Nous aurions pu continuer à lister les « sectes » les unes après les autres, mais nous ne le ferons pas. Parce que ce serait un exercice quasi infini. Vous l’aurez compris, puisque quasiment tout mouvement de pensée, toute poussée philosophique religieuse ou spirituelle, peuvent être frappés de l’opprobre nommée « secte » ou « sectaire », selon qui jette l’anathème, les exemples au cours de l’histoire de telles stigmatisations sont légion. Des disciples de Pythagore aux sectes aujourd’hui en butte à l’hostilité des antisectes, des milliers de groupes spirituels ou religieux ont été stigmatisés, discriminés ou persécutés. Nous n’en dresserons donc pas la liste, mais examinerons, finalement un chapitre de l’histoire contemporaine qui nous semble instructif.
La liste et les directives sur les sectes des nazis
Si la lutte contre les sectes n’avait pas déjà existé, les nazis l’aurait inventée.
Les Témoins de Jéhovah (que la Miviludes aime à stigmatiser encore et toujours de nos jours) en ont fait les frais rapidement. Persécutés dès 1933 – on leur reprochait déjà et avant tout le rejet du service militaire, le refus du salut allemand et leur refus de participer à l’industrie d’armement – le 21 juin 1937, une circulaire de la police secrète d’État signée Heinrich Müller, dit « Gestapo Muller », donnait l’ordre à toutes les polices de « soustraire les enfants des Témoins de Jéhovah déjà connus à l’influence de leurs parents » au motif que ces derniers « compromettent la santé mentale » de leur enfant par leur doctrine, et de s’assurer que les enfants soient placés à l’assistance publique[1].
Le mois suivant, le 20 juin 1937, une directive du Reichsführer-SS (Himmler) et du chef de la SD (services de sécurité de la SS) Heydrich annonce la dissolution de la Société Théosophique (qui, soit dit en passant est aujourd’hui décrite par l’association antisecte UNADFI comme « la base de la grande majorité des mouvements sectaires ésotéro-occultistes »), ainsi que la confiscation de tous ses biens, parce que ces derniers ont été « utilisés pour la promotion d’intentions hostiles aux gens et à l’État ».
Le 13 février 1938 le SD publie une directive de lutte contre les sectes. Il s’agit d’abord d’expliquer la dangerosité des « sectes ». Outre les reproches déjà formulés à l’encontre des Témoins de Jéhovah, on y trouve « travail destructeur avec les marxistes et les communistes », « liens avec le monde franc-maçon, juif et international », « prières pour guérir », « exploitation et abrutissement systématique du peuple ». Les sectes sont alors classées en trois catégories : « sectes judéo-chrétiennes », « sectes occultes liées aux francs-maçons », « sectes non chrétiennes ». Puis la directive crée ce que certains pourraient concevoir comme étant l’ancêtre de la Miviludes, un observatoire des sectes, qui se voir confier les tâches suivantes :
Une liste détaillée avec la numérotation et la répartition de toutes les sectes en ces trois groupes a été envoyée à tous les responsables de sections. Il faut signaler les sectes qui n’y apparaissent pas, voire celles qui se sont constituées récemment, au Bureau Central. C’est ce dernier qui décide de leur insertion dans la liste. Une cohérence nécessaire et durable ne peut être préservée dans tout le Reich que de cette façon.
Pour saisir toutes les données, établir les rapports sur chaque secte, tout comme pour les surveiller, il faut suivre à l’avenir la démarche suivante :
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Acquérir une vue d’ensemble de leurs idées et de leur développement historique.
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Organisation et statuts. – Statistiques. – Moyens financiers, valeurs en capital (terrains, biens immobiliers) etc.
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Répartition géographique. Relations internationales (avec indication du siège central s’il se situe à l’étranger)
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Direction, prédicateurs, personnes de premier plan. – Nombre des membres, voire des sympathisants, ainsi que leur couleur politique précédente.
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Traditions, rituels, fêtes, cérémonies. — Symboles.
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Attitude envers l’Église. — Relations avec la Franc-Maçonnerie et le judaïsme. Influences
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Réunions et activités éducatives.
