Au bureau, ce fut Jean-Henri, le branché de service, qui nous en parla un lundi.
« Messieurs » disait-il en montrant ses chaussures, tandis que j’arrivai. « Les chaussures du futur ! »
Nous regardâmes les dites chaussures qui ressemblaient à s’y méprendre à des chaussures, un peu plus neuves que les nôtres il est vrai. Mais avec Jean-Henri, c’était somme toute assez normal.
« J’ai un forfait de huit heures, pour essayer. » nous dit-il.
« Huit heures pour quoi faire ? » dit Mattéo.
« Pour marcher, tiens ! » répondit Jean-Henri de son habituel air narquois. Il était maintenant dans son rôle préféré. Tout le bureau était rassemblé autour de lui.
« Ça m’intéresse » dit Alexandre « J’habite à la campagne. J’adore marcher ! »
« Impossible ! tout le territoire n’est pas encore couvert. Pour l’instant seules les grandes villes le sont. Il faudra attendre. » Puis devant l’air dépité d’Alexandre, il ajouta triomphant : « Adolfo Ballysoon a les mêmes! je l’ai vu sur zéroloose.com. »
Il va s’en dire que nous étions tous très sceptiques, sauf Jessica qui était amoureuse de Jean-Henri et fan d’Adolfo Ballyson.
Je dus m’absenter trois semaines et quand je revins au bureau, un lundi midi, je retrouvai tout le monde à la cantine. La conversation était animée. Jean-Henri comme d’habitude était au centre de tous les débats. Je remarquai au passage que Jessica avait troqué ses escarpins pour une paire de chaussures ressemblant à s’y méprendre à celles de Jean-Henri.
« Mais enfin ! » disait Adrien «On a tous des chaussures et on n’a jamais payé de forfait ! »
« Des chaussures ! » dit Jean-Henri en ricanant « des souliers tu veux dire! pourquoi pas des cothurnes ! J’ai entendu ce matin sur AL RJ qu’aux États-Unis plus de 40% des ménages sont équipés. »
« Mais, » dit Paul « pourquoi payer un forfait de 8 heures si tu ne marches que 6 heures ? »
« Tu es gagnant » déclara Jean-Henri « le forfait 6 heures existe mais il ne coûte que 2 euros de moins par mois. Rends-toi compte ! »
« De toute façon » dit Clémentine « tu peux bien marcher 10 heures si ça te chante, qui va le savoir ? »
Jean-Henri se tut un moment, avec l’air patient et souriant du professeur qui explique pour la quinzième fois la règle de trois à une classe de terminale demeurée. Enfin il daigna se pencher et nous expliquer. Il était au comble du bonheur.
« Si tu dépasses ton forfait tu payes en plus. Ces chaussures sont équipées d’une puce. » Puis devant notre air surpris il ajouta « Je vous avais bien dit que c’était l’avenir ! »
Un mois plus tard, une campagne publicitaire des trois plus gros fabricants de chaussures commençait.
Piesur, le fabricant «historique» occupait les ondes avec son slogan lancinant sur fond de musique entêtante:« ne marchez plus à côté de vos pompes, achetez les nôtres avec le forfait 10 heures. Piesur, on assure!» La marque s’était adjugé les services de Mouloud Fhlatfoutt l’attaquant-vedette de l’OFC, le champion en titre.
Shoozy répliquait avec Guillaume Fadièse, chanteur à la mode «chez Shoozy tout le monde trouve chaussure à son pied! Essayez nos forfaits 5, 7 Et 9 heures. Marchez plus longtemps avec Shoozy!»
Enfin Bigfoot, marque plus jeune et décalée y allait de son:« Prenez votre pied et laissez-nous prendre soin des vôtres! Forfait Bigfoot en avant toute!» Tout cela susurré en douceur par la sulfureuse top, Alina Anorexova.
Plus une émission de télé sans sa rubrique forfait-chaussure, son invité sponsorisé.
