“ On a vraiment peur de ce que l’on ne comprend pas. ”
I.S.Tourgueniev.
Printemps 1979
- Karim ! Karim ? ….
Mon petit frère Salim m’appelle de l’étage.
- Qu’est-ce que tu veux ?
- Viens voir !
Je viens juste de rentrer des cours. Je retire mes chaussures et monte l’étroit escalier qui mène au premier étage de la maison, où se trouve notre chambre. Salim a huit ans et comme les enfants de son âge, il déborde d’imagination.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Et si on faisait une cabane tous les deux dans la chambre ? Je n’y arrive pas tout seul.
- Ecoute Salim, je rentre de l’école et je suis fatigué. Je n’ai plus huit ans mon petit bonhomme, maintenant, j’en ai dix-sept, et à mon âge, on ne fait plus de cabane.
Je m’assois sur le lit et le petit diable se place sur mes genoux.
Il est en fait mon demi-frère. Mon père est parti lorsque j’étais petit, et ma mère s’est remariée avec Rédoine, le père de Salim. Je n’arrive pas à m’entendre avec cet homme d’ailleurs, qui se place davantage en rival qu’en père de « substitution ». Salim lui, pense que je suis son véritable frère, et ne connaît pas la vérité. Parfois il me demande pourquoi je n’appelle pas son père Papa. Alors je lui réponds que seuls les enfants appellent leur père Papa, et qu’après, quand on devient grand, on s’appelle par nos prénoms.
Mon grand frère Kader est parti de la maison après une dispute avec Rédoine, qui a su habilement mettre ma mère dans sa poche en la manipulant comme une vulgaire marionnette. Chez nous, c’est elle la patronne, c’est elle qui prend les décisions, et elle a décidé que mon frère devait partir. Alors il est parti. Ou plus exactement, il a été mis dehors.
Pour combler mes journées, j’étudie les sciences de la vie au lycée Pothier à Orléans. J’habite cette ville depuis ma naissance, et je pense que j’y finirai probablement ma vie. On ne s’échappe pas du cercle familial comme ça, même si on le veut de toute son âme.
Salim attend toujours sur mes genoux et m’offre son visage le plus attendrissant pour que je cède. Alors moi, une fois de plus, je craque.
Il est environ 20h00, et nous terminons de dîner Salim et moi, dans la cuisine. Rédoine et ma mère eux dînent dans le salon, devant la télévision. Maintenant il faut penser aux leçons, et ne pas se coucher trop tard, car demain, je dois être debout à 6h30. Dans la chambre, il faut d’abord remettre les lits à leur place, et ranger toutes les couettes et couvertures qui ont servi à monter l’édifice bancal de Salim.
Il est maintenant à peu près 22h30. Je suis couché dans mon lit. La lumière est éteinte, mais je ne dors pas. La maison est calme et silencieuse. Dans la chambre d’à côté, ma mère et son mari dorment depuis un moment déjà. J’essaie de me détendre et de trouver le sommeil tant bien que mal. Quand enfin, je m’endors.
Doucement, à plat ventre, j’ouvre les yeux, et dirige mon regard vers le radio-réveil sans bouger la tête, ou très peu. La chambre est plongée dans le noir. Je devine mon petit frère dont le lit fait face au mien, contre le mur opposé. La lueur rouge de l’appareil m’indique qu’il est 6h23. Dans sept minutes la sonnerie la plus cruelle que je connaisse va se mettre en route. Puisque je suis réveillé, je vais désactiver l’alarme du réveil, et ainsi épargner à Salim un réveil désagréable.
« C’est à ce moment-là que soudainement, je me sens collé à mon lit par je ne sais quelle force. J’essaie de pousser sur mes bras, lever la main, mais je n’y arrive pas… Tous mes membres sont paralysés ! Je ne peux même pas tourner la tête. Est-ce que je rêve ? Suis-je encore endormi ? Pourtant je vois mon frère en face, dormant sur le ventre, et le réveil indique maintenant 6h24. J’essaie de me lever, encore et encore, mais impossible. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Bon, restons calme… Si je dors, il faut que je me fasse réveiller. Je vais essayer d’appeler Salim. C’est alors qu’en ouvrant la bouche, au lieu de prononcer le prénom de mon frère, un grognement affreux sort de ma gorge ! Salim ne semble pas l’avoir entendu, mais moi je l’ai entendue cette voix qui n’était pas la mienne. Et qui pourtant sortait de ma bouche ! Je ne peux même pas allumer la lampe, alors que l’interrupteur est juste là, au-dessus de ma tête. Je n’arrive pas à lever la main jusqu’à lui, cette force est trop puissante pour moi. Pourtant je lutte, j’y suis presque… Quand soudain, mon lit se met à trembler lui aussi. D’abord doucement. Puis de plus en plus violemment. Pris de panique, ne sachant plus que faire, je tente encore d’atteindre l’interrupteur, en pleurant.
