Pour le dossier de l’été, Jean-Luc Maxence et Danny-Marc m’ont recommandé de rencontrer leur ami Gaëtan de Courrèges, prêtre et chanteur.
« Le monde d’aujourd’hui est-il le même ? » : l’intitulé du thème est volontairement ambigu, prêtant à toutes sortes d’interprétations. C’est volontaire. Selon un raisonnement bizarre autant qu’étrange qui nous est propre, nous nous disons qu’un expert de Tintin comme Gaëtan de Courrèges devrait nous éclairer là-dessus.
Notre tintinologue distingué vit dans une loge de concierge, au rez-de-chaussée d’un immeuble parisien de la rue de Charonne. À mon arrivée, il me propose un café que je sollicite serré et noir. Il me répond que c’est un café bleu. En effet, le paquet est bleu. Pourquoi ? C’est qu’il est « force 12 », recommandé entre les phares d’Ar Men et de la Jument. Déclinant son offre de chocolats (je manque du courage permettant de m’arrêter une fois le premier avalé et préfère donc y renoncer), je me retrouve à expliquer que le chocolat comme le fromage sont mes égarements de toxicomane. Gaëtan de Courrèges est à contrario allé jusqu’à suivre des séances d’hypnose pour le débarrasser de son aversion profonde au fromage. Sans succès. Il a été, enfant, torturé au camembert par ses frères ainés. Étant moi-même l’aîné de la fratrie, je comprends tout de suite l’allusion. Sa névrose caséinophobe est, selon ses dires « enkystée depuis trop longtemps ».
Rebelle(s) : Si cela peut vous rassurer, la haute ambition de cette interview est plus d’éclairer une personnalité que de recueillir la seule expertise d’un tintinologue.
Gaëtan de Courrèges : Il est vrai que je ne peux pas m’empêcher d’écrire un article sans qu’il y ait une tintinologie dedans.
Rebelle(s) : C’est parfaitement légitime.
J’avise une vitrine trônant sur une armoire, impeccablement disposée par étagère dans le salon, lui-même éclairé par la fenêtre donnant sur la cour de l’immeuble. Bien rangés les uns à côté des autres, elle contient les modèles réduits de tous les avions dessinés par Hergé le long des aventures de ses personnages, en particulier de Tintin, accompagnés par les figurines de ceux qui accompagnent notre héros : Milou, le capitaine Haddock, le milliardaire Carreidas, Szut… J’en reconnais la plupart.
Cet avion-là est dans L’île noire.
Gaëtan de Courrèges : C’est en réalité celui de la troisième version de L’île noire, la deuxième édition en couleur, de 1954, je crois.
Nous avons affaire à un expert, indubitablement. Défilent les aéronefs du Crabe au pinces d’or, de Coke en stock, du Sceptre d’Ottokar, de L’étoile mystérieuse, de Vol 714 pour Sydney. Il y a même le Stratonef H22 et même le Fairey « Battle » de Destination New-York !
Rebelle(s) : D’où vous vient cette passion de Tintin ?
Gaëtan de Courrèges : Je ne sais pas précisément d’où ça me vient. J’étais un enfant plutôt sage. J’avais dû lire Tintin dans Cœurs Vaillants, de l’époque de la guerre. Le directeur du journal, L’abbé Courtois dont le nom était usurpé avait fait un enfant dans le dos d’Hergé en publiant ses planches sans le payer. Probablement pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
L’abbé de mon petit village des Pyrénées nous donnait quant à lui dix francs chaque fois qu’on lui servait la messe. Le suivant, toujours en soutane et ceinture de cuir, représentait plutôt l’aile gauche de l’Église. À la place, considérant qu’on ne saurait soudoyer les enfants, il nous fournissait La vie catholique illustrée dans laquelle paraissait Les aventures de Tintin !
Mon frère aîné m’a offert mon premier album de Tintin, Tintin au Congo. Puis est venu Tintin en Amérique. Cela a tout changé pour moi. La prairie devant la maison s’est changée en savane, les vaches sont devenues des bisons.