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Position envers l’idée national-socialiste et l’État.
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Influences culturelles.
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Criminalité, ordonnances de la Police. — Dissolution, interdiction.
La propagande médiatique contre les sectes est aussi prévue par la directive : « C’est un outil indispensable pour éclairer le peuple comme prévu sous forme de discours, périodiques et articles de journaux ».
Et c’est le 7 juin 1939 que « Gestapo Müller » publie un récapitulatif de la liste des sectes interdites adressé à tous les centres de police du pays. La liste contient 34 « sectes », parmi lesquelles ont trouve beaucoup d’églises évangéliques et pentecôtistes, les Adventistes du 7e Jour, les gnostiques, les anabaptistes, les Témoins de Jéhovah, l’Anthroposophie et les Baha’is (tenants d’une religion abrahamique et monothéiste proclamant l’unité spirituelle de l’humanité, actuellement persécutée comme “secte” dans la très démocratique République Islamique d’Iran).
Étrangement, on retrouve les mêmes « sectes » soit dans les rapports de la Miviludes (Témoins de Jéhovah, églises évangéliques, anthroposophie), soit dans le rapport parlementaire Guyard/Gest de 1995 (Adventistes du 7e Jour en plus des précédents. Ce rapport parlementaire est celui qui contient la fameuse et controversée « liste des sectes » de 1995), soit dans le rapport parlementaire belge sur les sectes et sa liste de 1997 (Baha’is en plus des précédents).
En ce qui concerne l’anthroposophie, notons pour l’anecdote que l’un de ses principaux opposants chez les nazis était un ex-membre qui avait tourné casaque. Gregor Schwartz-Bostunitsch avait en effet été anthroposophe de 1922 à 1929, avant de quitter le mouvement. En 1930, il publie un pamphlet contre Rudolph Steiner (le fondateur de l’anthroposophie) qu’il accuse d’être un « escroc occulte et faux prophète »[2]. En 1933 il rejoint la SS et en tant qu’analyste des services secrets (SD), il publie des rapports alarmants et complotistes contre l’anthroposophie, avec un acharnement tel qu’il en vient à inquiéter même ses supérieurs et se voit mettre à la retraite d’office en 1937. Mais le mal avait été fait.
Le 14 mai 1941, le SS Martin Bormann, conseiller personnel d’Hitler et éminence grise du parti nazi, envoie un télégramme à Heydrich, dans lequel il déclare : « Le Führer souhaite que les mesures les plus énergiques soient prises contre les occultistes, les astrologues, les médecins charlatans et autres, qui égarent le peuple dans la stupidité et la superstition. »
En réponse, le 4 juin 1941, Reinhard Heydrich, chef du SD, publie une nouvelle directive « pour la suppression de certaines sociétés et sectes religieuses » et l’arrestation et l’enfermement en camp de concentration de toutes les personnes en lien avec celles-ci[3]. La directive commence ainsi :
Dans la présente lutte pour la destinée du peuple allemand, il est nécessaire de protéger non seulement la santé physique de notre peuple mais aussi sa santé spirituelle, à la fois au plan individuel et au plan collectif. Le peuple allemand ne peut plus être exposé à des enseignements occultistes qui prétendent que les actions et missions des êtres humains sont sujettes à de mystérieuses forces magiques.
Ces mesures immédiates seront prises à l’encontre des personnes suivantes :
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Astrologues.
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Occultistes.
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Spiritualistes.
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Adeptes des théories occultes des rayons.
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Diseurs de bonne aventure, faux ou autres (quel que soit le type).
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Adeptes de la guérison par la foi.
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Adeptes de la science chrétienne.
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Adeptes de l’anthroposophie.
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Adeptes de la théosophie.
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Adeptes de l’ariosophie.
La directive expliquait ensuite que chaque association identifiée devait être immédiatement dissoute et ses biens confisqués. Pour les adeptes, s’ils étaient des adeptes « plein temps » ou récidivistes (c’est-à-dire ayant déjà été avertis de cesser ces activités occultes), ils devaient être sans attendre envoyés en camp de concentration. S’ils n’étaient occupés à ces activités spirituelles qu’à « temps partiel » et pris pour la première fois, ils devaient être assignés à résidence et leurs maisons perquisitionnées.
