Voilà une anthologie à nulle autre pareille. Une sorte d’histoire de France, depuis l’aube lointaine de ses origines jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, vue par le prisme de la sensibilité des poètes. Reconnus, parfois ignorés ou presque, et certains anonymes, mais dont les textes ont survécu à l’épreuve du temps grâce à la mémoire des autres. Preuve que la sensibilité – justement – ne se limite pas à celle du coeur, célébrée en poésie, connue de tous, ne serait-ce que par l’école ou par la chanson. Preuve qu’elle accompagne aussi notre conscience et notre simple présence au monde. Et qu’elle fait parler une langue différente de celle des historiens, philosophes, politiques, journalistes, sociologues. Citons cette phrase essentielle de la préface de Jean-Paul Ayrault, lui-même empruntant une expression à Gustave Planche : « Le poète peut être considéré alors comme étant un historien littéraire. »
Il nous est donné d’entendre les voix qui chantent la France dans tous ses états : glorieuse ou accablée, fière ou endeuillée, puissante ou humble jusqu’au sacrifice invisible. On trouve des textes sans signature personnelle et on redécouvre des auteurs célèbres à travers des textes que l’on connaît trop peu. Ainsi, par exemple, du sonnet « Au Roi » d’Olivier de Magny, de la plainte des femmes – « Dans la rue. Par un jour funèbre de Lyon » – de Marceline Desbordes-Valmore, des « Effarés » de Rimbaud, des apostrophes « Au prolétaire » d’Apollinaire et à Jean Jaurès de Raoul Verfeuil ou de « Mon vieil ami » par un poilu anonyme. Ce qui frappe aussi, par instants, c’est le talent satirique de certains. Un regard incisif et une ironie tantôt cinglante, tantôt subtilement implicite ont dû souffler les mots à Jean de l’Espine (« L’Argent »), à Corneille (« Au Roi ! »), à Michel Altaroche (« La Fête à l’Hôtel de Ville ») et à d’autres. Tant il est vrai que cette mise à distance permet parfois une expression et un éclairage des plus efficaces.
Nous pouvons suivre le fil chronologique, bousculer ou remonter le temps, peu importe : nous aurons toujours des surprises. Et singulièrement celle de nous pencher sur des êtres dont on parle le moins en poésie : un cortège infini d’hommes et femmes cachés dans l’ombre du quotidien, depuis la nuit des temps. Des vies pourtant aussi uniques et absolues que toutes les autres, mais souvent perçues dans leur ensemble, à peine comme toile de fond pour des destins ouvragés et singuliers. Merci à l’éditeur pour cet hommage qui manquait et qui leur était dû. Une sorte de litanie en pointillé des saints invisibles et inconnus, qui ont porté notre pays et notre histoire à bout de bras, au sens propre ou figuré, et les portent toujours et encore.