Tout à coup, la sonnerie du réveil se met en marche, me libérant de cette emprise invisible. Seulement, je suis là, dans mon lit sur le ventre, les yeux humides et… le bras tendu vers le haut. Donc… Je ne rêvais pas ? Rapidement, j’allume la lampe et coupe la sonnerie du réveil. Je regarde Salim : il dort dans la même position que tout à l’heure, celle dans laquelle je l’ai vu dans mon cauchemar.
Non. Je suis persuadé que je ne dormais pas. Même si tout semble avoir repris sa place, je suis certain que je ne dormais pas. Mais alors, que m’est-il arrivé ?
Durant toute la journée, je n’ai pensé qu’à cela, une inquiétude redondante au ventre. C’est la première fois qu’une chose pareille m’arrive.
Bien que ces temps-ci ma mère et moi nous nous parlions le strict minimum, je décide de lui en toucher un mot. Pendant que je lui raconte ce qu’il m’est arrivé en essayant de n’oublier aucun détail, je remarque que Rédoine est attentif à mon récit. Dans son coin, mais attentif tout de même. Lorsque je termine, il se lève et dit à ma mère d’une voix assurée et inquiète à la fois:
- C’est Zhortott !
- Qui ça ?
- C’est un Djinn qui adore venir le matin taquiner les gens en les paralysant dans leur lit. On dit qu’il vient de temps en temps pour s’amuser, et donne la sensation de peser si lourd, que l’on ne peut même pas remuer le petit doigt.
Sur ces mots, il sort de la pièce, nous laissant silencieux ma mère et moi.
Après un long silence, elle se lève et me conseille de placer sous mon lit un couteau et un petit sachet de sel. D’après elle, cela repousse les mauvais esprits, et je pourrai ainsi dormir en toute sécurité. Je m’exécute sans attendre.
Le soir arrive déjà, et je ne me sens pas du tout serein. Je demande à Salim de dormir avec moi. Il accepte, trouvant là un prétexte pour de nouveaux jeux. Bien sûr, il n’est pas au courant de ce que j’ai vécu ce matin.
Cette nuit-là, je n’ai pas eu de problème, et celles qui suivirent non plus. Je dors seul de nouveau, et mes nuits se passent normalement. Le remède de ma mère semble être efficace. Tant mieux.
***
Février 1981
Je suis finalement parti d’Orléans, définitivement je crois. J’ai dû m’installer à Tours car il n’y a pas de faculté de médecine dans ma ville. Le caractère définitif de mon départ ne tient pas uniquement à mon orientation scolaire mais d’une nouvelle décision tranchante de ma mère. Je crois que j’ai compris sa stratégie, ou plutôt celle de son mari : il faut écarter les enfants les plus âgés ne lui appartenant pas pour atténuer la différence d’âge qui existe entre eux, aux yeux des autres. Mais « les autres » ne sont pas aussi aveugles qu’ils le pensent, je le crains. Kader me l’avait dit en partant : « un jour ce sera ton tour ! », et il a eu raison. En tout cas, Tours est une ville bourgeoise et vivante, contrairement à Orléans, et les gens y sont snobs mais sympathiques. Mes amis et mes frères me manquent un peu, j’essaie toutefois de me faire à l’idée, en me disant que je les reverrai bientôt.
J’habite dans une résidence universitaire, dans le quartier du Sanitas, proche de la gare. Ma chambre en résidence universitaire est toute petite, mais pour ce que j’ai à y faire (travailler et dormir), c’est largement suffisant. Elle se situe en fond de couloir, donc je n’ai pas trop de passage devant la porte. Le problème, c’est que les murs sont en papier ici, et que le concours que je prépare est difficile, me demandant beaucoup de travail et de concentration. Mes voisins sont gentils mais parfois un peu bruyants, et souvent envahissants. Il faut dire que les infrastructures sont vieilles et qu’elles permettent difficilement un silence parfait et absolu.
