Après avoir écrit l’article Biodynamie, le vin de la discorde, je suis allé faire un petit tour sur le compte X de Rebelle(s), et j’y ai découvert un torrent (enfin, un ruisseau plutôt) d’insultes et d’invectives diverses mais pas très variées. L’un des commentaires a cependant attiré mon attention : après avoir jugé de ma « pauvre argumentation », un Xos (utilisateur de X) ajoutait « surpris que vous ne soyez pas pro Russes ». C’est sûr que pour le coup, à Rebelle(s) on n’est pas pro Russe (en tous cas pas pro Vladimir et consorts, même si certains aiment bien Dostoïevski), et moi le premier. Mais ce que ce commentaire m’a fait réaliser, c’est que pour les « pourfendeurs de dérives sectaires », c’est-à-dire les militants de l’anti-sectarisme, dès qu’on a un point de vue un peu différent de leur idéologie, on est forcément pro Russe, « complotiste », pro Trump, antivax, d’extrême droite ou d’extrême gauche, on veut renverser le gouvernement, j’en passe et des meilleures.
Des témoins de Jéhovah, de Poutine et du jus de carotte
Donc j’ai décidé, chers pourfendeurs, de tenter de vous parler. Tout d’abord, je ne suis ni pro Trump, ni antivax. Je me suis même fait vacciné à trois doses contre le Covid, ce qui fait de moi un collabo chez les plus puristes des antivaxs. Je ne vote ni Mélenchon, ni Marine le Pen, ni d’ailleurs Zemmour que j’exècre. En ce qui concerne la Russie, il vous suffit de lire mes articles pour vous convaincre de mon point de vue. Ceci dit, en fait, vous semblez ne pas réaliser que Poutine et les propagandistes du Kremlin sont vos alliés objectifs. En effet, la moitié de leur propagande est fondée sur le fait que l’Ukraine serait contrôlée par des sectes occidentales. D’ailleurs la MIVILUDES ne s’est pas gênée par le passé pour s’afficher avec eux (voir ici). Et la Russie est quand même le seul pays où on jette en prison les témoins de Jéhovah, les scientologues et tout un tas d’autres « sectes » juste parce qu’ils en sont…
Bon, j’ai quand même des défauts : j’adore le jus de citron et le jus de carotte. Mais je ne traite pas un cancer (d’ailleurs maintenant que j’y pense, c’est peut-être parce que je bois un max de jus de citron que je n’ai pas le cancer… Non, non, ne vous énervez pas encore, je plaisante). Mais surtout j’ai tendance à penser que beaucoup de compagnies pharmaceutiques ont commis bien plus de délits et de crimes que les « gourous 2.0 » que vous dénoncez, ne serait-ce qu’en se fondant sur le nombre et la gravité des condamnations. Mais nous sommes d’accord, le crime de l’un n’excuse pas le délit de l’autre. Encore faut-il qu’il y ait délit. Et ce qui me gêne dans votre croisade, comme dans beaucoup d’autres croisades d’ailleurs, c’est que vous vous érigez en juges, et décidez avant même la justice qu’un tel est coupable parce qu’il pousse à la consommation de jus de carotte, tel autre parce qu’il dit à ses adeptes de croire en des vérités ésotériques, ou untel parce qu’il a choisi un mode de vie contraignant, à la manière d’un moine ayant fait vœu d’obéissance absolue. C’est caricatural certes, mais tellement vrai.
Quid de l’emprise sectaire ?
Parlons de l’emprise. Je ne dis même pas que l’emprise n’existe pas. Bien au contraire. En fait je vois des situations d’emprise régulièrement (appelez ça « sujétion psychologique », c’est égal). Dans des couples que l’on pourrait qualifier de toxiques ; dans des relations de travail où un employé est sous l’emprise de son employeur, voire d’un autre employé ; dans des relations « amicales » ou l’un écrase l’autre. Dans des relations « médecins / patients », et que le médecin soit allopathe, homéopathe ou naturopathe importe peu. Même l’emprise exercée sur nous par les médias est souvent palpable. Le problème, c’est qu’on ne peut criminaliser cette emprise. Son appréhension est par trop subjective, et il est bien trop facile de nier le libre arbitre de chacun quand ça nous arrange. Pour moi, vous, pourfendeurs de dérives sectaires, vous êtes sous l’emprise de vos maitres à penser. Pour vous c’est l’inverse. Mais rendez-vous compte que si cette emprise est criminalisée, le jour où ce sera moi qui aurai le pouvoir, vous pourriez être les premiers visés (et vice-versa, bien-sûr).
De plus, cette notion est bien trop souvent utilisée pour se dédouaner de choix passés qu’on regrette et qu’on ne veut pas assumer. J’étais adepte de tel mouvement, mais aujourd’hui je regrette et je dois me justifier, alors j’invoque la manipulation mentale. A l’extrême ça donne des situations ou des criminels se voient absoudre de leurs crimes parce qu’ils étaient « sous emprise ». Vous pensez que je fabule ? C’est pourtant déjà arrivé, par exemple dans le procès de Gabriel Loison, condamné pour viol et abus de faiblesse, où sa compagne qui avait été complice de toutes ses exactions (reconnues comme telles par la justice) s’en est tirée et a été acquittée en avançant avoir été « sous emprise sectaire ». Pratique non ?