Si bien que trois mois plus tard une grande partie des collègues s’étaient convertis et leurs conversations tournaient souvent autour des avantages comparés de l’un ou l’autre des forfaits, quand ce n’était pas le look des chaussures. Jean-Henri était bien évidemment ravi d’avoir été prophète en son pays. Mais il était aussi secrètement chagriné, car du coup son forfait-chaussure était noyé dans la masse, et il perdait ainsi son aura d’éternel précurseur, sacrifiant sa vie et ses économies sur l’autel de la modernité.
Alexandre avait pour sa part retrouvé le sourire. Des relais-chaussures étaient installés un peu partout et il venait d’acquérir un des tout premiers forfait-randonnée.
Le lundi suivant, l’air enjoué de Jean-Henri aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Mais il ne dit rien tout d’abord. Ce fut vers 10h, à la pause-café alors que Julie disait qu’elle préférait un forfait-jour sans engagement, ce qui lui permettait de se reposer le soir et que Thomas lui répliquait qu’un forfait week-end, c’était quand même plus pratique, que Jean-Henri laissa tomber avec son air condescendant: «Tout ça c’est bien joli et bien bon pour les amateurs. Moi j’ai changé de marque et opté pour l’illimité, c’est évidemment la meilleure solution.»
Aussitôt Jessica regarda ses chaussures d’un air consterné. Il allait falloir changer.
Au bureau, j’étais l’un des derniers à ne pas avoir acheté de forfait-chaussure. Mais à la maison, ma femme avait acheté un forfait-perso de 4 heures. «Un minimum» disait-elle. Quant à ma fille, qui avait treize ans à l’époque, elle nous maudissait jusqu’à la dixième génération car nous refusions de lui en payer un, ce que tout parent digne de ce nom faisait s’il aimait vraiment son enfant. Bref, nous étions des néandertaliens, égoïstes et bas de plafond.
Un soir, tard, m’étant couché de bonne heure, je fus réveillé par des bruits dans le salon. Je me levai et trouvai mon épouse en train d’arpenter le dit salon de long en large.
« Un problème ? » dis-je « Tu veux qu’on en parle ? »
« Pas du tout ! » répondit-elle « C’est juste que nous sommes le 31 et j’ai encore une heure de forfait. Si je ne l’utilise pas, il sera perdu. Ce serait dommage! J’aurais bien été marché dehors mais il fait trop froid. Je suis désolé de t’avoir réveillé. Il faudra que je pense à changer de forfait pour avoir un report des heures sur le mois suivant. »
Le mois suivant justement , les néandertaliens, d’une coupable faiblesse et affaiblis honteusement par une guerre d’usure cédaient à leur fille enfin bien-aimée. Match gagné. Le score: un forfait-ado 1 heure pour Clémence et un amer goût de défaite pour nous, plus le prix du forfait. Croyant, bêtement acheter la paix, nous aurions du tout de même prévoir ce qui arriva. En moins de 2 semaines Clémence usa ses semelles jusqu’à la corde et les remplaça dans un relais-chaussure sans nous avertir.
Devant la facture et les perspectives de récidive, nous passâmes outre ses récriminations et optâmes pour un forfait bloqué, genre indéboulonnable. Pour le coup nous devînmes carrément des protozoaires demeurés (Clémence avait une conception toute personnelle de l’origine des espèces). Au fil des mois, les modes et les modèles changeant à la vitesse de la lumière, les amibes que nous étions refusèrent successivement: les superjets avec musique dans le talon, les message-boots avec texte interchangeable sous les semelles et les visioshoes avec mini webcam sur le cou de pied. Nous nous rapprochions du big bang !
En un peu moins de deux ans, il fallut bien admettre qu’il était de plus en plus difficile d’échapper à la chose, sans parler des sarcasmes réguliers dont j’étais la cible.
«Tu verras!» me dit un jour Adrien «J’étais comme toi. Tu trouves cela inutile mais quand tu auras essayé, tu te rendras compte que c’est pratique, agréable et tu en trouveras l’usage naturellement. L’appétit vient en mangeant.»
