– Suite de la première partie –
Éric Desordre – Où en es-tu de la peinture ?
Marc Batard –Pour la conférence d’aujourd’hui, j’ai amené le dernier tableau que j’ai peint, celui avec la fleur rouge. Je l’ai fait quand je suis rentré du Népal et que je n’avais pas le moral. Il m’en reste quelques-uns en tête ; ils composeront « les quatre saisons ». Je les peindrai sur le motif. Revenu du Népal, c’était un peu dur avec Deny. J’avais besoin de calme et de solitude. Je suis parti dans le Sud mais Deny était mal…
Éric Desordre – Tu lui manquais.
Marc Batard – Je lui ai dit : « j’ai envie que tu sois heureux. Aimer quelqu’un c’est lui laisser la liberté ». C’est difficile d’aimer. Je l’aime, il m’aime, mais il faut arrêter d’exiger que je sois ce que je ne suis pas. « Après neuf ans, tu vois bien qui je suis ». Il me semble que je fais quand même des progrès mais je suis comme ça.
S’en suit une discussion d’où ressortent les aspérités des uns et des autres. Ce sont celles de Marc qui m’intéressent aujourd’hui. Elles ne manquent pas dans le paysage, sans qu’il soit besoin de le peindre.
Éric Desordre – Qu’est-ce que la peinture pour toi ?
Marc Batard – C’est très difficile de peindre ! Le dernier tableau, j’ai eu du mal mais à la fin, j’étais content. Je n’ai pas de complexe ; comment dire ?…
Éric Desordre – Tu n’as pas le complexe de l’autodidacte.
Marc Batard – C’est ça. J’avais peint enfant, et adolescent c’était ma passion. Je me suis remis à la peinture il y a vingt ans en allant chez ma sœur Elisabeth à Bordeaux ; ce ne fut pas par hasard, c’était un retour aux sources. J’ai acheté un livre d’occasion sur Rouault que je ne connaissais pas du tout. Ce peintre me fascine. Ma sœur à laquelle j’exprimais mon souhait de prendre quelques cours de peinture m’a rétorqué : « Tu n’en as pas besoin ! Travaille, peins ! » Avec moi elle est mal tombée ; je ne peins que quand j’en ai envie.
Éric Desordre – Si tu n’avais pas été à la recherche de toi-même, aurais-tu pu devenir un artiste ?
Marc Batard – On est en plein dans la question. Ma mère me soutenait, la preuve en est qu’elle n’a pas vendu le tableau que j’ai peint à quatorze ans et que j’ai toujours. Elle m’a amené voir un pseudo professeur de dessin, à Villeneuve-sur-Lot. J’attendais d’un professeur qu’il m’encourage. Il ne l’a pas fait, me poussant à travailler. On ne dit pas à un gamin qui a un don de seulement travailler. L’encouragement n’empêche pas le travail.
Éric Desordre – Tu es tombé sur un type borné.
Marc Batard – La chance là-dedans est que si j’avais continué, je n’aurais peut-être pas été l’alpiniste que je suis. Je serais peut-être mort, ou pas… parce qu’avais de l’énergie. À moi qui n’étais pas bon à l’école, on a refusé de me laisser faire les études dont j’avais l’idée, comme paysagiste. Cela m’aurait parfaitement convenu, de travailler dans de grands espaces comme des châteaux. Quand tu arrivais en sixième, tu étais fier. L’année suivante, on m’a mis en cinquième de transition. Une catastrophe. Un seul prof pour une seule classe ; tu revenais en arrière, comme en primaire. Ce prof en a vu des vertes et des pas mûres avec nous… Mais il a tenu une promesse qu’il nous avait faite : un de ses amis dessinateur est venu et nous a fait faire du dessin.
Éric Desordre – Tu ne réponds pas à ma question.
Marc Batard – Je pense que je me serais lancé dans la peinture, comme ma sœur. Mais je me serais peut-être cassé les dents parce que c’est dur.
Éric Desordre – Ce qui te caractérise, c’est ta phénoménale énergie physique. Finalement, même si celle-ci peut s’exprimer dans de nombreux domaines, elle convient parfaitement pour l’alpinisme ! En faisant le Gasherbrum II à 23 ans en 1975, tu as découvert que tu avait un corps aux capacités hors normes. Comme le font les Chinois qui sélectionnent les champions très tôt sans que les enfants connaissent quoi que ce soit du sport auquel on les destine, tu aurais pu t’entendre dire : « Toi, tu feras de l’alpinisme ».