Alors oui, je me réjouis quand un criminel violeur est condamné, que vous l’appeliez gourou ou pas m’étant tout à fait égal. Je me réjouis quand des gens qui volent, trichent et escroquent sont condamnés, qu’ils soient membres de « sectes » ou pas. Et je ne suis décidément pas « pro-sectes », puisque c’est sémantiquement quasi-impossible : en effet, la secte, c’est de toutes façons le groupe qu’on n’aime pas.
La négation de la dignité humaine
L’autre versant du problème, c’est la négation du libre arbitre. Lorsque vous parlez des « victimes » de « sectes », vous en arrivez à considérer que même ceux qui assurent être dans leur « secte » de manière libre et éclairée, ne pas être des victimes du tout, et qui réclament qu’on les laisse croire ou pratiquer en paix, ne peuvent pas dire la vérité. Deux solutions pour vous : soit ils sont des bourreaux, soit des victimes qui s’ignorent. C’est dramatique comme vision de la vie. Parce qu’en fait, en décidant qu’une personne est « victime » à sa place, vous niez son libre arbitre et lui en refusez l’usage. C’est une atteinte à la dignité humaine, ne vous en déplaise, car le libre arbitre est une composante essentielle de cette dignité. Et ne me dites pas que ces gens ne sont plus capables de libre arbitre parce qu’ils sont sous emprise ! D’abord parce que vous n’êtes pas investis d’une mission divine qui vous donne la science infuse quant aux motivations de votre prochain, mais surtout parce qu’on pourrait vous retourner le compliment. Quid de votre libre arbitre, vous qui êtes endoctrinés à l’antisectarisme ? Eh bien, je vous l’accorde, vous tiens pour responsables de vos actes, et je considère que vous avez choisi votre idéologie.
En fait, cette vision des choses est la source de tous les problèmes liés à la liberté de religion ou de conviction. Les inquisiteurs de tout poil fonctionnent sur ce principe. L’inquisiteur musulman considère que celui qui veut se faire chrétien est manipulé pour rejoindre une « fausse » croyance. L’inquisiteur catholique (heureusement je pense qu’il en reste peu, mais allez savoir), pense que celui qui quitte le giron de l’Église a été manipulé par des forces obscures et doit être ramené dans la voie du Christ malgré lui, par les flammes si nécessaire (bon ça on ne le voit plus trop, j’en conviens). L’inquisiteur du Parti communiste chinois sait que tout croyant s’est fait berner et laver le cerveau par la superstition religieuse et le ramènera malgré lui, pour son bien, dans le giron du marxisme / maoïsme / Xi Jinpingisme.
Si vous connaissiez un petit peu les gens, que vous vous intéressiez sincèrement à eux, sans toujours les juger par le petit bout de la lorgnette, vous vous rendriez compte que la plupart de ceux que vous classez dans les catégories « bourreaux » et « victimes », sont des gens sincères, qui aspirent à vivre selon les principes auxquels ils croient, qui suivent les préceptes, ou les régimes, ou les rituels qu’ils choisissent de manière tout à fait libre, et qu’ils ne font rien de répréhensible. D’autres personnes sortent de leurs mouvements ou pratiques en étant amères, déçues, ou carrément fâchées, parfois avec des raisons légitimes. Ça ne change rien au fait que quand ils étaient dans leurs mouvements, pratiques ou autres, ils l’étaient par choix. Influencé ? Certainement, comme vous et moi. Pour certains, on a réellement commis un ou des délits à leur encontre. Dans ce cas point besoin d’invoquer la manipulation mentale ou la sujétion psychologique. Encore une fois, c’est trop facile. C’est quand il n’y a pas eu de délit qu’on en a besoin.
Liberté, égalité, fraternité, sectes
En fait, la conclusion de ce message, cher pourfendeur de dérives sectaires, c’est que le monde n’est pas binaire. Ce n’est pas parce qu’on critique les dérives de la politique antisectes française qu’on soutient toutes les dérives sectaires, qu’on aime les criminels, qu’on se fourvoie dans toutes les théories alarmistes de complot mondial, qu’on glorifie Vladimir Poutine, qu’on félicite Trump pour nous débarrasser des pédophiles satanistes qui se cachent dans les caves de l’Élysée, ou qu’on croit que la terre est plate. Non, on peut aussi, tout simplement, avoir de bons arguments qui mériteraient d’être écoutés et compris.
Et surtout, on peut aussi croire en la devise de la République, et en ses trois piliers, liberté, égalité et fraternité, et chercher à les incarner au mieux, et à les défendre pour ce qu’ils sont. Et moi, je pense que si on les applique au sujet qui nous intéresse ici, la liberté consiste à laisser les gens libres de croire et pratiquer ce qu’ils veulent, sans jeter l’anathème sur des pratiques sans même vraiment les connaitre. L’égalité consiste à ne pas faire de lois qui traiteront différemment les « sectaires » des autres (n’oublions pas que le « sectaire » d’aujourd’hui sera peut-être le dominant de demain, et vice-versa), et la fraternité, souvent vœu pieux, consisterait à essayer de comprendre ceux qui pensent différemment, et accepter qu’ils puissent, eux aussi avoir le libre arbitre et la dignité qui leur sont inhérents.