On le voit, notre « lutte contre les dérives sectaires » a des antécédents fameux. Cette lutte contre les « sectes » du régime nazi est tout sauf anecdotique. Outre le fait qu’elle a mené de nombreuses personnes à la mort, elle nous montre aussi les dangers de ces luttes étatiques qui entendent choisir entre les bonnes croyances et les mauvaises à la place des citoyens, qui entendent prendre soin de la « santé spirituelle » ou « psychologique » des gens et décider à leur place lorsqu’ils ont raison ou lorsqu’ils sont « sous emprise », et qui entendent substituer au droit pénal strict et objectif des concepts vagues et flous tels que « dérives sectaires » et autres « sujétions psychologiques ».
Comme je l’ai dit au début de cette série d’articles, il n’est pas question de vouloir rejeter en bloc toute critique de certains mouvements religieux et spirituels, « sectes » ou pas « sectes », ou de vouloir exempter les membres d’un seul de leur responsabilité pénale lorsque celle-ci est engagée. Mais il faut chercher la voie de la raison en ces matières.
Pour conclure sur les sectes
Et qui mieux que le doyen Carbonnier pour nous raisonner ? Jean Carbonnier fut l’un des plus grands juristes du XXe siècle, et le grand réformateur du droit de la famille dans les années 60, réforme qui mit fin à la tyrannie paternaliste et discriminatoire envers les femmes de l’ancien Code civil. Mais il était aussi un protestant, et s’était intéressé à la notion de « secte » dans les années 80, tandis que les associations antisectes commençaient à prendre leur essor en France, soutenues par l’État. Nous terminerons donc en le citant :
Il apparaît que la notion de secte doit être rejetée sans recours. Non seulement elle est incertaine, se dérobant à toute définition juridique, mais elle met en péril des valeurs fondamentales : des libertés publiques et des principes de droit public – l’égalité, la non-discrimination entre les confessions et, par voie de conséquence, entre les individus.
(…)
Une fois de plus, on ne peut se tenir de songer à un boomerang imprudent. L’arme avec laquelle le pouvoir laïc devrait s’attaquer aux communautés nouvelles – aux prétendues sectes – pourrait bien se retourner non pas certes contre lui, mais contre les religions établies, dont il souhaite, pour des motifs politiques très légitimes, préserver la tranquillité. Car les défauts que le grossissement de l’inédit fait apparaître avec éclat chez les unes pourraient bien se trouver aussi chez les autres, bien qu’avec un relief usé par le temps. Quelle est la religion établie qui ne laisse espérer à ses croyants des consolations ou des joies, et même, par la voie d’un perfectionnement intérieur, une plus grande source d’énergie ici-bas ?
(…)
La tendance de la législation contemporaine à protéger – beaucoup diront : protéger contre lui-même, surprotéger, assister – le consommateur, l’usager, l’individu, est-elle bonne ou mauvaise en soi ? Il est loisible d’en discuter calmement pour les marchandises et les services. Mais s’il est question du choix des croyances, qui n’entrevoit le péril de l’engrenage ?
Jean Carbonnier (Consultation, 1982)
[1] Bureau de la Police secrète d’Etat, circulaire du 21.6.37, en double à titre d’ordonnance du Bureau central de la Police d’Etat de Stuttgart le 6.7.37 ; Documents personnels de J.E Strasser (Collection de documents historiques sur les Témoins de Jéhovah, zone de l’Allemagne du Sud).
[2] Gregor Schwartz-Bostunitsch, Doktor Steiner – ein Schwindler wie keiner: Ein Kapitel über Anthroposophie und die geistige Verwirrungsarbeit der ‘Falschen Propheten’ (Munich: Deutscher Volksverlag, 1930)
[3] Le chef de la police de sécurité et du SD à tous les chefs des centres (de contrôle) de la police d’État et des centres (de contrôle) d’enquête criminelle et aux dirigeants des sections (de contrôle) du SD, Objet : Action contre les doctrines secrètes et les soi-disant sciences secrètes, 4 juin 1941.