Rebelle(s) : Les études ?
Gaëtan de Courrèges : Mon village sur les premiers contreforts des Pyrénées s’appelle Simacourbe, sur les côteaux du Vic-Bilh. Vin liquoreux, Pacherenc « pech en rang », c’est-à-dire « pieds en rang », dans le coin du Vic-Bilh, de « Vicus » vieille ferme romaine. On y trouve deux vins, le Pacherenc et le Madiran. J’y ai passé mon enfance. Après, la Vendée pour le Petit Séminaire, puis un Grand Séminaire. Service militaire, officier en Algérie, ordonné prêtre à 25 ans. Il y avait un CMFP à Fontenay-le-Comte, Centre Militaire de Formation Professionnelle. On commençait à prendre conscience qu’il faudrait une armée de métier ; les appelés ultramarins y suivaient des formations professionnalisantes. Toujours passionné par les arts, dessin, musique, etc., je me suis retrouvé à faire de la musique et à monter des pièces de théâtre avec les Tahitiens ! Passé mon service militaire, j’ai eu énormément de chance car mes supérieurs ecclésiastiques m’ont encouragé à poursuivre dans cette voie. Jusqu’à devenir à 30 ans responsable d’un foyer de jeunes, ensuite « prêtre ouvrier ». Bien qu’en usage, le mot n’était pas le bon dans le monde de la musique et de la chanson mais j’avais bien un métier.
Rebelle(s) : Avant ou après « Vatican II » ?
Gaëtan de Courrèges : Après, bien sûr. Grosso modo, c’est l’intuition de Vatican II que j’ai signée. J’étais un type relativement adapté. Ma mère m’avait gardé une améthyste au cas où je deviendrais évêque. Voyant comment je tournais, elle a fini par me dire qu’elle l’avait donnée à une de mes nièces.
J’ai mené ma vie dans ce monde-là, comme une « présence d’Église », pour faire simple. Alors que j’étais parti pour convertir tout le monde, c’est tout ce monde qui m’a converti. Au point de départ d’un ministère assez classique, je me suis retrouvé dans un ministère qui l’était moins.
Rebelle(s) : Auriez-vous pu être jésuite ?
Gaëtan de Courrèges : Oui. Mais en fait je n’étais pas assez intelligent pour l’être. Alors qu’à 28 ans je disais aux responsables que je voulais faire suivre une formation artistique, ils faisaient un concours entre eux pour savoir si j’étais jésuite ou dominicain. Je n’étais ni l’un ni l’autre.
Rebelle(s) : Un jésuite marche dans les rues de Rome. Il avise un dominicain et lui demande : « Mon frère, pourriez-vous m’indiquer le chemin pour aller au Vatican ? » Le dominicain lui répond : « Mmmh… Vous ne trouverez jamais, c’est tout droit ».
Gaëtan de Courrèges : La Sainte Trinité s’interroge. Où vont-ils passer leurs vacances ? Le Père : « Descendez sur terre, je vais rester là ». Jésus se dit qu’il irait bien en Palestine, mais ça chauffe là-bas, ce n’est pas simple… « Et toi ? » demandent-ils tous deux au Saint-Esprit. « Pourquoi pas Rome ? Je n’y ai jamais foutu les pieds ».
Rebelle(s) : Quand on dit que l’Esprit Saint descend sur le conclave…
Gaëtan de Courrèges : Il y en a qui avait piscine, parait-il…
Rebelle(s) : Dans les années 70 et 80, le parcours que vous avez eu n’était pas banal pour un prêtre, mais possible. Toutefois avant Vatican II, cela aurait été exceptionnel.
Gaëtan de Courrèges : Et surtout maintenant ! Je ne suis plus du tout à la mode. Je m’en fiche, j’ai signé cela, je ne reviens pas dessus. C’est ce visage de l’Église qui m’intéresse. Actuellement, ne faisons pas de détail, l’Église est dans une mauvaise passe : de moins en moins de pratiquants, des problèmes structurels qu’on a essayé de mettre sous le tapis. À force, ça fait des bosses. Le visage de l’Église est abimé ; je ne parle pas du visage de l’évangile, de la foi ou du Christ.
