et les amoncellements d’ordures. L’eau des gouttières sillonne le sol comme des marigots stagnants. Les faubourgs s’étirent sur des kilomètres et les enfants jouent au milieu du sordide et de la confusion extrême.
Partout un bruit infernal de voitures, de bus et de camions qui vont, viennent à grands coups de klaxons et se croisent dans tous les sens. Un instant, je songe à nos lignes droites tirées au cordeau aux abords des capitales européennes… Quel décalage et quelle misère !
C’est ainsi que l’Alto, la partie haute, se présente à nos yeux. Quartier essentiellement réservé aux paysans en recherche de travail à la ville et aux « cholas » ». Étrange mélange d’une population qui n’a point l’accès aux zones plus tempérées de la ville. Les logements, posés de manière anarchique, y sont tous insalubres. Étonnant spectacle, serrement de cœur.
Au loin, l’Illimani domine à la fois la cité et la Cordillère Royale du haut de ses 6800 m. Et soudain, alors que les yeux interrogent la nuit pour y découvrir la ville, un virage nous offre l’éblouissement. À profondeur de regard, blottie entre ses collines, La Paz repose au fond de l’immense ravin. Des lumières grimpent et s’accrochent un peu partout, dans la vallée et sur les pentes qui entourent la cité. Cadeau imprévisible, somptueux, que cette vision à trois mille huit cents mètres !
Petit à petit, les ornières s’ordonnent, le bitume fait son apparition et c’est sur une route large que nous descendons jusqu’au cœur de la ville, c’est-à-dire vers le domaine des classes dites supérieures : c’est ici le règne des ingénieurs, des fonctionnaires, des industriels et des professions libérales. Nous doublons quelques villas superbes dont les enceintes sont défendues par des tessons de bouteilles… protection oblige, puisque les Indiens travaillant ici « au service des grands » sont par définition ceux dont il faut se méfier.
Il y aurait là un temps bien long à prendre pour comprendre cette sociologie qui ordonne et classe selon les altitudes, les riches et les pauvres, les clairs de peau et les métis. Mais le présent n’est pas aux idées. Notre car ne prend le temps de rien, dépassé qu’il est par le soleil qui ici se couche très tôt ! Il n’est pas dix-neuf heures il fait nuit noire… et ces réflexions sont à peine effleurées que La Paz s’entrouvre pour nous laisser passage – s’entrouvre est bien le mot, au milieu d’un nouveau concert de bus, de camions et de voitures. Qui a vu les Champs-Élysées ou la Concorde un jour de grève n’a rien vu ! Ici, l’attente des bus « collectivos » se prolonge des heures et sur plus de cinq cents mètres. Et souvent, lorsque l’un d’entre eux arrive à la station sans même s’arrêter totalement, il est déjà super complet. Il faut monter au vol, descendre de même. Les voyageurs sont compressés et ceux qui ont la chance d’avoir une place assise ont souvent une ou deux personnes sur leurs genoux. Il reste, pour les urgences et les pressés, à s’accrocher au marchepied et traverser ainsi une ville où chaque tour de roue présente un nouveau risque.
Tout ici semble démesuré, désordonné par un architecte qui n’a pas dû prendre le temps de réfléchir avant de poser les pierres.
Bien que la « ville du bas » corresponde à celle des privilégiés, le mélange des populations est évident. Il faut bien que les marchés soient approvisionnés pour satisfaire à l’exigence des nantis. Là encore, le pauvre est au service du riche. Et notre car, après avoir traversé la place Murillo, témoin de tous les coups d’État et de chaque révolution, nous mène – quel contraste ! – au pied du Sheraton-hôtel qui sera durant deux jours notre pied-à-terre bolivien.
*
Dès que l’on parle, à propos du Pérou, du petit train des Andes, tous les regards clignotent et tous les cœurs s’émeuvent. C’est vrai que ce n’est pas rien, le train des Andes… Après avoir déserté le lac le plus haut du monde, les montagnes seront somptueuses, dix heures durant, et les gares colorées, à la Sergio Leone. Les arrêts en pleine nature décident parfois d’un changement de voie imprévisible et les caravanes se précipitent, de l’enfant qui, une fleur à la main, vient vendre son seul trésor et de la femme à la corbeille d’oranges, qui sollicite quelques pesos. Se mêlent au loin des troupeaux de lamas sauvages ! Même si l’on croit rêver, ce ne sont plus des images d’Épinal, ce sont celles bien réelles du Pérou en plein Altiplano. Les mares encore gelées disent le grand froid de la nuit tandis que les flamboyants et les sylvestres annoncent le grand soleil du jour. La Voie Royale que prend notre train, parallèle au chemin de l’Inca, nous mène vers le Machu Picchu.
Et c’est l’éblouissement. L’éblouissement et le choc. Révélation extraordinaire, en plein midi, entre ciel et terre, dans cette cité ouverte sur la Porte du soleil. Splendeur du site et mystère de sa présence.
Capitale religieuse au lieu de culte offert au soleil ? Dernier refuge des vierges ou dernière capitale inca ? Mystère dès la découverte en 1911, alors que l’endroit depuis des siècles était recherché. Mystère encore en l’an 87 et en l’an 2000 sans doute, et c’est tant mieux !
Durant des heures, nos cheminons entre prisons des femmes et forteresses, quartier des artisans et autels des sacrifices, portes et fenêtres ouvertes sur la végétation qui, tellement dense, protégeait au début du siècle la cité interdite de tout regard venu de la vallée.
Tant de beauté a raison de s’expliquer par la seule beauté. Le reste… ce sera pour des années encore, la seule imagination du voyageur qui se contentera de scruter les tombes impériales et d’interroger les astres, auprès de l’autel du soleil !
*
Je regarde, nous regardons, au regard du cœur, le souvenir de cet homme secrètement abrité au fond de trois cours successives aussi délabrées les unes que les autres, cet homme qui, un soir, a fabriqué pour nous cette mandoline en marqueterie souhaitée comme cadeau pour une amie très chère. Et puis le souvenir de l’enfant à la jacinthe ! Il ne disait rien et nous regardait au bord du train, en rase montagne et, silencieux, nous offrait sa fleur pour un bonbon convoité ou un stylo bic introuvable. Et le souvenir de l’homme, mourant à Cuzco, sur les marches de la Cathédrale, comme l’on meurt en Inde dans les rues de Bombay. Et le souvenir de La Paz en manifestation silencieuse, prête sans doute à la moindre flamme, à prendre feu… ô mystère de la naissance d’une révolution ! Et le souvenir du grand monastère d’Arequipa où venaient jadis se consacrer à Dieu, sans vocation aucune, les riches aînés des familles espagnoles qui ont donné à chaque rue du couvent, les noms des grandes cités historiques : Cordoue, Séville, Grenade… Étranges lieux de prières où les Supérieures gravissaient l’échelon suprême à force d’ancienneté et de dot somptueuse.
Enfin, le souvenir de ces dix heures de piste entre trois et cinq mille mètres, en pleine nuit, donc en plein froid et en plein gel, sous une voie lactée comme sans doute nous n’en rencontrerons jamais plus. Le vieux taxi défoncé nous menait, épuisés certes, mais sans le savoir, vers le plus pur matin du monde, pour un lever de soleil comme l’on en trouve seulement dans les déserts ou en altitude.