« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux – Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée. »
Au cœur de l’enfer, en une saison unique, Rimbaud injuria la Beauté majuscule.
Il sut d’abord la reconnaître et en fit l’amante bafouée d’un bal démoniaque, le cratère amoureux où se forgea une nouvelle vision du monde.
Nous avons, depuis, changé plusieurs fois de monde, qui ne semble pas rassasié de l’enfer. Et nous arpentons des cratères de plus en plus désertés par l’amour.
Mais, qu’avons-nous fait de la Beauté?
Nous ne l’aimons pas. Nous l’ignorons, chaque jour un peu plus. Elle est de moins en moins assise sur nos genoux et nous ne savons plus la voir.
La laideur, elle, est contagieuse.
Nos espaces de vie sont de plus en plus laids. Le monde des ronds points et des zones commerciales, le mobilier urbain, nombre de bâtiments, de parcs à thème,
les lotissements. Tous atteignent une sorte de perfection et de banalité du laid.
Au cinéma, la laideur de la plupart des blockbusters à effets spéciaux est confondante: amas de ciels torturés, de couleurs criardes, censées être gothiques. Le style Fantasy fait des ravages et Barbie un malheur !
Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs modifient souvent les couleurs. Ainsi saturées, leurs photos, qui pourraient être intéressantes, deviennent des bonbons indigestes.
Les Beaux Arts? Le beau y a-t-il encore droit de citer? Quand il n’est pas moqué, il est soupçonné de n’intéresser que des ringards incultes qui négligent la révolution pertinente des pissotières et du poisson congelé. Résultat? Le beau ne fait plus du tout partie (même mineure) des critères. Citez-moi donc, en étant sincères, le nombre d’expositions d’art contemporain où vous avez été émus, non par la taille, la texture, l’intelligence, la pertinence, la force mais par la simple beauté d’une œuvre?
À la dernière biennale d’art contemporain de Lyon, le thème principal était la fragilité. Nous avons eu droit à de multiples œuvres intéressantes sur la précarité, la ruine, les déchets, les vestiges, les mémoires oubliées, photos jaunies, peuples indigènes effacés, guerres diverses. Le problème n’est pas de savoir si cela était intéressant ou bien vu. Non, ce qui m’a stupéfié, c’est que pas un seul de tous les artistes internationaux, jeunes pour la plupart (une centaine!) n’a chanté, loué, magnifié la fragilité pour y trouver un soupçon de beauté. Celle du papillon éphémère, du coquelicot, de la cigale septendécime qui éclot une fois tous les 17 ans. La beauté des bulles de savon. Non, personne. Tout n’a été que désolation, post ou pré apocalyptique, grisaille ou noirceur.
Pas un artiste pour voir le point blanc du Yang dans l’océan du Yin?
La beauté ne serait donc même plus perceptible par l’artiste?
Et quand l’art est noir, la poésie devient blanche.
Comme si «Un jour, nous avions invité la laideur à notre table-Et nous l’avions trouvée belle. Et nous l’avions fêtée.»
La beauté mange à la cuisine, dans les dépendances.
Il en est de même pour les êtres humains.
Grande et souple jeune fille, elle devient joueuse de basket ; brillante, chercheuse ou ingénieure.
Trapu, fort, il devient déménageur ou rugbyman ; drôle, la scène lui tend les bras.
Tout le monde trouve cela assez logique. Pourquoi leur en voudrait-on? Ils n’ont fait qu’exploiter au mieux ce dont ils ont hérité, par les heureux hasards de la génétique et de l’hérédité.
Si, par contre, elle est belle et devient top model, les choses se compliquent. Les commentaires fusent: «Elle a couché! Pour qui se prend-elle?». Elle est (forcément) stupide.
Pourtant, qu’a-t-elle fait de plus que les personnes précédemment citées? Elle a juste exploité les avantages naturels dont elle dispose. Mais cet avantage, la beauté, a le don de déclencher les grands ressorts du malheur humain: la jalousie et la haine.
Bien sûr, la beauté, est subjective et différente pour chacun, mais croyez-moi, la laideur ne fait pas dans ces nuances. Au contraire, elle uniformise, elle mondialise.
La laideur, on l’a déjà dit, est contagieuse. La beauté l’est également . Pourquoi, dans ce cas, cessons-nous de plus en plus de la «produire»? On nous enjoint de fuir la belle image, la musique mélodieuse, le beau poème. Mièvrerie que tout cela. «Esthétisant» est devenu un adjectif péjoratif, par exemple. Cela signifie que l’artiste cherche à produire du beau, mais qu’il ne devrait pas. Aimer le beau, c’est être rétrograde !
Et comment donc encore la percevoir?
Le plus simple, le lieu premier de toute beauté est la nature. Mais, d’une part nous la détruisons à vitesse vertigineuse, d’autre part nous avons cessé de la regarder, de la confronter. Pour plusieurs raisons.
D’abord nous ne l’habitons plus. Ensuite, (téléphones, objets connectés divers), nous ne sommes jamais plus à 100% dans la présence, ni de l’autre, ni de la nature. Confrontées à elle, d’ailleurs, les nouvelles générations font écran. Un superbe coucher de soleil? Le grand Canyon? La mer déchaînée? Au premier plan il y a désormais eux sur le sacro-saint selfie. Moi, moi, moi entre le monde et moi.
Or, comme l’écrivait Simone Weil, la philosophe, «Toutes les fois que l’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi.». Et surtout, l’on s’oublie, car la beauté nous ouvre au monde et aux autres. Elle écrit encore : « Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est peut-être un crime d’ingratitude si grand qu’il mérite le châtiment du malheur. » Quelle sensibilité prémonitoire !
Constat classique: quand les choses vont disparaître nous les trouvons belles. Lisez la description des baleines au 19° siècle: monstres hideux, menaçants, terribles. Nous nous extasions maintenant devant leurs plus rares ballets.
À l’opposé, qui aujourd’hui regarde les vaches, par exemple, qui s’en soucie? Qui remarque que la grande majorité d’entre elles n’a plus de cornes. Qui s’en émeut? C’est l’époque des chats sans griffes, des serpents sans venin.
Vienne le temps des éléphants sans trompe. Nous sommes mûrs! Si bien sûr il reste des éléphants.
Poètes, musiciens, danseurs, écrivains, cuisiniers, ouvriers, qui que vous soyez. Regardez la beauté, ouvrez les yeux, n’ayez pas peur des choses belles. Soyez contagieux à votre tour!
« Ah! Que le temps vienne où les cœurs s’éprennent. »