Rebelle(s) : Il faut distinguer le message éternel du messager actuel.
Gaëtan de Courrèges : Sauf que nos contemporains veulent une cohérence entre l’un et l’autre. Et ils ont bien raison.
J’ai eu une vie peut-être pas banale mais à un âge avancé, je peux dire que j’ai été heureux. Ce ne fut pas aisé, il a fallu inventer. À la sortie du séminaire, nous étions des gamins. Certains confrères de ma génération m’apparaissent aujourd’hui comme encore très enfantins, bien qu’ils aient connu d’autres pays, d’autres cultures.
Rebelle(s) : Je sais que nous sommes à un instant donné tous les âges que nous avons vécus. On n’est pas seulement un homme mûr, mais au même moment un jeune adulte, un adolescent, un enfant. En fonction du moment, de l’émotion, des circonstances, on va laisser s’exprimer tel ou tel aspect de sa personnalité et de sa mémoire.
Gaëtan de Courrèges : Vous ne pouvez pas mieux tomber. C’est une réflexion que je me fais à moi-même et aux journalistes. En ce moment, je termine la cinquième comédie musicale pour un collège à Verdun avec 300 élèves sur scène. C’est une histoire, une scénographie. Quand les journalistes me demandent où je vais pêcher tout ça, je réponds que je prends rendez-vous avec l’enfant intérieur. Je ne sais pas si je rencontrerais si facilement un autre âge de ma vie.
Rebelle(s) : Je ressens également que plus on avance en âge, plus l’enfance a de poids. Chez Saint-John Perse, c’est la nostalgie d’une enfance de royaume qui est évoquée.
Gaëtan de Courrèges : Mon rapport à l’univers d’Hergé est ancien, mais je ne suis devenu collectionneur d’albums que sur mes vieux jours. J’avais toute une collection du journal Tintin mais ne l’ai pas gardée. Par contre, j’ai toujours une centaine d’albums en langues étrangères. Les sept boules de cristal, par exemple : j’en ai soixante-dix.
Rebelle(s) : Dans soixante-dix langues différentes ? Vous me décrivez-là quelque chose comme une future fameuse « vente de Courrèges », une prestigieuse collection que pourrait présenter un commissaire-priseur vedette !
Gaëtan de Courrèges : Oui ! Un de mes neveux que j’ai entraîné là-dedans est tintinologue. Ce colonel de neveu, nostalgique de « l’Escadron blanc », a même recherché une généalogie au lieutenant Delcourt, protagoniste du Crabe aux pinces d’or. J’ai un site web consacré à Tintin. Dans la rubrique « Tintin polyglotte » : Les sept boules de cristal. Par exemple, je l’ai en Bengali ; en Thaï – en deux versions – ; en Cingalais et en Kalahari. C’est relativement pointu. J’ai même un Lotus bleu en Khmer.
Rebelle(s) : L’avez-vous en Chinois ?
Gaëtan de Courrèges : Bien sûr. Pour le dragon, Hergé s’est inspiré d’une affiche de cinéma.
Rebelle(s) : Si vous aviez Le temple du soleil en Quechua, la photo de couverture serait impec pour illustrer l’article.
Gaëtan de Courrèges : Vous m’en demandez trop. En revanche, je l’ai en patois drômois. Les bijoux de la Castafiore, eux en Picard, en Alsacien, en Gallo, en Bourguignon du Dijonnais. En bruxellois et en version bruxelloise du Wallon, attention ce n’est pas la même chose. Aussi en Wallon de Namur et en Wallon de Grand Charleroi.
Rebelle(s) : Et la chanson ?