Marc Batard – Non, pas du tout ! Ou plutôt pas tout de suite. Gamin à Luchon, à « l’école du bois », je montrais des aptitudes à l’effort physique sur la longue durée. Les profs de sport me poussaient à faire du cross mais je ne voulais pas.
Éric Desordre – Ils ne pensaient pas à l’alpinisme qui n’existait pas à cette époque dans leur environnement mental.
Marc Batard – Même moi je n’y pensais pas. Et si j’y pensais, j’en avais peur. Ce n’est pas accessible à tout le monde. Mon école m’a envoyé faire un stage chez Rossignol qui à l’époque utilisait beaucoup de bois pour la fabrication de ses skis. C’est là, à Voiron, que des grimpeurs m’ont emmené faire de l’école d’escalade. Je balisais avant d’y aller… Quand je me suis trouvé sur le rocher, moi qui suis nerveux, j’étais calme. Comme je suis doué gestuellement, c’était parti.
Éric Desordre – C’est une prise de conscience qui ne te prend que quelques heures, quelques jours…
Marc Batard – Ensuite, tout est allé très vite. Je suis entré au club Amitié-Nature de la FSGT où les adultes étaient très engagés à gauche, ce qui était d’ailleurs un problème car les jeunes avaient besoin d’autre chose que de prise de conscience politique. Par contre ce n’était pas cher. En tout cas, c’est là que j’ai commencé. Je me suis alors renseigné sur la filière de formation pour devenir guide.
Éric Desordre – Et le stage de guide à l’ENSA ? (École Nationale de Ski et d’Alpinisme, à Chamonix)
Marc Batard – Quand je me suis préparé pour le concours d’entrée, j’étais dans mes petits souliers. Techniquement, j’étais bien préparé en rocher, en glace. Aucun problème de résistance. Par contre je n’avais pas une grosse liste de course car je ne faisais pas d’alpinisme depuis très longtemps. Finalement, j’ai réussi à être concentré au moment crucial, même si je suis très nerveux. J’ai eu le concours. Aujourd’hui encore, j’ai la chance, quand je suis fatigué et que j’ai un rendez-vous important, d’être bien dispo au moment voulu. Sur plus de 200 candidats, on était 45 à être pris – si je me souviens bien – et je suis sorti 21 ou 22ème.
Éric Desordre – Cette année-là, qui d’autre à être resté dans l’histoire était présent ?
Marc Batard – Jean Afanassieff, qui s’est ensuite fait virer, puis réintégrer. Il y avait Jean-Marc Boivin ; j’ai fait le stage de guide avec lui et Patrick Gabarrou. Également, Yves Détry, ingénieur qui a ensuite fait du ski extrême avec Benoît Chamoux.
Éric Desordre – Un bon millésime.
Marc Batard – À la première école de glace, le prof était Georges Payot. Il avait la réputation d’être le guide chamoniard pur et dur.
Éric Desordre – Le méchant !
Marc Batard – Il était redouté. Il me voit avec mes crampons qui étaient de vieux trucs, avec de longues dents qui faisaient leur travail sur la neige mais ne convenaient pas à l’acrobatie sur la glace. « Ce sont tes crampons ? Tu as passé le concours avec ça ? » Il était bluffé. Comme j’étais affûteur, je les avais bien préparé, mes simples « dix pointes » et ça marchait pas mal, même sans pointe-avant. Ça l’a impressionné ; il m’a prêté une paire de crampons à lui. Il m’avait à la bonne. Pourtant, il n’aimait pas les jeunes aspirants guides qui venaient de l’extérieur de la vallée, ou pire, qui n’étaient pas des Alpins. Vu que j’étais né à Villeneuve-sur-Lot…
Éric Desordre – Il était le même genre de personnage qu’Armand Charlet qui fichait la pétoche aux aspi-guides originaires de Paris.
Marc Batard – J’avais les chevilles comme lui, très laxes. J’étais bon en cramponnage.
Éric Desordre – Tu étais le petit gars du Sud-Ouest qui s’intègre bien.
Marc Batard – Après, quand j’ai passé le « guide », j’ai dû repousser l’examen deux fois parce que j’étais en expé. Les profs de l’ENSA ont accepté ! Au bout de cinq ans, j’ai quand même été obligé de le passer. Comme je venais de faire un 8000, ils me considéraient déjà comme un des leurs. Ils aiment l’élite. Lors de l’épreuve de ski de randonnée sur une semaine dont nous étions censés avoir préparé l’itinéraire la veille, l’un de nous devait être désigné pour prendre le rôle de guide. Anselme Baud qui encadrait l’examen m’a pointé du doigt. Je lui ai dit qu’il était bien gentil mais que je n’avais rien préparé. Au lieu de récolter un zéro pointé comme je le méritais, je suis sorti avec la mention bien, comme Boivin et Gabarrou. Ce n’est pas normal, j’aurais dû être sacqué. J’en ai profité.
