L’un des slogans les plus marquants de la «révolution» de mai 1968 fut « Sous les pavés la plage ». En déterrant les pavés des rues du Quartier latin pour les jeter sur les forces de l’ordre qui n’hésitaient pas à les bastonner, les étudiants avaient découvert qu’il y avait dessous du sable. Et le sable évoquait la plage et un temps de loisirs et de liberté. Sous le pavé Fraxerval de Pablo Poblète (un livre de 1055 pages!), il n’y a pas seulement la plage, mais aussi l’océan tout entier, comme dans le merveilleux poème d’Arthur Rimbaud : « Elle est retrouvée / Quoi ? – L’Éternité / C’est la mer allée / Avec le soleil. » Ou comme dans le magnifique chant à l’océan du Comte de Lautréamont.
Pablo Poblète est né à Santiago du Chili en 1955, un 20 juin à 3h du matin, déclaré mort clinique à cause des trois tours du cordon ombilical autour de son cou lui créant une « Psycho-asphyxie-perpétuelle », pour être tout à fait précis. Issu d’une famille d’artistes et d’intellectuels, c’est un citoyen du monde qui a la poésie pour nationalité. Il est aussi artiste visuel, auteur de pièces de théâtre et conférencier. Il a créé un art poétique dans la période de dictature au Chili, pendant les années 70, poésie qu’il a qualifiée en première instance de « Poèmes théâtraux » et puis une fois à Paris de « Psychopoésie ». En 1973, peu après le coup d’État militaire contre Salvador Allende, le jeune poète a pris les armes avec d’autres étudiants d’art pour défendre la démocratie. Vingt-trois jours après le coup, il participe, malgré l’interdiction des autorités, à l’enterrement du grand poète chilien Pablo Neruda connu pour son engagement communiste. « Ce sont des événements » dit-il, « qui ont marqué à jamais ma vie et ma poésie. S’ouvre alors une période de cinq ans de « résistance culturelle ». Il est membre fondateur de l’Union des Jeunes Écrivains du Chili (UEJ) en 1976 et du groupe de poésie avant-garde « Atelier Santiago de poésie » en 1977.
Il quitte son pays natal le 23 janvier 1979 et dévient, à partir de cette date, un « exilé volontaire ». Il embarque au Port de Santos au Brésil comme marin à bord d’un bateau de marchandise grec qui le conduit en Afrique. Dans son périple, il débarque à Madrid puis parcourt l’Europe avant de s’installer à Paris. Il est alors un jeune poète qui ne parle pas un mot de Français et sait encore moins l’écrire. À la suite d’une vision étrange et extraordinaire qu’il appelle « un événement-psycho-mental » (l’apparition du visage d’un bleu intense du poète et traducteur roumain Paul Celan dans les eaux de la Seine à 19h au Pont du Châtelet), son séjour prévu pour une semaine à Paris s’est prolongé presque 40 ans dans la Ville lumière. Où sont nés, de deux mariages (avec une psychologue et une artiste visuelle), ses trois enfants. En 2019, la France le fait Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, en reconnaissance de son œuvre poétique, de son parcours d’artiste et pour la diffusion de la culture française en France et à l’étranger.
Tout en se partageant entre le Canada et Paris, il réside depuis dix ans à Trois-Rivières, Québec, avec son épouse québécoise, Christiane Simoneau, poétesse, ex galeriste d’art contemporain et muséologue.
On peut dire de Pablo Poblète qu’il est véritablement un poète planétaire et également un ardent défenseur de la francophonie. Membre du Cercle Richelieu-Senghor de Paris, Pablo m’a fait découvrir un poète qui fut lui aussi un Chilien parisien et francophile : Vincente Huidobro (1893-1948). Fondateur du «Créationnisme», un mouvement poétique inspiré du surréalisme. Huidobro se lie d’amitié avec Apollinaire, Juan Gris, Pierre Reverdy, Picasso, André Breton et Paul Eluard. Il est considéré comme l’une des voix majeures de l’avant-garde du début du XXe siècle de la poésie hispano-américaine. « Huidobro et Isidore Ducasse (alias Comte de Lautréamont) avec ses chants de Maldoror sont devenus l’ADN de ma poésie » dit Pablo Poblète.
Pour sa part, il s’émerveille des multiples rencontres que la vie lui a offertes, avec parfois des rebondissements qu’il qualifie de « lumineux »: La chanteuse afro-américaine Nina Simone, Olga Picabia (veuve de Francis Picabia), Françoise Gillot peintre et ex-femme de Picasso, ainsi que de grands critiques et historiens d’art comme Gilbert Lascault et Pierre Restany. Il fut ami d’Éric Delaunay (petit-fils de Robert et Sonia Delaunay et fils de Charles, le fondateur de « Jazz Hot ») ainsi que du grand tromboniste américain Glen Ferris. Ils jouèrent ensemble à Paris dans un Psychopoème de Pablo. Il fréquente le poète et chanteur Serge Gainsbourg, l’écrivain Jacques Derrida, les cinéastes Raoul Ruiz et Jean-Luc Godard, entre autres.
Pablo Poblète s’enchante de l’enchaînement parfois cocasse et presque toujours imprévisible des circonstances de sa vie. Ainsi, après le décès de sa mère au Chili (début janvier 2001) il a vécu dans une petite île du Pacifique qui porte le nom de Robinson Crusoé, le héros de la célèbre fiction de Daniel Defoe. Dans cette île, il a eu la surprise de retrouver Jorge, un ancien copain de l’école primaire de Santiago avec qui il se disputait dans son enfance en jouant au football. Depuis, Jorge était devenu le diacre de l’île. Face à l’immensité du ciel et de la mer, Jorge lui fit aimer l’image d’un Christ voulant changer en pur amour toutes les douleurs du monde.