Gaëtan de Courrèges : Je ne suis pas vraiment musicien, mais assez bon chanteur et mélodiste. Pour un prêtre, j’ai un problème : je ne suis pas sérieux. Très vite, le sérieux m’emmerde. J’ai eu deux fées qui se sont penchées sur mon berceau. L’une rondouillarde et qui sentait bon, qui m’apporta un coffret à ouvrir à l’âge de 20 ans ; l’autre moche et qui puait du bec, également avec un coffret à ouvrir au dit âge. À 20 ans, j’ai ouvert le coffret de la bonne fée dans lequel j’ai trouvé une bonne dose d’humour. J’en étais heureux. Je m’attendais au pire pour le deuxième coffret. Dedans il y avait une énorme dose d’humour… C’est trop, c’est le drame. On bascule facilement dans le mauvais goût.
Rebelle(s) : Êtes-vous un lecteur de bandes dessinées, en dehors de Tintin ?
Gaëtan de Courrèges : Pas compulsif.
Rebelle(s) : De Franck Margerin : Lucien ?
Gaëtan de Courrèges : Bien sûr !
Rebelle(s) : Le coup de la fée marraine, Margerin l’a illustré. Un enfant nait dans une famille de chanteurs lyriques de l’Opéra. La première des trois fées invitées par le couple prédit au bébé la plus belle voix de chanteur qui se puisse être. La seconde lui assure un succès international. La troisième qu’il sera heureux et riche. Sur ces entrefaits, la quatrième fée, furieuse de ne pas avoir été invitée, surgit en Malaguti 50cc « Sportivo 1964 » pétaradante et proclame que oui, cet enfant sera bien le grand chanteur adulé attendu « mais qu’il n’aura qu’une seule passion : le Rock’n Roll !! »
Gaëtan de Courrèges : On lisait ça dans Pilote !
Rebelle(s) : Si vous aviez à faire des liens entre votre vie et l’univers de Tintin, quels seraient-ils ?
Gaëtan de Courrèges : Question intéressante. Ce serait « la ligne claire », ce choix esthétique et graphique qui est celui de l’école de Bruxelles pour Hergé et Jacobs puis Ted Benoit et Yves Chaland, et non pas celle de Marcinelle avec Franquin. J’ai besoin de simplifier – peut-être à l’extrême quelquefois – les choses complexes. Cependant les idées simples peuvent être simplistes…
Rebelle(s) : Elles ont au moins l’avantage de pouvoir être partagées.
Gaëtan de Courrèges : C’est ce qu’il me semble. Par exemple, je suis incapable de raconter une histoire fumeuse. Je ne supporterais pas d’écrire sans une certaine « lisibilité ».
Les mots sont ludiques, goûteux. Au sens de la différence entre un Préfontaine et un Gevrey-Chambertin. Les mots sont gouleyants. Quand j’écris des scénarii, je veux qu’ils soient « lisibles ». Dans ma vie j’aurais essayé d’être lisible. Ma vie est une ligne claire.
Rebelle(s) : C’est une jolie expression.
Gaëtan de Courrèges : Cela n’a pas été dans le droit fil de ce qu’on attendait de moi. Faut quand même pas déconner, j’aurai été un peu marginal.
Rebelle(s) : La marginalité n’est pas antinomique d’une ligne claire. D’ailleurs la ligne définit la marge.
Gaëtan de Courrèges : Quand je pense à la ligne claire, je pense aux vitraux. Hergé ne s’encombre pas des ombres, sauf dans la nuit terrible de l’Étoile mystérieuse, annonciatrice de l’Apocalypse. Il y a des aplats de couleurs chez Hergé, comme dans le vitrail.
Rebelle(s) : On trouve aussi une peinture en grisaille sur les verres de vitrail.
Gaëtan de Courrèges : Comme il y a un petit peu de rouge dans la tête de Tintin. Ne pas s’encombrer, donc simplifier, et tout de même aussi en caricaturant.
Rebelle(s) : Les fidèles voient l’Histoire Sainte dans le ciel de l’église. Pas étonnant que vous aimiez Tintin. Analogie graphique mais aussi d’exemplarité. Tintin, c’est moral, il y a les gentils et les méchants. Pourtant ce n’est pas simpliste, les personnages sont sympathiques mais bourrés de défauts. Haddock, Tournesol…
Gaëtan de Courrèges : Quand on demande aux lecteurs quels sont les personnages leur paraissant les plus sympas, ils ne citent pas Tintin.
