Parmi les images fortes qui peuvent hanter la mémoire d’un lecteur, il en est une qui laisse une empreinte inoubliable, sans doute parce qu’elle associe l’éclat de sa théâtralité à la profondeur de sa portée morale. Nous voulons parler de cette scène, dans L’Idiot de Dostoïevski, où le prince Muychkine, emporté par le feu de son discours, brise en gesticulant un vase de Chine très précieux, au milieu d’une soirée mondaine.
Lecture d’un passage extraordinaire
Mais avant de commenter ce passage si extraordinaire, il convient d’en restituer le contexte. Et de présenter le héros démesuré d’une œuvre démesurée. Nous évoquions dans des textes précédents la valeur mythique et allégorique des textes littéraires : L’Idiot en est la parfaite illustration. En effet ce récit est avant tout la mise en scène d’une hypothèse, d’un défi : si le Christ revenait parmi les hommes, que se passerait-il ? Si un être infiniment bon, qui ne serait qu’amour et compassion, apparaissait dans notre société (en l’occurrence la société russe de 1868), comment se comporterait-il et comment son entourage réagirait-il ?
Pasolini donnera un siècle plus tard, en 1968, sa version de cette supposition provocatrice, dans son film Théorème qui fit scandale : le « visiteur », Ange de beauté et d’amour, arrive dans une famille très bourgeoise et se donne sexuellement à tous, père, mère, fils ou fille, révélant à chacun la vérité de son être, masquée par les conventions sociales (Baudelaire : « l’être le plus prostitué, c’est l’être par excellence, c’est Dieu, puisqu’il est l’ami suprême pour chaque individu, puisqu’il est le réservoir commun, inépuisable de l’amour »).
Chez Dostoïevski, la référence au Christ, quoique non explicite, est plus évidente encore. Le jeune prince Muychkine revient de Suisse où il a été soigné pour son épilepsie (mal dont souffrait l’auteur) qui peut dans ses accès le rendre tout à fait « idiot ». Il garde dans son caractère, lui qui ne connaît rien du monde, une simplicité, une franchise ingénue, aux dépens de tout tact parfois, de toute prudence diplomatique, ce qui le fait souvent passer pour naïf ou benêt. Mais il sait aussi deviner les hommes, discerner leur vrai caractère, chasser leurs démons, et face à sa lucidité bienveillante, même les plus haineux, les plus cruels, les plus jaloux finissent par l’aimer.
En Suisse, il a été heureux au contact des enfants, qu’il adore et qui l’adorent et le suivent partout, ce qui ne plaît pas aux parents ni au maître d’école. Évocation d’un passage célèbre des Évangiles : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu appartient à ceux qui sont comme les enfants » (Marc, 10, versets 13-16). Dostoïevski connaît bien ces mots : le Nouveau Testament était le seul livre autorisé au bagne de Sibérie, où il a été déporté pendant quatre ans dans sa jeunesse.
Or tous les personnages ne cessent de voir en lui un enfant, même les plus vils, comme l’intrigant alcoolique Lébédev : « Ce qui a été caché aux sages et aux esprits forts a été révélé aux enfants » dit-il à propos du prince.
Les personnages citent les maximes du prince, comme s’il s’agissait d’un prédicateur : « La beauté sauvera le monde », « l’humilité est une force terrible »… Il a le don de prophétiser le destin du ténébreux et inquiétant Rogojine, son contraire, l’Ange noir, incarnation de la passion morbide et possessive, l’amour mêlé à la haine (les yeux de Rogojine, ces yeux de braise que Muychkine devine partout, dans un corridor sombre, derrière le rideau d’une fenêtre, dans une foule en sortant de la gare : il est là, il le devine, prêt à l’assassiner peut-être… Ces yeux font partie des images-souvenirs qu’un lecteur n’oubliera jamais).
Autre trait de parenté clair avec la figure du Christ : il est pris de compassion pour la « pécheresse », la fille perdue marquée socialement par sa « faute ». C’est d’abord Marie, dans le village suisse, la fille séduite et abandonnée à qui les enfants lancent des pierres avant que le prince ne leur apprenne la pitié et l’amour des exclus. On retrouve ici le pardon du Christ à la femme adultère qu’on veut lapider. Et cet autre épisode évangélique (Luc, 8, v.44-50) où une autre pécheresse lave les pieds du Christ : « ses péchés sont remis, car elle a beaucoup aimé ». On sait aussi que Marie Madeleine, que Jésus a délivrée de sept démons, accompagnera le Christ jusqu’au pied de la croix.
Mais la pécheresse, dans L’Idiot, c’est Nastassia Philippovna, fille entretenue très jeune par un homme riche et puissant, regardée et se regardant elle-même comme une « prostituée » et à qui le prince déclare tout à coup : « Je vous aime, je suis prêt à mourir pour vous ». Il est fasciné par son extraordinaire beauté, mais surtout par la souffrance terrible qu’il lit dans son visage. Trait d’un siècle marqué par le romantisme – Baudelaire au même moment écrit dans ses journaux intimes : « Je ne conçois guère de Beauté où il n’y ait du malheur ».
C’est un élan de compassion qui le porte vers cette femme déchue rêvant depuis toujours d’un homme qui lui dirait : « Tu n’es pas coupable » Mais Nastassia renonce au mariage que lui propose le prince, malgré son amour pour lui, de crainte de causer son déshonneur.
Alors le prince s’engage dans un autre projet de mariage (et voici bientôt le vase de Chine, que le lecteur patient se rassure !). Car il y a, à côté de Nastassia, la femme perdue, une autre beauté exceptionnelle, celle d’Aglaia. Le prince lui a dit, à leur première rencontre : « Vous êtes si belle qu’on a peur de vous regarder ». Aglaia est la cadette des trois filles du général Epantchine. C’est une enfant gâtée, elle en convient elle-même, capricieuse, colérique, méchante parfois. Mais les trois sœurs, comme leur mère, sont de belles âmes, détachées des conventions, et le prince les a tout de suite charmées avec son innocence. Aglaia, courtisée par les plus nobles et riches partis, s’est entichée de son « chevalier pauvre » que l’on traite souvent à voix basse d’idiot : voilà un fiancé idéal, romanesque, pur, et se marier avec un pareil Don Quichotte ferait un beau scandale dans le grand monde !
Cependant ses parents hésitent : est-ce un fiancé possible ? Dans le doute, ils décident, selon l’usage, d’organiser une soirée à laquelle seront présents certains de leurs protecteurs haut placés, personnes de pouvoir et d’expérience qui donneront leur avis sur ce fiancé hors norme.
Ici s’arrête la première partie du Vase de Chine. Nous avons tenu à rappeler les éléments qui donnent à cette scène son sens et sa force dramatique. Aglaia, toute romanesque qu’elle se prétende, craint beaucoup que le prince se ridiculise dans cette soirée où il sera jaugé, scruté. Alors elle lui interdit de parler : il est capable de se lancer dans une tirade enflammée et d’agiter les bras… et de briser le vase de Chine auquel sa mère tient tant !
Une seconde partie verra le vase se briser, non sans livrer quelques pistes de réflexion dans la lecture.
(à suivre)