Il trône sur son piédestal, ce fameux vase de Chine, énorme, magnifique, cadeau précieux offert à la maîtresse de maison. Aglaia, la jolie fiancée du prince Muychkine, lui a confié que sa mère y tenait tant qu’elle pleurerait devant tout le monde s’il se cassait. Elle a raillé son promis si fantasque : il serait bien capable de briser le vase dans un de ses accès de « loquacité » !
Mais le prince, pendant cette soirée mondaine où, il le sait bien, on le jauge comme fiancé possible ou impossible, est mû par un pressentiment : il sent qu’il ne pourra éviter de briser ce vase. Il s’était assis à distance, se tenait coi, silencieux, suivant la recommandation d’Aglaia… mais voilà qu’il se rapproche, et se mêle à la conversation, et s’enflamme de plus en plus jusqu’à cet ample mouvement du bras qui atteint le vase… lequel vacille et s’écroule en mille morceaux (comme le prince s’écroulera lui-même bientôt, en proie à une crise d’épilepsie).
Peu importe sa harangue, défense fougueuse et slavophile de la religion russe contre le catholicisme romain, terreau selon lui du socialisme et de l’athéisme. Ce que le lecteur retient, c’est l’image, la mise en scène symbolique, l’invention formelle, théâtrale.
Le vase, métaphore d’un risque de scandale, de ridicule, de honte sociale, d’échec à l’examen des regards expérimentés. Mais le propre d’un héros n’est-ce pas précisément d’affronter le danger, de braver les interdits ? Dans Le Conte du Graal, une jeune fille recommande à Gauvain de ne pas aller plus loin : « Jamais chevalier qui ait franchi cette limite n’a pu revenir ». Mais le preux et hardi chevalier passe outre.
Le prince Muychkine avoue : « Je n’ai pas un geste qui ne détonne, j’ignore la mesure ». Il est un autre héros célèbre, d’une œuvre capitale s’il en est, qui passe la mesure et franchit les gués dangereux, c’est Alceste, le misanthrope de Molière. Lui aussi est invité à une réception où son comportement détonne et fait scandale. Lui aussi est un prétendant, c’est un soupirant de Célimène chez qui se tient cette assemblée d’ « amis ». Lui aussi brise à sa manière un vase de Chine : il brise la belle ambiance, les rires complaisants louant le talent de Célimène, son art cruel et raffiné du persiflage. Alceste dénonce l’hypocrisie mondaine : ces personnes dont on se gausse, chacun accourrait les flatter obséquieusement si elles se présentaient à l’instant !
Rompre le vase de Chine, c’est rompre les codes. Alceste comme Muychkine transgressent une loi non écrite ancrée depuis toujours dans la vie sociale : un invité fait tout pour complaire à ceux qui le reçoivent ; un invité doit savoir rester à sa place. Or le prince change de place et se rapproche du vase. Alceste, qu’une tradition théâtrale représente à l’écart du groupe des flatteurs de Célimène, et qui « boudait dans son coin » selon Jacques Guicharnaud (Molière, Une aventure théâtrale, 1964), s’avance vers les courtisans et les blâme avec véhémence. Même coup de théâtre dans Ruy Blas de Victor Hugo, même apostrophe dont les premiers mots ont pris une valeur universelle par leur ironie mordante : « Bon appétit, messieurs ! » – ici le héros-peuple dénonce un système social fondé sur le profit des puissants et la corruption.
Parfois briser le vase de Chine peut faire moins de bruit, se produire malgré soi, à la faveur d’un geste anodin : écrire un mot d’esprit frondeur par jeu sur une carte postale comme dans La Plaisanterie de Kundera, aller au cinéma voir un film avec Fernandel le lendemain de l’enterrement de sa mère, comme Meursault dans L’Etranger de Camus, peuvent suffire à faire d’un individu un être suspect, d’un cynisme redoutable, que la société doit éliminer comme un danger.
Il reste que le prince Muychkine , le « chevalier pauvre » de ces dames, avec sa parole de vérité, sa candeur, sa droiture et son hypersensibilité, forme avec le vase de Chine – ventru, bien assis sur son socle, image de la société établie, de ses artifices et de sa superficialité, – un couple aussi indissociable que celui de Don Quichotte et du moulin à vent contre lequel sa lance, symbole vertical de son idéal chevaleresque, et son imagination malade, qui voit dans les ailes des moulins des bras de géants, viennent se briser.
Mais comment peut-on tomber amoureux du dos nu d’une inconnue ? Et retrouver tout à coup ce dos sous l’apparence d’un paysage ?
C’est ce que nous verrons dans un prochain article consacré au Lys dans la vallée de Balzac.
Daniel AQUILI