Il y a quelques semaines, j’ai rencontré Denise. Elle est étudiante en sociologie. Au début, j’ai craint que cette relation nuise à mes études, mais finalement, elle est le soutien dont j’ai besoin pour surmonter l’épreuve du concours. Je ne sais pas si je suis amoureux de cette fille. Je ne crois pas qu’elle le soit de moi de toute façon. Elle vient tout de même souvent me rendre visite, et ces temps-ci, reste chez moi jusqu’au matin.
Un jour où je rentre de la faculté pour déjeuner, je croise dans le couloir ma voisine Marie Andrée.
- Karim, il faut que je te dise un truc. Si tu as le temps bien sûr… Tiens, pourquoi ce “ si tu as le temps bien-sûr ” ?
- Oui, vas- y, je t’écoute, lui dis-je avec le sourire.
- Et bien, hier soir, on a veillé tard avec des amis. Ils sont partis vers minuit, minuit et demi environ. Je les ai accompagnés à la sortie du bâtiment et en remontant chez moi, il y avait une sorte de boule de lumière devant ta porte, qui semblait planer à environ un mètre du sol.
– Qu’est ce que c’est que cette histoire ? Lui réponds-je, l’air incrédule.
Son visage était grave.
- Ecoute moi Karim, ce n’est pas une Je savais que tu ne m’aurais pas crue de toute façon. Mais réfléchis une seconde, à quoi ça me servirait de te raconter une chose pareille ?
- Soit ! Alors, comment ça a fini avec cette boule ?
- Sois sérieux une minute, s’il te plaît… Je la sens agacée par mon attitude. Je reprends mon sérieux.
- OK, une .. Alors ?
- Alors j’ai eu peur bien sûr, et quand j’ai allumé la lumière du couloir – car elle s’est éteinte pendant que je remontais l’escalier – elle a vite disparu en traversant ta porte.
- Bon, Marie, je ne sais pas quoi penser de tout ça. Tu travailles trop, lui dis-je en lui adressant un clin d’œil. Aller, passe une bonne journée.
Elle semblait vexée malgré tout.
- Je sais que c’est dur à croire mais c’est la vérité ! Et bien, après tout, c’est devant ta porte qu’elle était cette boule, pas devant la mienne…
Puis elle s’en va, en claquant la porte de sa chambre.
Dubitatif, je continue à marcher dans le couloir jusque chez moi. Je pousse la porte, et trouve Denise en pleine lecture.
- Toc toc .. c’est moi. Comment ça va ? Bien dormi ?
-Ça va, mais qu’est-ce qu’elle te voulait pour claquer sa porte comme ça ?
- Rien d’important. Elle perd la tête la pauvre Marie Andrée…
J’ôte mes chaussures et m’approche d’une chaise pour me remettre de l’ascension des quatre étages. C’est alors que je remarque sur l’étagère le couteau et le sachet de sel, qui se trouvaient habituellement sous mon matelas. La main de Denise se pose dessus. Elle me les tend en me disant qu’elle les a trouvés ce matin sous le matelas, en faisant le lit.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Ah, ça, ce n’est rien. Une vieille Je n’ai rien trouvé de mieux à lui dire.
- Bon et bien on va ajouter du poivre, une assiette, un verre et une fourchette, et le couvert sera posé, mais sous le lit ! Ironise-t-elle.
Nous échangeons un sourire. Elle se lève, s’empare du petit sachet, le dénoue, et le vide dans la salière. Quant au couteau, elle le range avec les autres couverts dans le tiroir.
La journée passe, semblable de celles d’avant. Une fois de plus, je n’ai fait que travailler, travailler et travailler. Le soir arrive, et Denise rentre de la bibliothèque. Nous dînons ensemble, rapidement, et en écoutant France Info, comme d’habitude, et retournons à nos cours.
Je la regarde se coucher, il est 22h45. Moi, je sais que j’en ai encore jusqu’au moins une heure du matin, avant de pouvoir la rejoindre.