Ensuite, Pablo se rend dans l’île voisine d’Alexander Selkirk. Ce fut une traversée tumultueuse où il échappa de peu à la noyade en voulant sauver un pêcheur tombé à l’eau. L’île porte le nom du marin écossais dont les aventures réelles servirent de modèle à Daniel Defoe pour son personnage de Robinson. Les aventures de Pablo sont plus étonnantes encore que celles de Tintin.
Parlons maintenant de cet incroyable « pavé » que Pablo Poblète lance dans la mare des éditions en langue française. La poésie n’est-elle pas de toute façon une bouteille à la mer ? Il lui a donné pour titre un néologisme dont il est l’auteur : « Fraxerval ». François Mocaer, fondateur et directeur des éditions Unicité, décrit (extrait) l’ouvrage en ces termes :
« Jamais un poète n’a été si loin pour éprouver le mystère d’une poésie incantatoire, transgressant toutes les lois de la réalité, afin de nous faire pressentir que derrière nos pensées conditionnées se cache un autre monde, plus libre, en forme de déflagration et convergence, qui nous rend presque joyeux ».
Le « presque » me fait sourire. Dit-on d’une femme qu’elle est « presque enceinte », ou d’un multimillionnaire qu’il est « presque » riche ? Admettons-le franchement, le livre de Pablo Poblète a le pouvoir de rendre l’espoir à tous ceux qui croient au pouvoir de la poésie. Et ce pouvoir réside précisément dans le fait que « l’on n’y comprend rien, tout en comprenant tout ». Qu’y a-t-il à comprendre dans le « Ulysse » de James Joyce ? Dans « Feuilles d’herbes » de Walt Whitman ou dans « Les chants de Maldoror » de Lautréamont ?
La formule chimique de la composition du lait a-t-elle jamais permis d’en apprécier la saveur ?
Fraxerval est un livre à déposer sur votre table de chevet et à déguster à petites doses, au gré de vos loisirs et de vos désirs. Il est la preuve physique que dans un monde où tout est formaté et estimé en fonction de son utilité et de sa rentabilité, il en existe un autre où les mots s’enchaînent selon une autre logique que celle de la vie quotidienne : celle du rêve, du souvenir et la sublimation des libres associations d’idées. La totale absence de ponctuation ne facilite pas la lecture de Fraxerval. Mais la fin d’une phrase qui n’est plus indiquée par un point (le fameux point final ou celui que l’on se doit de mettre sur les i), est marquée par une majuscule au début du verset suivant. Le lecteur s’y habitue assez facilement et s’absorbe peu à peu dans un univers parallèle, scandé par des répétitions qui rendent sensible à un rythme, même dans ce qui demeure incompréhensible. De nombreuses pages ont été écrites dans un style que Pablo Poblète appelle « la psycho-réitération-obsessionnelle », un procédé qui m’est familier.
Par exemple : « De l’espace vital tu parleras… » Démarre sans crier gare à la toute dernière ligne de la page 989. « De l’espace vital tu parleras quand l’atome ferme sa double fermeture qui incinère ses mystères rationaux orientés vers divinités inventées par étoile-égo ». Et se poursuit jusqu’à la page 993 où la phrase refrain devient « De la peau-fleuve-percé tu parleras à l’instant … » Cette phrase se change imperceptiblement en « De la peau-fleuve-percé tu parleras en contretemps » à partir de la page 993 et se poursuit jusqu’à la page 996 où apparaît soudain « La circonvolution d’être… » suivie de « La circonvolution d’un non-être … » qui à son tour se mue en « La centrifugeuse tourne-âme-ultime … ». Certains mots émergent du texte et s’obstinent à réapparaître. « La centrifugeuse met en marche … » « La centrifugeuse congèle … » « La centrifugeuse tourne… » « La centrifugeuse s’arrête de tourner … » Apparaît au milieu de la page 1004, « Sera l’infinitude… » est suivi de toute une série de conquêtes. « Il conquit tout ce qu’il regarde à l’heure … », « Il conquit… il conquit… » … Autre exemple de réitération obsessionnelle :« Ainsi parla Dieu-silence … » « Ainsi parla Dieu-souriant … » « Ainsi parla Dieu-instant familier … » « Ainsi parla le Dieu-musique … » « Ainsi parla le Dieu disparu… »
J’offre ici un bon exemple de l’outrecuidance journalistique qui consiste à écrire sur un livre que l’on n’a pas lu en entier. « Moi je ne sais pas si un jour existera quelqu’un qui aura le courage de lire les 1055 pages sans réchauffer son cerveau », dit Pablo. Je suppose qu’il veut dire « sans que sa cervelle explose ». En ce qui me concerne, j’ai couru à la fin de l’ouvrage comme on le fait en lisant certains romans policiers dans l’espoir d’en connaître plus vite le dénouement. Et j’ai lu : « Poussière d’étoiles … » qui débute au milieu de la p. 1026 : « Poussière d’étoiles le chant de ta tendresse et l’obscure douceur de ta peau-mystère-muet-joyeux… »
« Poussière d’étoiles … » se poursuit jusqu’à la dernière page.
Marc Albert-Levin
Fraxerval, de Pablo Poblète – 1055 pages d’imaginaire perçé, aux éditions Unicité, 2023