Peu de gens connaissent le Conseil de Déontologie Journalistique et de Médiation (CDJM). A l’heure où les sites de « fact checking » dédiés à traquer les « fake news » sur les réseaux sociaux pullulent (dont certains affiliés au grands groupes de médias français), peu sont enclins à traquer les erreurs et les fautes déontologiques dans la grande presse elle-même.
La naissance du CDJM
Pourtant, en 2019, le CDJM a été fondé. Il s’agit d’une instance d’autorégulation déontologique et de médiation entre les journalistes, les médias, les agences de presse et les publics sur toutes les questions relatives à la déontologie journalistique. Le CDJM est le résultat d’un long processus de réflexion, né tout d’abord avec l’Association pour la préfiguration d’un conseil de presse en France (APCP), créée en 2007 par Yves Agnès, ancien rédacteur en chef du quotidien Le Monde, qui donna naissance en 2012 à l’ODI (observatoire de la Déontologie de l’Information) qui mena une veille déontologique et publia des recommandations d’ordre général sur les problèmes de déontologie observés. De cette dernière instance est née le CDJM en décembre 2019. Il peut être saisi par toute personne physique ou morale s’estimant touchée par une faute déontologique dans les médias, et si les critères de recevabilité sont respectés, une décision sous forme d’ « avis » de l’organe s’en suivra, après délibération par un conseil tripartite, composé de représentants des journalistes, des éditeurs et des publics (la liste des conseillers peut être consultée ici).
Au 11 mai 2023, 111 avis ont déjà été publiés par le CJDM, pour 626 saisines déposées à propos de 364 actes journalistiques différents. Les avis ne laissent pas indifférents, puisque le CDJM a déjà été poursuivi en justice, notamment par Valeurs Actuelles dont le CDJM avait estimé dans un avis qu’il avait enfreint l’obligation déontologique de respect de la dignité humaine en représentant la député Danièle Obono dans une situation dégradante. Le tribunal de Paris avait débouté Valeurs Actuelles.
Les écoles Steiner attaquées
Le 11 avril 2023, le CJDM a rendu un avis adopté en séance plénière, à propos d’un documentaire de France 2 consacré aux écoles Steiner, diffusé dans son journal de 20 heures, le 3 novembre 2022. Le documentaire était entièrement à charge contre les écoles Steiner accusées par la Miviludes (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires) « d’avoir un fonctionnement opaque » et d’être liées à la philosophie de Rudolf Steiner (1861 – 1925), fondateur de l’anthroposophie (courant ésotérique et philosophique).
Les écoles Steiner-Waldorf s’appuient sur une pédagogie inspirée par les conceptions philosophiques de Rudolf Steiner, où l’accent est mis sur la créativité et la liberté de l’enfant. Nous ne ferons pas ici une revue des caractéristiques particulières de la pédagogie Waldorf (de nombreux articles descriptifs sont disponibles sur le site de la Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf France). Il en existe plus de 730 en Europe, une vingtaine en France.
Le requérant était le président de l’Association nationale pour la promotion et l’avenir de la pédagogie Steiner-Waldorf (ANPAPS), Nicolas Tavernier qui, comble de l’ironie, n’est autre que le petit-fils de Jeanine Tavernier, longtemps présidente de l’UNADFI (Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu contre les sectes), la principale association antisecte de l’hexagone, dont la présidente est membre du Conseil d’Orientation de la Miviludes.
L’ANSPAPS reprochait à France 2 d’avoir violé de nombreuses règles de déontologie journalistique en présentant les écoles Steiner sous un jour totalement négatif et sans impartialité, en diffusant de fausses informations, en refusant de les rectifier après coup alors que les preuves de la fausseté de ces informations avaient été établies, etc.
Un avis très négatif pour France 2
Si le CDJM n’a pas donné raison en tous points à Nicolas Tavernier, il a tout de même rendu un avis très négatif pour France 2. En effet, dans son avis, le CDJM a jugé que le documentaire de France 2 n’avait pas respecté l’obligation déontologique d’exactitude sur plusieurs points, notamment en brouillant les pistes et en prétendant que le documentaire concernait les « écoles hors contrat » alors qu’en fait il ne visait que les écoles Steiner, puis en ciblant les écoles Steiner tout en commençant le documentaire par une école qui n’avait aucun lien avec les écoles Steiner, ou encore en inventant une « fondation Steiner » qui n’existe pas et en prétendant que des témoignages de l’intérieur sur les écoles Steiner sont « rares à trouver », alors qu’il en existe des centaines, non anonymes, publiés sur le site de l’ANSPAPS.
Le CJDM a aussi établi que le documentaire de France 2 avait violé le devoir d’équité et de vérification des faits, en donnant trop peu la parole aux défenseurs de la méthode Steiner, malgré « des bribes de communiqués repris d’un site Internet qui n’est pas clairement identifié », et en insérant « des images d’archives noir et blanc d’enfants tournant en rond dans des toges blanches », cet extrait n’étant « pas identifié ni présenté comme une image d’archives, avec une mention explicite à l’écran », et ayant « pour effet de jeter le trouble sur la nature actuelle de l’enseignement qui est dispensé dans ces établissements. »
Enfin, le CJDM a estimé « qu’aucune rectification d’erreur n’a été apportée au texte en ligne qui accompagne la vidéo de la séquence en cause et que France 2 a donc enfreint l’obligation déontologique de rectification des inexactitudes et des atteintes à la véracité des faits. »
Mea culpa ?
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si des grands médias comme France 2, ou d’autres, légitimement épinglés par une instance déontologique, se contenteront de balayer les avis rendus d’un revers de main et continueront de ne pas se soucier de la déontologie, ou choisiront ils d’appliquer à eux-mêmes ce qu’ils sont prompts à reprocher aux réseaux sociaux ? Pour l’instant, aucun média national ne s’est fait l’écho de cette décision… C’est déjà un début de réponse.