Rebelle(s) : Tintin est un personnage très neutre.
Gaëtan de Courrèges : Hergé le disait. La tête de Tintin est ronde et tout le monde peut passer sa tête dedans.
Rebelle(s) : Mon impression est que les divers personnages sont des portes, et que Tintin est la clé.
Gaëtan de Courrèges : En effet, il ouvre les personnages. Encore qu’on puisse distinguer plusieurs périodes dans l’œuvre d’Hergé. D’abord jusqu’au Lotus bleu, où après sa rencontre avec son ami chinois Tchang, Hergé change le registre de Tintin, qui entre alors dans l’âge adulte et fait de la géopolitique. Enfin, l’album Les bijoux de la Castafiore est le chef-d’œuvre d’Hergé. C’est une écriture sur du rien. Peu de suspense bien que les pages soient bourrées de rebondissements, pas de coupable si ce n’est la pie voleuse. Unité de lieu, presque de temps, aucun des méchants habituels. Ils ne sont qu’imaginés. Alors qu’on a la clé de l’énigme dès la première image, la « pie voleuse ».
Rebelle(s) : Mais il y a des accusations.
Gaëtan de Courrèges : Les Romanichels, comme par hasard. Et tous les personnages secondaires sont suspectés tour à tour, la camériste et le pianiste-accompagnateur, etc.
Rebelle(s) : Comme dans Soupçons de Hitchcock, avec la scène du verre de lait qui fait croire que Cary Grant va empoisonner sa femme Joan Fontaine.
Gaëtan de Courrèges : J’ai écrit une comédie musicale où il y aurait eu un assassinat en coulisse d’une représentation théâtrale. Tout au long de la représentation, les protagonistes essayent de résoudre l’énigme alors qu’en fait, il ne s’est rien passé.
Il m’arrivait de lire quelques livres de théologie ou bibliques, de temps en temps. Mon pianiste me reprochait d’être trop sérieux et il me recommandait de lire des romans policiers. Je m’y suis mis, mais la base de ma culture est Tintin et la Bible ! Pour la Bible, ce n’est pourtant pas toujours la ligne claire.
Rebelle(s) : La Bible est poétique.
Gaëtan de Courrèges : Les livres « légaux » comme le Lévitique, ce n’est pas marrant-marrant, mais la Genèse, par contre est une épopée.
Rebelle(s) : On apprend plus facilement les écritures saintes par le rythme des phrases.
Gaëtan de Courrèges : Au mur occidental du Temple de Jérusalem, en voyant le balancement des gens en prière, on comprend que c’est une manière de mettre le texte en mouvement.
Rebelle(s) : Un ami étudiant anthropologue m’avait dit que la base de la musique était le rythme du cœur, quelle que soit la civilisation.
Gaëtan de Courrèges : C’est ce qu’on peut constater, avec des variations sur la base de multiples. Le rap est par exemple la plupart du temps à 120. Hier soir, une émission sur la musique africaine m’a fasciné. J’ai failli chialer.
Gaëtan de Courrèges me fait écouter entre autres chansons une musique magnifique illustrant les liens entre les musiques africaine et occidentale, intitulée « Lambaréna », du nom de Lambaréné, la ville du Gabon. Chants choraux et percussions sur un thème de Jean-Sébastien Bach.
Gaëtan de Courrèges : C’est gonflé !
Il y a une mécanique chez Bach qui me fait penser à la « ligne claire ». Si j’étais un matheux, je ferais une thèse là-dessus. On sait d’où ça part et on sait où ça va.
Rebelle(s) : Pour moi, un des sommets est L’Art de la fugue, dans l’enregistrement pour musique de chambre par Hermann Scherchen, avec tour à tour pour la même pièce chaque instrument qui est mis en valeur, le cor, le violon, le hautbois, le clavecin…
Gaëtan de Courrèges : Je caresse un projet. Je voudrais qu’il soit canonisé.
