« Une colère sourde gronde à travers les masses dans le monde entier » (La Case de l’oncle Tom, 1852)
« Le véritable socialisme est issu de l’esprit du Christ », dit H.B. Stowe. On comprend pourquoi Tolstoï admirait son roman, lui qui écrira Résurrection avec cette même idée que le message évangélique est révolutionnaire. Cela donne au personnage tant décrié de Tom un aspect tout autre que passif : il n’est qu’un avatar de la figure du Christ, comme sous une autre forme le prince Muychkine évoqué dans un précédent article. Le procédé est connu : pour démontrer que la société est corrompue, on y plonge un être qui ne serait qu’Amour et Compassion. Cet individu, confronté au Mal humain, sera invariablement raillé, flétri, broyé. Zola recourt au même dispositif, d’une manière certes moins idéalisée, dans L’Assommoir : Gervaise, le cœur trop bon, le corps un peu trop gras, sera dévorée par Lantier et autres Coupeau, ces hommes égoïstes à qui elle a tout donné, et par son voisinage malveillant, comme l’oie énorme qu’elle offre à tous, dans un ultime festin, avant de sombrer.
On peut arriver à la même dénonciation par un chemin inverse : imaginons un homme dénué de tout scrupule, préoccupé de son seul intérêt, rusé, manipulateur, beau garçon de surcroît, prêt à tout pour « réussir ». Nul doute qu’il fera son chemin dans un monde fait pour les forts et les crapules. C’est la leçon de Bel-Ami de Maupassant. Les romans de Balzac sont peuplés de fourbes qui parviennent à leurs fins et prospèrent sans remords (Le Cousin Pons, Les Paysans, exemples parmi les plus cruels).
Cependant Gervaise n’est pas Tom. Héroïne d’un roman réaliste, elle n’a rien d’héroïque. Elle est humaine et imparfaite, sa mollesse complaisante nous agace comme celle de Jeanne dans Une vie, comme la naïveté d’Emma Bovary gobant avec délices les clichés galants de Rodolphe, l’escroc sentimental. La petite Eva voit Tom comme un héros et la vérité du Christ sort de la bouche des enfants. Au plus bas que l’on peut être dans l’échelle sociale, il est au-dessus de tous moralement. La Case de l’oncle Tom est un mystère du Moyen Age, un drame sacré comme Polyeucte de Corneille, dont le héros devient lui aussi inaccessible à ceux qui veulent le sauver, vit déjà dans le ciel étoilé, choisit le martyre et convertit, à l’image de Tom, ceux qui le voient mourir.
On a associé ce livre au mélodrame, on lui a reproché son pathos, son sentimentalisme. Certes Tom est une belle âme, sans faiblesse, et Legree le gredin intégral. Mais Stowe sait aussi montrer, comme les romanciers réalistes, que le Bien et le Mal ne sont pas toujours séparés, qu’une bonté indolente peut mener au désastre. Les malheurs de Gervaise commencent quand elle veut épargner l’hôpital à son mari et dilapide ses économies pour le soigner chez elle (il exploitera cette générosité pour boire). Les malheurs de Jeanne dans Une vie viennent en partie de la bonté insouciante de parents dénués d’esprit pratique qui engloutiront leur patrimoine. Les malheurs de Tom viennent, dès la première page, de l’incurie financière de son premier maître, M. Shelby, homme plein de bonté aussi mais contraint de vendre son meilleur esclave pour assainir ses affaires. Et la chute cruelle de Tom a pour origine l’indolence de Saint-Clare, être aimant et délicat qui ne connaît rien au monde pratique, projette d’affranchir Tom mais à cause de son penchant à la procrastination, ne l’aura toujours pas fait avant de mourir brutalement, ce qui livrera Tom à Legree.
Ce qui peut gêner le lecteur d’aujourd’hui qui voudrait découvrir le roman, c’est la surcharge religieuse, les citations de la Bible que répète inlassablement Stowe, cette fille et épouse de pasteur, et apparente parfois le roman à un long prêche. Cependant il convient de voir dans ces références à l’Ecriture sainte bien plus qu’un prosélytisme calviniste. C’est en fait l’outil polémique qui est au centre de la narration, et ne manque pas de provocation : mettre en scène un esclave noir dénué d’instruction qui a appris à lire la Bible et prend au sérieux le message évangélique –l’amour du prochain, le pardon des offenses, la confiance en la volonté de Dieu, la récompense des opprimés après la mort dans un monde meilleur. Dans Le Christ recrucifié, en 1950, Kazantzákis utilisera la même stratégie : voulant mettre en scène la Passion du Christ, les villageois choisissent, pour jouer le rôle de Jésus, un berger jeune et pauvre, Manolios, lequel finira par suivre la voie du Messie, se rangera du côté des misérables, et sera lui aussi mis à mort.