Il est 1h15 maintenant. Je tombe de fatigue sur mes planches d’anatomie, éclairées par la petite lampe de chevet. Je me lève, contourne silencieusement le meuble qui coupe la petite pièce en deux, et après un brin de toilette, j’enfile mon pyjama. Je me glisse ensuite à coté de Denise, tout doucement, pour ne pas la réveiller.
Soudain, je me souviens qu’il n’y a plus rien sous le matelas. Je ressors silencieusement du lit et me saisis d’un couteau dans le tiroir à couverts. Malheureusement, le bruit réveille Denise : je l’entends bouger et se retourner. Je ne respire plus, et attends une minute qu’elle replonge dans son sommeil. Voilà, je peux y aller maintenant. Sans faire de bruit, je retourne près du lit et glisse le couteau sous le matelas. Mais là, Denise ouvre les yeux :
- Qu’est-ce que tu fais ?
- J’essayais de te rejoindre sans te réveiller, mais là, je crois que c’est raté !
- Tu as fini de travailler ? Il est quelle heure ?
- Oui, ça y est, il est 1h20. Tu me fais une petite place ?
Elle se sert alors contre le mur et me laisse un espace près d’elle. J’éteins la lumière et m’allonge dans les draps déjà chauds et me laisse emporter par la fatigue. Tant pis pour le sel, et puis de toute façon, cela fait longtemps qu’il ne s’est rien passé. Ce n’est pas parce que cela m’est arrivé une fois qu’il faut que j’en fasse toute une psychose. Et puis avec Denise près de moi, je ne crains rien. Je peux dormir l’esprit tranquille.
« Quelle heure est-il ? J’ai l’impression d’avoir fini ma nuit, mais je n’ai pas entendu le réveil sonner. Il faut que je me lève pour voir l’heure pour être sûr. Mais… Que se passe-t-il? Je n’arrive pas à me lever… Je n’arrive pas à bouger du tout, ce n’est pas possible ! Mes doigts, mes jambes, mon corps sont complètement paralysés. Il faut que je réveille Denise… Absolument ! J’essaye de prononcer son prénom avec ma bouche engourdie, mais… Ma voix… ma voix ne sort pas ! J’ai beau essayer de crier, de grogner même, mais rien à faire, aucun son ne sort de ma gorge. Est-ce que je rêve ? Pourtant je sens Denise contre moi. Je la vois. Je sens que mes yeux sont bien ouverts. Il faut que j’allume la lumière, vite ! La lampe de chevet est juste à côté de moi. Je vais essayer de l’atteindre. Je force, avec toute ma volonté, mais rien à faire. Non. Ma main ne m’obéit pas, elle ne bouge pas. Je force portant mais mon corps ne m’obéit plus.
Soudain, des coups se font entendre à la porte, me libérant de… de Zhortott.
Quelqu’un frappe chez moi, mais c’est très étrange car je n’ai pas l’impression d’avoir été réveillé. Je suis allongé sur le dos, et j’ai des crampes au biceps, comme après un effort intense.
Les coups se répètent, et Denise se réveille. Elle me demande si je suis réveillé. Sans répondre, j’allume la petite lampe de bureau, je me dirige vers la porte, loin d’être totalement rassuré.
- Qui est ce ?
- C’est
Benoît est mon voisin d’en face. Il est étudiant en médecine lui aussi. Il vient me réveiller car il s’étonnait de ne pas avoir vu de lumière sous ma porte à cette heure-ci.
- Il est 7h25, et le bus est à 7h44 mec, n’oublie Puis, je l’entends retourner dans sa chambre à travers la porte toujours fermée.
- OK, je te remercie. Le réveil n’a pas sonné. La pile doit être Je dis ces mots en sachant qu’il ne m’entend plus.
Je retourne auprès de Denise, qui a le réveil dans les mains.
- Tu ne l’as pas réglé hier soir ?
- Je croyais que si, mais apparemment non.
- Qu’est-ce que tu as Karim ? Tu as l’air bizarre, ça ne va pas ?
- Tu sais, ça fait toujours drôle de se faire réveiller par un voisin, et puis j’ai fait un cauchemar. Tu ne m’as pas senti bouger, ou entendu parler ?
- Je dormais profondément. Tu veux m’en parler ?
- Tu as bien dormi alors ?