Éric Desordre – Il appréciaient le gars doué. C’est assez français, ça…
Marc Batard – J’aurais été prof, j’aurais allumé le jeune rigolo que j’étais.
Éric Desordre – Passant comme toi son « guide », Patrick Gabarrou s’est frité avec les profs de l’ENSA. On ne peut pas non plus dire qu’il soit du genre accommodant. Il m’a raconté son examen théorique, éliminatoire. Il y avait dans la salle trois profs, dont deux lui étaient violemment hostiles depuis longtemps. La question : « Citez trois courses alpines où il est fait mention de Brown » (du nom de Joe Brown, célèbre alpiniste britannique). Il leur répond correctement et ajoute : « Si vous connaissiez votre métier, vous sauriez qu’il y en a une quatrième », qu’il cite. Les types furieux ont essayé de convaincre le troisième prof de le saquer mais ce dernier ne s’est pas laissé faire. Au bout du compte, ils ont bien été obligés d’accepter de lui accorder la moyenne. Vous êtes bien bizarre, quand même, vous les guides…
Marc Batard – C’est un sacré milieu.
Éric Desordre – Comment ça se passait avec tes pairs, les Boivin et autres stars de l’époque ?
Marc Batard – J’aimais beaucoup Boivin. J’ai malheureusement été en bisbille avec lui et ça m’a porté préjudice.
Éric Desordre – Comment ?
Marc Batard – Au Dhaulagiri en 1986, j’étais le premier Français à faire un 8000 en hiver. J’aurais pu le faire en un seul jour mais Sundare – mon coéquipier des grands jours – ne voulait pas. Je l’ai persuadé qu’atteindre l’altitude de 8167m en deux jours était possible. On l’a fait, à l’aise. D’où ma prise de conscience que je pouvais faire l’Everest en moins de 24h.
En 1988, l’expé de l’Everest est donc montée avec l’argent de la Caisse d’épargne d’Auvergne et des alpinistes auvergnats. Boivin a demandé de venir avec nous. On m’a prévenu que Boivin allait me voler la vedette. N’étant pas calculateur, je ne voyais pas pourquoi ; c’était un type sympa. Jean-Marc Boivin était un peu comme Jean-Christophe Lafaille. Des types très gentils mais qui étaient totalement dépendants de leurs femmes. La femme de Boivin m’appelait sans arrêt au camp de base pour que je donne le permis à Jean-Marc. Inacceptable ! Alors je passais pour la mauvaise bête. On aurait pu se réconcilier mais il est mort entre temps. Après la mort de Jean-Marc, sa femme m’a très élégamment invité à une cérémonie qu’elle avait organisée en son souvenir. J’y ai aussi retrouvé Christophe Profit. Fâcheries, réconciliations…
Pour revenir à l’Everest, on m’a demandé de laisser le rôle de chef d’expé à un autre type parce qu’il était auvergnat. C’était important pour la publicité. Alors que c’était moi qui portais le projet et devais tenter l’ascension en moins de 24h, j’ai encore accepté sans y voir à mal. Il s’est avéré que ce type était une pourriture. Je te passe les détails, ce fut un cauchemar. Avec ce type d’ambiance, comment veux-tu que je ne me fâche pas ? Heureusement que le permis d’ascension était à mon seul nom ; à l’époque le Népal ne les attribuait pas aisément. J’ai réussi.
Éric Desordre – Quand tu considères ta carrière alpine, de quelles amitiés es-tu le plus fier ?
Marc Batard – De celle d’Edmund Hillary. Il n’était pas un alpiniste de très fort niveau, mais un guide spirituel et moral exceptionnel. Un autre qui me vient spontanément à l’esprit est Michel Vaucher. Avec sa femme Yvette et un de ses clients, Jean Juge, on s’est trouvé ensemble dans la face Nord de l’Eiger, au bivouac de la Mort, où je les ai rejoints. Yvette était encordée avec un des cousins de Michel Darbellay. On a été pris dans le mauvais temps et obligés de redescendre en rappel. Ça crée des liens ! Ce fut une très belle rencontre. Plus tard, Michel Vaucher a défendu mon film au festival des Diablerets, malgré les oppositions dues à mon plaidoyer pour le droit à l’homosexualité. Nous sommes restés amis toute la vie.