Stowe oppose à cette vérité du Christ vécue dans la chair, tel sénateur chrétien qui vient de voter le Fugitive Slave Act, loi de 1850 punissant ceux qui aident les esclaves fugitifs (l’indignation de la romancière devant cette loi serait à l’origine du livre). Elle n’épargne pas les pasteurs qui légitimisent l’esclavage dans leurs sermons en se référant à la Bible, ni les gens du Nord, propriétaires très chrétiens d’esclaves (le bourreau Legree est un homme du Nord, qui a reçu d’une mère dévote une éducation religieuse qu’il se complaît à bafouer). A l’inverse, les intègres et courageux quakers, en bons lecteurs de la Bible, accueillent avec une hospitalité bienveillante et un soutien actif Georges et Eliza dans leur fuite.
Et puis il y a Eva. La petite fille blonde et pure indissociable de la figure de Tom. Ces deux-là se sont reconnus tout de suite : chose normale, ils sont tous les deux dans l’Evangile. En effet Stowe a dédoublé l’image du Christ en deux personnages : le plus humble, l’esclave Tom ; le plus innocent, l’enfant. Tous deux illustrent cette parole biblique : « Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits » (l’édition Rouge et Or avait choisi pour sa couverture l’image de Tom au visage empreint de douceur, portant dans ses bras Eva radieuse, pendue à son cou).
Eva (dont le vrai prénom est Evangelista !), aux boucles blondes, à la peau diaphane, trop sensible, trop fragile, est blessée par tout ce qu’elle découvre au sujet des esclaves, ces mères séparées de leurs filles trop belles achetées séparément pour le plaisir de leurs maîtres, et qui se jettent à l’eau par désespoir, ces coups de fouet donnés pour une vétille. « Ces choses-là tombent sur mon cœur » répète-t-elle. Eva voudrait, comme le Christ, donner sa vie pour ces êtres infortunés. En effet, elle ne pourra survivre dans ce monde qui la blesse, et avant de le quitter, elle offrira à tous, ses mèches blondes, symbole de pureté (Legree jettera au feu celles que Tom portait en collier, qui lui rappellent avec terreur les mèches blondes de sa mère chrétienne !).
Comme Tom, Eva meurt pour racheter les péchés des hommes. On proposera à Tom brutalisé par Legree de s’enfuir ; il refuse, se sentant une mission sacrée : il veut que son martyre amène par compassion les esclaves dépravés, incroyants et cruels qui l’entourent, à se convertir à la foi chrétienne. C’est ce qui se produira, à commencer par les deux tortionnaires qui l’achèveront : Sambo et Quimbo, esclaves dévolus aux corrections musclées, sortes de Kapos décrits comme des bouledogues de Legree, et qui, touchés par le pardon de Tom, sont gagnés subitement par la grâce et se mettent à croire (tels les deux larrons crucifiés avec le Christ –mais chez Stowe, les deux sont sauvés !).
La romancière était aussi une militante féministe, ce qui apparaît dans certaines scènes comme le moment où Mme Shelby voudrait faire quelque chose pour racheter Tom, vendu par son mari à cause d’une mauvaise gestion, de dettes contractées. Elle lui demande d’être initiée à ses affaires, de connaître le compte exact des dépenses et des recettes, proposant même de vendre une de leurs fermes. M. Shelby se contente de rétorquer d’un air narquois : « Vous n’entendez rien aux affaires ! » (lesquelles, ajoute-t-il, ne se font pas comme des pâtés en croûte).
Notons également que le livre ne manque pas d’une certaine finesse psychologique. Ainsi Marie Saint-Clare, la mère d’Eva, femme hypocondriaque soucieuse de ses seuls malaises imaginaires, se lamente soudain à la mort de sa fille, comme ces êtres pour qui « l’objet possédé est sans valeur » mais « l’objet perdu devient tout à coup inappréciable ». De même le cruel Legree, démon devant qui tous tremblent, apprécie avec admiration le coup de poing qui l’a jeté à terre, ne montre plus d’animosité une fois terrassé mais des marques de respect.
Il reste à dire que Harriett Beecher Stowe possède le talent de raconter et d’émouvoir, de créer des personnages forts et des renversements de situation dramatiques, toujours au service d’idées dérangeantes qui ont eu un poids certain, on le sait, dans l’abolition de l’esclavage. Et elle a tenu à démontrer, par une abondante documentation, que les faits décrits se sont produits dans la vie réelle : elle dit même avoir vu de ses propres yeux les poings en forme de marteau, endurcis à force de frapper les nègres, qu’exhibait fièrement un propriétaire d’esclaves et qu’elle a attribués au terrible Legree. La Case de l’oncle Tom, roman que sans doute on ne lit plus guère aujourd’hui, associé trop rapidement à ces romans à thèses, mièvres et didactiques ou (largement expurgé de sa force politique) à la littérature pour la jeunesse, fut le premier best-seller mondial de l’histoire littéraire, le roman le plus vendu du dix-neuvième siècle, traduit même en chinois et en amharique (langue officielle de l’Ethiopie) !