- Oui, comme une pierre. Pourquoi ?
- Pour rien va, laisse ”
Peu après, Denise est rentrée chez elle, et je ne suis pas allé en cours ce matin-là. Une fois seul, j’ai remis un sachet de sel sous mon lit, à côté du couteau.
Je n’avais pourtant pas l’habitude de croire aux sortilèges de grand-mères, et je me rends compte que finalement, je plaçais le couteau et le sel sous mon lit juste comme ça, par habitude. Mais là, je ne dormais pas. Et je ne suis pas fou, il s’est bien passé quelque chose d’étrange ce matin, quelque chose que je n’explique pas, que je n’arrive pas expliquer. Et c’est ça qui m’effraie, ce qui me fait peur. Je suis soumis à un phénomène paranormal, là où le rationnel n’a plus sa place rassurante. Je me suis toujours dit que ce qu’il m’était arrivé chez ma mère il y a deux ans n’était rien de plus qu’un simple cauchemar. Mais je dois me rendre à l’évidence, il se passe des choses qui m’échappent. Pour le moment, mon unique certitude, c’est que je ne dormais pas.
***
6 mai 1982
Ce soir, Hervé doit venir travailler avec moi. L’échec au concours l’an passé a accru ma volonté de réussir cette année. De toute façon, je n’ai pas le choix : si je veux devenir médecin, c’est cette année ou jamais. Le redoublement n’est autorisé qu’une seule fois. Mais cette année, je suis confiant.
Je vis toujours au Sanitas, même étage, même chambre. En août dernier, ma voisine Marie Andrée est partie prendre un appartement en ville. Bien qu’elle soit toujours à Tours, j’ai le sentiment que je ne la reverrai jamais.
Pour moi en tout cas, il n’est pas question de prendre un appartement. Je n’en ai pas les moyens. A cause de mon échec au concours, je ne perçois plus les bourses d’étude, et puis ce n’est pas ma mère qui va m’aider financièrement. Maintenant, je suis complètement seul et je n’ai plus de ses nouvelles. Mon petit frère Salim m’appelle de temps en temps en cachette. L’été dernier, j’ai essayé de rentrer à Orléans pour le voir, mais je n’avais nulle part où me loger. Ma mère et son mari ont refusé de m’héberger. Mon frère Kader m’a pris chez lui et m’a trouvé un job saisonnier pour avoir de quoi vivre pendant l’été. Je me suis servi de cet argent pour payer les frais d’inscription à la faculté, ainsi que les premiers loyers de ma chambre universitaire.
Kader, lui, a fait son service militaire l’année dernière. Depuis, il a réussi à trouver un emploi bien payé dans une grande surface. Sans mon frère, je ne sais pas comment j’aurais pu faire pour étudier. Tous les mois, il m’envoyait de l’argent pour pouvoir vivre décemment. J’ai pu ainsi passer l’année sans trop d’encombres.
Denise est partie il y a presque un an, en juin dernier. Nous nous sommes séparés car nos caractères étaient vraiment trop incompatibles. Je ne me sentais pas tout à fait libre avec elle, et puis maintenant, je me trouve suffisamment robuste pour vivre seul.
Il est 18h00. Je me lève de ma chaise et me dirige vers le miroir au-dessus de mon petit lavabo. Les traits de mon visage se sont marqués depuis que je vis dans cette chambre. J’ai l’impression d’avoir pris sept ans. Peut-être parce que nous sommes jeudi, et que c’est la fin de la semaine.
On frappe à la porte. C’est Hervé. Il est en avance, comme d’habitude. Je lui ouvre, il entre, et après avoir échangé quelques résultats sportifs, nous nous mettons au travail.
La soirée passe à une vitesse folle et bientôt Hervé me fait part de ses inquiétudes au sujet du bus : le dernier part en effet dans une poignée de minutes. Pour ne pas être obligés de nous arrêter en plein élan dans notre travail, je lui propose de rester ici pour la nuit. Après une courte hésitation, apparemment gêné, il finit par accepter.
