C’est maintenant que la Commission des lois de l’Assemblée nationale est en train de discuter du nouveau projet de loi « visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires ». Au menu, le fameux article 1, que le Sénat a fait disparaitre du texte le 19 décembre, estimant que l’article n’apportait rien de positif à l’arsenal juridique existant, et qu’il était même dangereux.
Pourquoi ? Parce que cet article 1, qui créait un délit de « placement ou maintien en état de sujétion psychologique », aurait, d’après la rapporteure au Sénat Lauriane Josende, pu être appliqué à n’importe qui, n’importe quand : « Qu’est-ce qu’un état de sujétion ? Doit-il être réprimé de façon autonome ? L’autorité parentale, selon la manière dont elle est exercée, ne conduit-elle pas à une forme de sujétion ? », dit-elle dans le webzine Made in Perpignan.
La rapporteure à l’Assemblée veut ignorer le Sénat
Mais aujourd’hui, la rapporteure à la Commission des lois de l’Assemblée nationale, la député du Nord Brigitte Liso, sait déjà qu’elle ne veut pas tenir compte de l’avis du Sénat. Pas besoin pour elle de se pencher sur le texte, le lendemain de sa nomination elle savait déjà qu’elle allait remettre l’article 1 dans le projet de loi, en disant dans l’Express que « les sénateurs ne se sont pas contentés de modifier le projet de loi, ils l’ont réduit et dévitalisé ». Les sénateurs n’ont qu’à bien se tenir, l’Assemblée parle, eux sont des inférieurs.
Quoi qu’il en soit, si la Sénatrice Lauriane Josende avait noté qu’on allait pouvoir trouver des cas d’emprise mentale « dans le cadre familial, parental, religieux » et que « créer une infraction sur la simple interprétation de l’emprise mentale, c’est ouvrir une boîte de Pandore qui est liberticide », il y a une catégorie de concitoyens qui non pas encore été identifiés comme ayant du souci à se faire. Qui ? Les homosexuels. On développe :
Braibanti, un gay condamné pour manipulation mentale de ses amants
Un article du code pénal qui sanctionne directement « la mise sous sujétion psychologique », ça a déjà existé, mais pas chez nous. C’était dans l’Italie de Mussolini, l’article 603 du Code pénal italien, que l’on appelait l’article de la loi « plagio » (plagio est un terme italien qui signifie, dans ce cadre, « manipulation mentale »). L’article 603 punissait le fait « de soumettre une personne à son propre pouvoir, afin de la réduire à un état de sujétion » avec une peine d’emprisonnement de cinq à quinze ans.
Le cas le plus célèbre de condamnation sur la base du « plagio » est celui d’un philosophe homosexuel, Aldo Braibanti, à qui l’on reprochait d’avoir accueilli chez lui deux jeunes hommes qui lui servaient de secrétaires, et de les avoir placés en état de sujétion psychologique dans le but d’en faire ses amants.
En 1968, Braibanti a été reconnu coupable selon l’article 603 du codé pénal (plagio) par la Cour d’assises de Rome et il a pris à 9 ans de prison. Le pauvre homme a fait appel, et la condamnation fut confirmée par la Cour suprême qui jugea que la sujétion psychologique exercée par le philosophe était une « situation dans laquelle le psychisme de la personne contrainte était vidé. Cela a été possible même sans recourir à la violence physique ou à l’administration de médicaments pathogènes, grâce à l’effet combiné de divers moyens, dont chacun aurait pu ne pas être efficace, mais qui le sont devenus lorsqu’ils sont combinés ensemble ».
Un homo électrochoqué pour le sortir de l’emprise
L’histoire est en fait sordide. En 1964, un amant de Braibanti, Giovanni Sanfratello, se fait kidnapper par sa famille (une famille très fasciste) qui le fait interner à cause de ses activités homosexuelles. On lui inflige des électrochocs et des chocs insuliniques dans le cadre d’une « thérapie de conversion » psychiatrique, et il ne ressort qu’après 15 mois. La famille a alors porté plainte contre Braibanti sur la base du « plagio ». Mais au procès, Giovanni Sanfratello continue à dire qu’il n’a pas été contraint par Braibanti (nom de dieu ! mais combien d’électrochocs faut-il donc pour ramener quelqu’un à la raison ?). Il faut donc trouver une parade et prouver que le pauvre Giovanni ne se rend pas compte qu’il était sous « sujétion psychologique ».
C’est sur le témoignage d’un autre homme, Piercarlo Toscani, qui aurait eu voyagé avec Braibanti que l’accusation se concentra. Toscani avait déclaré : « Braibanti avait essayé de s’introduire dans mon esprit avec ses idées politiques, c’est-à-dire le communiste au nom d’une liberté supérieure et de l’athéisme (…) il a commencé à m’empêcher d’avoir des lectures de loisirs, qui m’étaient usuelles (…) ces empêchements ne reposaient pas sur une tyrannie extérieure mais sur une tyrannie intérieure, intellectuelle, qui est en réalité bien plus forte que la première ».
C’en était fait de Braibanti : Sanfratello fut considéré comme une victime sous emprise incapable de se rendre compte de ce qui est bien pour elle. En appel, Braibanti vit sa peine réduite à quatre ans de prison, et finalement il n’en fera que deux, libéré prématurément eu égard à son passé de résistant. Lui, déclara : « Ce procès, auquel je me sentais moralement étranger, m’a coûté deux années supplémentaires de prison, qui n’ont cependant pas servi à obtenir ce que les accusateurs voulaient, c’est-à-dire détruire complètement la présence d’un homme de la Résistance, et libre penseur, mais tellement déconnecté du monde social qu’il était l’idiot utile propice à une répression emblématique ». Emblématique en effet, puisque les plus grands intellectuels italiens de l’époque prirent sa défense, de Umberto Eco à Pier Paolo Pasolini en passant par Alberto Moravia, et eurent finalement, près de 10 ans plus tard, la peau de la loi « plagio » (qui fut déclaré inconstitutionnelle par la Cour Constitutionnelle italienne en 1981), l’ancêtre de notre article 1 du projet de loi « visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires », celui qui veut criminaliser le « placement ou le maintien en état de sujétion psychologique ».
Sujétion psychologique : un outil pseudo-scientifique à spectre large
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si ce délit venait à intégrer notre code pénal, allez savoir le temps qu’il lui faudra pour être appliqué à ceux dont l’orientation sexuelle n’est pas du goût d’une famille quelconque. Vous en doutez ? Prudence est mère de sureté, et je ne parierai pas un kopeck sur le fait que cet article ne touchera que ceux que le gouvernement actuel souhaite toucher. Il est à spectre large, très large, et finalement c’est peut-être bien ainsi, car il pourra être appliqué même aux députés qui auront voté en sa faveur. Ça ne changera pas le caractère pseudo-scientifique de la « sujétion psychologique », mais Braibanti, de là où il est aujourd’hui, y verra peut-être un juste retour de bâton.