Je m’énervai, ayant entendu l’argument trois cents fois. «L’appétit coûte cher! Avant on n’éprouvait pas un besoin si irrépressible de marcher, partout, tout le temps, on dépensait moins et il ne me semble pas que l’on était plus malheureux. Et puis enfin, c’est bien beau de marcher, encore faut-il avoir un endroit où aller!»
«Tu pinailles! Tu te butes inutilement. C’est aussi très bien de marcher sans but, de marcher pour marcher. Et puis si tu veux retourner au Moyen-Âge c’est ton problème!»
Et voilà! Je me trouvai à nouveau propulsé en arrière dans le temps, un peu moins loin cette fois. Il est vrai que comparé à ma fille, Adrien manquait d’énergie et surtout d’entraînement. Il fallait bien me rendre à l’évidence: j’étais, pour dire le moins, un dinosaure.
En tout cas la vie en société se trouvait modifiée petit à petit par le désormais omniprésent forfait-chaussure et toutes ses déclinaisons, et ce pour des raisons diverses et souvent inattendues.
Certains médecins s’inquiétèrent de nouvelles pathologies dues à des usages excessifs: ampoules à répétition avec infections, cals, entorses multiples, tendinites, hypertrophie des mollets, problèmes de circulation (le comble pour des gens qui circulaient autant) etc…Seuls les pédicures, les podologues se frottaient…les mains.
Des études commençaient à paraître allant jusqu’à dénoncer des risques de conduite addictive chez certains sujets, notamment les plus jeunes. Les cas d’épuisement étaient légions. La dangerosité ne fut en tout cas jamais établie car d’autres études furent publiées, soulignant l’intérêt du forfait-chaussure et son impact positif sur la santé, voire sur les relations sociales. Ces dernières étaient souvent financées par le lobby des chausseurs.
En tout cas, le nombre d’accidents dus au forfait-chaussure augmentait. Beaucoup, de plus en plus nombreux, marchaient, marchaient, marchaient sans lever la tête et se heurtaient aux objets les plus divers: vitres, poteaux, murs, bus, voitures qui avaient tous pour particularité d’être plus dur que la tête des marcheurs.
Aux heures de pointe, de véritables bouchons se formaient en certains endroits, provoquant ce qu’il fallait bien appeler des carambolages. Aucun lieu n’était à l’abri des possibles excès. Dans les bus, les trains et les métros certains, encore minoritaires, marchaient sans se soucier des autres, piétinant, bousculant, surpris, voire scandalisés qu’on puisse leur faire une remarque. Ils marchaient, clamaient-ils, c’était bien leur droit.
Tout d’une manière étrange se passait à l’envers. Plus personne ne s’arrêtait pour parler à quelqu’un. Au contraire, on arrêtait de parler pour se mettre à marcher et la personne à qui l’on parlait restait en plan, attendant parfois un hypothétique retour.
Au restaurant, chez des amis, les gens se levaient, interrompant la conversation ou le repas en cours pour arpenter les lieux avant de se rasseoir. Ceci pouvait se répéter plusieurs fois. Dans les magasins, chez le médecin même, les commerçants se mettaient parfois à marcher et s’excusaient quelques minutes. Certains clients délaissés en faisaient alors autant. Cela donnait le tournis. Point de sanctuaire. Dans les cinémas, salles de spectacle, la pratique s’installait malgré les annonces faites avant les projections ou concerts. On put lire dans les journaux le cas de mariages, baptêmes et enterrements interrompus par la marche, parfois par le curé lui-même.
L’enseignement fut logiquement touché. Au lycée d’abord, puis parfois au collège, des élèves se levaient en plein cours. Dans le meilleur des cas, ils se rasseyaient, un peu gênés, en s’excusant. Mais de plus en plus souvent, ils se mettaient à marcher, après être entrés, avant la fin du cours ou en plein milieu d’une leçon. Une remontrance les faisait immanquablement lever les bras, consternés. «Si l’on ne peut plus marcher en cours!» disaient-ils, signifiant ainsi l’injustice flagrante qui les frappait ainsi que la nature fondamentalement liberticide de l’enseignant. Dans les couloirs, la marche était reine. On marchait ensemble pour se dire qu’il fallait qu’on marche. On comparait sa marche. On prenait rendez-vous pour après les cours, pour marcher ensemble.