Il est déjà 2h30 et nous nous préparons à ranger nos affaires de cours. Ceci fait, Hervé passe de l’autre côté du meuble qui coupe la pièce en deux pour se déshabiller, et pour me laisser le faire. Ensuite, il ouvre la porte de ma chambre et va aux toilettes communes de l’étage, à l’autre bout du couloir. Je profite de ce moment pour m’emparer du sachet de sel et du couteau sous mon matelas. Je les pose sur le sol, et les recouvre ensuite rapidement de mon sac de couchage avant qu’il ne revienne. Il ouvre la porte.
- Tiens Hervé, je te laisse mon lit pour la
- Tu plaisantes ou quoi ? Déjà que je m’invite à moitié chez toi…
- Si si, j’insiste. Tu sais, chez nous les arabes, les principes de l’hospitalité sont sacrés. Il est hors de question que je te laisse dormir par terre chez moi, même si j’habite dans cette petite
Je me faufile soigneusement dans mon duvet. Lui, résigné mais trop fatigué pour discuter avec moi, entre dans mon lit en me souhaitant bonne nuit, et éteint la lumière. Je ferme les yeux, et je sens contre mon ventre la bosse rassurante formée par le couteau et le sachet de sel.
« C’est étrange. Malgré l’heure tardive à laquelle nous nous sommes couchés, je me sens déjà reposé. Pourtant, il fait encore noir dans la chambre. Il doit être aux alentours de six heures, probablement. Je vais me lever rapidement pour voir.
Mais…Mon Dieu ce n’est pas possible ! Je suis cloué au sol ! Pourtant… Pourtant le couteau et le sel sont bien sous mon ventre ! Je peux les sentir à travers mon duvet. Il faut que je parvienne à me retourner pour voir si Hervé dort encore. Il faut que je l’appelle, vite ! ».
Avec grande peine, je réussis à me mettre sur le dos. Mais là je n’en peux plus. Je suis épuisé par cet effort et par Zhortott. Fatigué d’être sous son joug, comme une poupée avec laquelle il s’amuse. J’en ai vraiment assez. Pour la première fois, ma peur s’efface devant ma colère.
« Soudain, je me sens m’enfoncer dans le sol de la chambre, traverser le plancher et tomber dans le vide ! Une chute longue, très longue. Une chute vertigineuse qui n’en finit pas. Je ferme les yeux à l’idée de la violence du choc à venir.
Je finis par atterrir, violemment effectivement, mais étrangement, je ne ressens aucune douleur. Je me relève aussitôt et regarde autour de moi. Je suis dans un espace immense dont je ne vois pas les limites. Une épaisse fumée compacte flotte sur le sol. Mes membres m’obéissent, je n’ai rien de cassé et je peux contrôler mon corps, quel soulagement.
Soudain, une silhouette apparaît à l’horizon, loin devant moi. Elle marche dans ma direction, en se détachant de l’épaisse fumée. Ce doit être lui, ce doit être Zhortott. Mais maintenant, il court. Il court vers moi à une vitesse hallucinante, dans une sorte de mouvement discontinu et saccadé. Brusquement, je me sens projeté à au moins dix mètres en arrière par un violent coup de pied en pleine poitrine. Après de nombreuses roulades, je m’aperçois que je ne ressens aucune douleur là non plus. Par contre, j’ai le souffle coupé. Je me mets à genoux pour pouvoir respirer. Oh non… Il est déjà en face de moi, je le sens, là, debout.
Je lève la tête vers lui. Comme il est affreux ! Je pense qu’il doit faire près de trois mètres de haut. Ses cuisses et son thorax sont marrons et velus. Mais ce qui me frappe le plus, c’est qu’ils sont disproportionnés par rapport au reste de son corps. Son visage porte un large museau. Sa respiration est puissante, et ses yeux sont blancs. Je me redresse, les mains sur le ventre, et d’un geste qui semble le surprendre, je le pointe du doigt :
- Je n’ai pas peur de ..Laisse-moi tranquille !
C’est alors que son corps double de volume ! Je lui arrive aux genoux maintenant. Il m’attrape brutalement entre ses bras et me sert contre lui. Mon souffle se coupe, et j’ai de plus en plus de mal à respirer. Mes yeux se ferment et la pression sur mes côtes se fait de plus en plus puissante. Dans un dernier effort, j’ouvre un œil et je le fixe.