Rebelle(s) : Bach ? Un protestant ?!
Gaëtan de Courrèges : Oui. J’ai deux raisons à cela. Ça ferait râler tout à la fois les luthériens et les catholiques.
Rebelle(s) : Probablement.
Notre entretien est ponctué des éclats de rires francs et communicatifs de Gaëtan de Courrèges ; celui qui part à l’instant est le plus tonitruant.
Rebelle(s) : « Canoniser » Bach, ce n’est pas mal…
Gaëtan de Courrèges : On ne peut pas me dire qu’il n’a pas reçu trois bonnes doses d’Esprit Saint ! Et, en plus, il n’était pas bégueule. C’était un compagnon de jeu et de boisson tout à fait acceptable.
Rebelle(s) : Voulez-vous vraiment le faire, quand bien même il n’y ait aucune chance que cela aboutisse ?
Gaëtan de Courrèges : Non, je suis velléitaire. Je vous en fait cadeau, allez-y. J’aurais dû le faire quand j’étais plus jeune : lancer une bouteille à la mer ; faire signer une pétition.
Rebelle(s) : Je le mettrai dans l’interview mais vous devriez le faire. Vous y avez longtemps réfléchi, vous avez une certaine audience, ce serait logique par rapport à votre parcours. C’est un pavé dans la mare.
Gaëtan de Courrèges : On est à la fois dans le domaine de l’art et dans la spiritualité. Quand on reçoit Bach, on ne s’ennuie pas. Bach est un luthérien et compose sur la messe catholique.
Rebelle(s) : Bach, pourquoi pas, mais quitte à ne pas faire dans le catholique, pourquoi pas Rûmi ?
Gaëtan de Courrèges : Ah, ben oui… Tiens, j’ai enregistré des chants des religions monothéistes et traditionnelles dans la collection de CD de l’UNESCO : « Religions du monde », où prenaient place des thèmes soufis. Cela m’avait été demandé à la suite des disques diffusés par Télérama.
Gaëtan de Courrèges m’offre spontanément plusieurs de ses disques qu’il possède en double de chez l’éditeur Auvidis Tempo. Chants et musiques des religions traditionnelles, du Judaïsme, du Protestantisme, du Bouddhisme, de l’Orthodoxie.
J’ai dû passer un an à réaliser ce projet. C’était passionnant.
Plus décousu que notre entretien, c’est difficile, dites donc…
Rebelle(s) : Je vais essayer de retrouver mes petits. Comment avez-vous rencontré Jean-Luc Maxence et Danny-Marc ?
Gaëtan de Courrèges : J’ai rencontré Jean-Luc dans le cadre de l’aide aux toxicos, au temps où, avec Danny-Marc, il dirigeait le centre DIDRO. Je connaissais déjà Danny-Marc car dans les années 60, nous avions la même maison de disques. J’avais plusieurs groupes : les « Halléluia Folk Lovers ». Avec un « H », bien sûr. On chantait des trucs un peu cathos. Un autre groupe s’appelait « Crëche » avec lequel on a quand même fait « Le grand échiquier » à la télévision et l’Olympia plusieurs fois, la première partie de Maxime le Forestier.
Rebelle(s) : C’est quand même du show bizz !
Gaëtan de Courrèges : On faisait de belles choses. Je n’ai pas tout à fait cessé de composer, même s’il faut à un certain moment faire place aux jeunes. J’ai terminé la mise en place d’un oratorio « à la Bach » qui va sortir dans les semaines qui viennent, intitulé Ressuscités, d’après la Passion selon Saint-Jean. Il sera disponible en CD et sur les plateformes. Cela a été un spectacle, enregistré en direct. Des parties chorales, des parties d’aria, des récitatifs non chantés. Je voulais le faire en rap au départ. Les musiciens m’en ont dissuadé, arguant qu’il ne fallait pas faire semblant. J’aurais bien aimé, pourtant. Il est vrai que je suis plutôt « slam ». Le niveau musical est élevé.
