Alfred Hitchcock ou l’une des incarnations possibles du cinéma.
Si, comme le dit Capra, “le film est une maladie”, alors le grand Alfred a vraiment soigné le mal par le mal.
L’un de ses grands films malades (pour reprendre une expression de Truffaut) est Vertigo.
Nous sommes en 1958.
Entre 1954 et 1955, il a tourné trois films avec Grace Kelly :”Dial M for Murder”, Rear Window”, “To Catch a Thief”. Elle représente son idéal féminin, comme il le définit: “le feu sous la glace”. Elle est, comme on le sait, partie sous d’autres cieux. Fait unique dans la filmo d’Hitchcock, il tourne alors trois films sans héroïne digne de ce nom, c’est à dire désirable à ses yeux: “Trouble with Harry”, “The Man Who Knew Too Much” (remake de sa version anglaise de 1934) et “The Wrong Man”.
Puis vient Vertigo.
Il est difficile de parler du film à ceux qui ne l’ont pas vu, (mais comme le dit Chris Marker: “ceux qui ne l’ont pas vu méritent-ils qu’on leur parle?”) sans trahir le suspense et révéler le secret.
Le film commence par une course effrénée sur les toits et par une chute. J’allais dire évidemment. On tombe beaucoup dans Vertigo, et même amoureux.
Scottie (James Stewart) est un flic mis à la retraite pour “invalidité”. Il est sujet au vertige. Contacté par un vieil ami, il accepte à titre d’enquêteur privé, de suivre son épouse, Madeleine (Kim Novak), atteinte d’une mélancolie morbide. Il en tombe amoureux. Elle meurt dans des circonstances très particulières. En état de quasi catatonie, Scottie erre, inconsolable, jusqu’à sa rencontre fortuite avec Judy (Kim Novak), copie vulgaire de Madeleine. Il n’a alors de cesse de transformer Judy en Madeleine. Je ne dirai rien du dénouement.
Expliquer pourquoi Vertigo est un chef d’œuvre, pourquoi il a fasciné tant de monde, artistes compris, dont beaucoup de cinéastes, est bien difficile.
Il y a un mystère et un suspense, mais pas plus que dans de nombreux autres films d’Hitchcock. Il y a une histoire d’amour. Bref, rien de bien nouveau.
Alors quoi?
Alors les lieux: San Francisco, Mission Dolores (nom au combien prémonitoire), la forêt de séquoïas, le cimetière.
Alors la lumière et les couleurs. Rouge et vert. Amusez-vous à repérer ces deux couleurs et à voir à quoi, à qui elles correspondent.
Alors les doubles. Le film comporte deux parties. C’est un film-miroir où tout est inversé. Regardez de quel côté regarde Madeleine quand elle embrasse Scottie dans la Mission, et de quel côté regarde Judy, plus tard. Regardez ces moments où le couple est devant un miroir et où l’on voit quatre personnages. Regardez à quel moment Scottie comprend. Les scènes sont répétées, dédoublées. Les dialogues inversés. Tout fonctionne vertigineusement.
Alors cet amour désespéré de Scottie. Doit-on, peut-on rester fidèle aux morts?
Alors sa tentative passionnée, maladive de redonner vie à Madeleine, le soin maniaque, fou, avec lequel il choisit les robes, chaussures, coiffure de Judy. Qui pourrait se vanter de savoir exactement, au détail près, ce que porte la femme aimée? Ne pourrait-on y voir Hitchcock, en “deuil” de Grace Kelly (dont Madeleine porte l’exacte tenue), essayant de retrouver chez une autre actrice cet image enfuie? Ou quand la mise en scène est littéralement une question de vie et de mort, un enjeu de santé mentale.
Alors il reste ce puzzle à reconstruire, mais il manque toujours une pièce et l’image que l’on reconstitue est toujours un peu différente.
Il y a tout cela, plus évidemment ce qui ne s’analyse pas. Une magie, un poison, un philtre.
Toutes les théories ont été échaffaudées sur le film (cf Jean Douchet ou Chris Marker, pour n’en citer que deux), mais celui-ci résiste, et continue d’envoûter.
Laissez-vous faire. Et si vous l’avez déjà vu, revoyez-le de toute urgence. Utilisation continue sans avis médical. Risque d’addiction, toutefois.
Il y a dans l’ouest américain un lieu appelé Scotty’s castle. C’est un endroit perdu, loin de tout. Ce pourrait être le désert des tartares. Mais, coincidence sublime, ce “château” est situé dans Death Valley/ la Vallée de la mort. L’endroit même où Scottie erre, à jamais, à la recherche de Madeleine. Where else?