- Je n’ai pas peur de toi, tu m’entends ? Laisse-moi .. Je ne t’ai rien fait…
C’est drôle, mais je ne ressens toujours pas de douleur. Je le sens serrer pourtant, de plus en plus. Je m’étonne que mes côtes ne se soient pas encore brisées. J’essaie de garder l’œil ouvert mais je ne peux pas. Je ne peux plus. Je manque d’air. Je faiblis… ça y est, je vais mourir ici, sans même savoir où je suis ? Mais pourquoi ? Pourquoi moi ?
Tout à coup, Zhortott me lâche, et je tombe lourdement sur le sol. Je reste là, à me tordre, incapable de faire le moindre mouvement cohérent. Je ne le vois pas, mais je le sens partir. Je reprends mon souffle, et me roule sur le côté en ouvrant les yeux. Je le vois qui s’en va effectivement, marchant droit devant lui, en me laissant là. J’en profite pour essayer de retrouver ma respiration ».
- Karim ! Karim ?
C’est la voix d’Hervé…
- Aller Karim, debout mon vieux, il est déjà huit
D’un coup, je me redresse en position assise, serré dans mon sac de couchage, les yeux ronds, tremblant, regardant droit devant moi.
- Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu as fait un cauchemar ?
- Hein ? Quoi ?
- Je te demande si tu as fait un cauchemar ? Allo ? Karim ? Ici la Terre ! Il sourit.
- Tu es debout depuis longtemps ?
- Une dizaine de minutes
- Et tu m’as entendu parler, ou bouger ?
- Tu t’es retourné plusieurs fois, c’est ça qui m’a réveillé d’ailleurs. Et puis tu marmonnais dans ta barbe je ne sais quoi, je n’ai pas compris ce que tu disais. Pourquoi, ça ne va pas ?
- Je crois que j’ai fait un sale cauchemar. Il est 9h00. Hervé vient de partir.
Je ne comprends pas. J’ai toujours été protégé jusque-là. A présent, je me rends compte que rien n’est efficace contre Zhortott. Le couteau et le sel ne l’ont pas repoussé. Maintenant je me retrouve entièrement désarmé face à lui. Je ne maîtrise plus rien. Je suis totalement démuni s’il revient. L’idée même de m’endormir me terrorise. Que puis-je faire ? Plus rien. Je le crains. Il ne me reste plus qu’à attendre maintenant, attendre en me demandant “ quand sera la prochaine fois ? ».
***
Samedi 8 mai 1982.
Il est 9h15. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Hier soir, je suis sorti avec des copains pour un anniversaire. Je ne connaissais pas la personne, mais ce n’est pas grave. Ce qui comptait, c’est que je ne sois pas tout seul chez moi la nuit. La fête a duré jusqu’à six heures ce matin. Pour ne pas m’endormir, je me suis aussitôt mis au travail, même si je savais que je n’aurais rien retenu de ma lecture. Je crois que c’est la peur qui me maintient éveillé. Je suis conscient que mon attitude a quelque chose d’absurde, car je finirai bien par céder tôt ou tard à la fatigue. Je la sens m’envahir, doucement, rendant mes gestes imprécis, mes yeux humides et mes paupières de plus en plus lourdes. J’ai la nuque tendue et des fourmillements au niveau des épaules.
« Le téléphone sonne dans le couloir. Ici, nous disposons d’un appareil pour les dix-sept chambres de l’étage. A cette heure-ci, mes voisins doivent encore dormir. « Je vais aller répondre, ça me maintiendra éveillé.
J’ouvre la porte et me dirige à pas lents vers le téléphone. C’est étrange, le couloir me semble terriblement long ce matin. Ce doit être la fatigue. Plus j’avance, plus le combiné mural semble s’éloigner.
- Allo ?
- Allo, Je voudrais parler à Karim, chambre 401 s’il vous plaît.
- Oui, c’est
- Karim ? C’est Salim, ça va ?
- Salim ! Je suis content de t’entendre mon petit Je suis un peu fatigué en ce moment mais ça va. Et toi ?
- Moi aussi. Sauf que j’ai fait un cauchemar horrible cette nuit, j’ai eu très peur.
- Dis-moi, je t’écoute
- Et bien j’étais dans mon lit, et quand j’ai voulu me lever, je n’arrivais plus à J’ai voulu appeler maman mais je n’arrivais pas non plus à parler. J’ai eu très peur tu sais ? »