Rebelle(s) : Je reviens au début de notre conversation. Comment Tintin éclaire-t-il notre présent ?
Gaëtan de Courrèges : Tintin éclaire le 20ème siècle.
Rebelle(s) : Pas le 21ème ?
Gaëtan de Courrèges : Il est pour le 21ème une mémoire du 20ème. Hergé est mort en 1983, tout de même. Hergé est un témoin de son siècle. Des articles là-dessus ont été écrits en pagaïe. La tintinologie n’est plus pour les mômes. Les figurines, je vais les céder à un petit garçon de sept ans quand je m’en irais chez le Bon Dieu. Il n’est pas sûr qu’elles le branchent tant que ça. La collectionnite vous prend assez tardivement.
Rebelle(s) : Les marchands du Temple !
Gaëtan de Courrèges : Exactement. Certaines des valeurs qui sont présentes dans Tintin sont actuelles. Par exemple le « droit d’ingérence » officialisé par Bernard Kouchner et l’abbé Pierre dans les années 80. Cela est manifeste dans Le lotus bleu, dès 1936. Tintin ne supporte pas les inégalités, et surtout l’injustice. Avec le recul du temps, Hergé n’était pas fier de Tintin chez les Soviets.
Rebelle(s) : C’était une caricature de caricature. Mais il y avait du vrai !
Gaëtan de Courrèges : Oui bien sûr, mais ça ne se disait pas. Et Tintin au Congo ! C’était chaud-patate…
Rebelle(s) : Ça ne passait plus au temps de Lumumba…
Gaëtan de Courrèges : Les quinze gazelles que Tintin flingue dans Tintin au Congo, ça ne passe plus non plus…
Rebelle(s) : Le droit d’ingérence, ce ne sont pas les ONG mais aussi les États… On ne se contente pas de faire la leçon à tout le monde, on envoie aussi des soldats.
Gaëtan de Courrèges : Mais Tintin n’est pas militariste. Il va d’ailleurs devenir de plus en plus antimilitariste. Tintin et les Picaros n’est pas particulièrement une ode aux armées. Le Tintin que connaissent les enfants n’est pas celui des albums, mais des dessins animés dont la qualité est discutable. Le film de Spielberg est bon au début, mais la fin est amerloque.
Rebelle(s) : Le procédé de rebondissement devient dément. La course poursuite en moto est trop longue et lourde.
Gaëtan de Courrèges : Tintin a eu du mal à s’implanter aux Etats-Unis. Les Américains ont besoin que ce soit monstrueux. Il y a cependant des moments sublimes dans le film. Dans le désert, la licorne qui passe sur les dunes… Il y a deux niveaux de lectures, celui de l’anecdote et celui de l’imaginaire inventif. La référence des jeunes est le manga, qui me brûle les doigts car je trouve le genre très exacerbé. Astérix est franchouillard ; Tintin est belge, voire anglo-saxon. Très allusif. Obélix plonge dans la piscine – « Les Gaulois sont dans la pleine »… Ce n’est pas le même humour. Alors que dans Les 7 boules de cristal, le rattrapage des bouteilles sur le plateau par Nestor bousculé par Milou – en plusieurs cases – est justement un bijou.
Rebelle(s) : C’est de la Slapstick Comedy.
Gaëtan de Courrèges : L’arrivée de Rascar Capac dans la chambre où dort Tintin… On a tous eu une trouille pas possible. J’ai un cousin qui a la momie grandeur nature dans son entrée…
Notre entretien touche à sa fin. Peu avare de son temps, Gaëtan de Courrèges doit se dépêcher pour se rendre chez son médecin. Nous nous quittons et je repars avec mon enregistrement, mes disques religieux et une mission : faire canoniser le protestant Jean-Sébastien Bach. Le monde d’aujourd’hui n’est peut-être pas le même (que celui d’hier, que celui de demain ? Quelle drôle de question) mais dans le monde de demain, je vais avoir de quoi m’occuper…