Évidemment, il était désormais trop tard pour contrôler le phénomène, sans parler même de revenir en arrière. A la seule évocation de la possibilité d’une restriction, voire d’un usage raisonnable, les épaules se haussaient, on fourbissait des armes, on préparait des camisoles. Tout se passait comme si pendant la marche, le sang descendait dans les jambes, laissant le cerveau non irrigué.
Au retour des vacances d’été les conversations allaient bon train. Chacun racontait son périple, son séjour. Alexandre se plaignait que son forfait ne fonctionnait pas dans le pays qu’il avait visité. Mattéo avait dû payer un supplément pour pouvoir marcher à l’étranger! Son chausseur allait l’entendre!
Jessica, de retour d’un pays du Sud racontait force anecdotes dont le clou était que les habitants du dit pays avait bien des chaussures, mais pas de forfait. Pouvait-on imaginer cela? Alors forcément ils marchaient mal. D’ailleurs, disait-elle d’un ton péremptoire, tout marchait mal là-bas. Et elle défaillait presque de ravissement devant tant d’esprit. Jean-Henri attendait son heure, mais déjà ses yeux se plissaient de plaisir par anticipation.
«Des chaussures sans forfait, j’ai déjà vu ça! Moi, j’étais au BoBoland avec Marie-Pivoine et j’inaugurai mon nouveau forfait-tong spécial été. Et bien figurez-vous que les natifs n’ont pas de chaussures! J’en étais sidéré. Pourtant j’ai déjà fait le tour de l’Asie en hôtel-club mais je n’avais jamais vu ça. Marie-Pivoine n’était d’ailleurs pas très rassurée.»
Un pays sans chaussures. Jean-Henri était bien le héros de la boite et il prenait encore une fois la tête du championnat dès la reprise.
J’allais faire remarquer que porter des chaussures, sur des plages par 35° degré à l’ombre, cela aurait été somme toute assez crétin, mais n’ayant pas envie de voyager dans le temps juste après les vacances, je décidai de m’abstenir.
Le forfait-chaussure n’était heureusement plus au centre des conversations car il était devenu une chose entendue, intégrée. Par contre, au bureau comme ailleurs, tout le monde marchait, du matin au soir, si bien que la direction dut prendre des mesures, car le travail s’en ressentait. Il y eut résistance et protestations mais à contre-coeur il fallut bien s’y plier. Jean-Henri envisagea sérieusement de changer d’emploi. Il ourdissait une riposte.
Trois mois après, nous apprenions qu’il avait été promu commercial, avec forfait-chaussure illimité payé par l’entreprise, qu’il pouvait même utiliser le week-end à des fins personnelles. Quand il nous l’annonça il dut faire des efforts visibles pour contrôler une érection.
L’époque était donc irrémédiablement à la marche. Au fil des mois nous avons vu fleurir un forfait-jogging pour les sportifs. Des manifestations diverses ont forcé les chausseurs à créer un forfait-béquille, puis à diviser le prix du forfait par deux pour les unijambistes. Le forfait-premiers pas n’a pas été un succès mais le senior-déambulateur trouve son rythme de croisière, si je puis dire.
De quoi l’avenir sera-t-il fait? Difficile à dire, mais Jean-Henri a son idée. L’autre jour il nous a rendu visite. «En souvenir du bon vieux temps!» nous a-t-il dit. Mais il glissé assez vite un «Au fait vous connaissez ma dernière acquisition?» en montrant ses pieds d’un geste devenu réflexe. Il déclama «Le futur est aux accessoires. Je me suis porté volontaire pour tester le contrat-chaussette avec option lacet !».
Je commence à songer sérieusement à l’amputation.