J’ai donc connu les grands alpinistes de la génération d’avant, en particulier ces Suisses formidables dont André Roch et Raymond Lambert qui avaient failli réussir l’Everest avec Tensing Norgay en 1952, l’année juste avant que Tensing y arrive avec Hillary. Quand Hillary est venu à Megève en juillet 1990 me parrainer, on lui a fait une surprise : à la conférence au palais des sports, les « Suisses de l’Everest » étaient dans la salle ! C’était magnifique. On a décidé que l’argent de la soirée serait remis à la fondation de Hillary, et Hillary l’a aussitôt offert pour la reconstruction du temple de Tengboche, détruit par un incendie. C’est la ville natale de Tensing Norgay.
Ce qui est inouï, et ce type de hasard chanceux m’arrive souvent, c’est qu’en septembre de la même année, lors de ma tentative de bivouac en haut de l’Everest, il a fallu qu’au camp de base je remobilise les Sherpas fatigués et démotivés. Je les ai réunis en leur expliquant que si je faisais l’Everest pour la deuxième fois, c’était sous le parrainage d’Hillary, dont l’aura est considérable et qui est extrêmement respecté au Népal. Pile au moment de ma harangue, un Sherpa est arrivé avec un mot du grand Lama de Tengboche qui disait qu’ils venaient de recevoir l’argent d’Hillary ! Je n’ai pas eu à être génial pour les énergiser à nouveau. Ils étaient redevenus enthousiastes.
Éric Desordre – Quel leader charismatique tu fais !
Nous parlons un moment de la famille de Marc, de l’attention longtemps portée à sa fille Cathy qui a connu de grandes difficultés et avec laquelle il a un temps projeté de créer une cordée « Batard » pour retourner à l’Everest. Il me donne des nouvelles de ses arrières petits-enfants, de son mari Deny. Deny est brésilien. Lui et Marc sont mariés depuis neuf ans. Taillé en athlète, pratiquant des sports de combat, il est docteur en pharmacie mais n’arrive pas à faire homologuer par la France sa formation pourtant reconnue de très haut niveau au Brésil. Un couple homosexuel est toujours suspect aux yeux de l’administration. La nationalité vient à nouveau de lui être refusée au prétexte d’une vie conjugale à éclipses, malgré les témoignages des amis de toujours. Depuis quand les autorités ont-elles compétence pour évaluer l’attachement réciproque des êtres jusque dans leur chambre à coucher ?! Comment peut-on se payer le luxe de se passer d’un tel capital de connaissances, d’une telle énergie dans un pays où le personnel de santé est au bord de l’épuisement professionnel ? Marc, éternel optimiste, y croit encore.
Marc Batard – Avec des si, on fait beaucoup de choses ! Si demain Deny obtient la nationalité française, il pourra exercer et bien gagner sa vie. Tout d’abord il pourra m’entretenir ! Et plus sérieusement, on pourrait adopter un enfant. Ce n’est pas pour tout de suite mais Deny adore les enfants et il est jeune. Quant à moi, je peux durer.
Éric Desordre – Tu dirais que tu es quelqu’un qui aime ouvrir les fenêtres, vers les droits LGBT, vers les libertés, qui incite les milieux un peu fermés à découvrir d’autres façons de regarder les autres et le monde ?
Marc Batard – Oui, j’essaie de faire ça dans le milieu de l’alpinisme, vis-à-vis du grand public aussi. C’est vraiment un constituant de ma personnalité. Ma carrière de montagne le prouve. J’ai ouvert des voies dans les Alpes et dans l’Himalaya, j’ai inventé du matériel, à l’Everest je pars ouvrir une nouvelle voie.
Dans le monde de l’homosexualité que je connais depuis maintenant plus de vingt ans, je me suis aperçu qu’il y avait des ghettos. Souvent, les homosexuels croient qu’il n’y a qu’eux pour défendre cette cause. Ils disent être ouverts aux hétéros mais en fait, ils leur laissent très peu de place. Or cette cause n’intéresse pas seulement une communauté, d’ailleurs toute relative, mais tout le monde. C’est la cause de la liberté.
Éric Desordre – Tu peux considérer que l’enfermement qu’ils se créent est négatif, mais la société leur ferme quand même beaucoup de portes.
Marc Batard – Ils se ferment beaucoup de portes aussi. Il y a trop peu de gens courageux, et trop d’hypocrites.
Éric Desordre – Ceux qui ne sortent pas du placard ?
Marc Batard – Non. Je prends un exemple : il y a eu des « Gay Games » à Paris. Quand on fait de la compétition, tout le monde y a pourtant le droit, pourquoi ostraciser les non-gay ?! J’ai lancé une pétition pour dire que cela ne servait à rien de faire des pseudo-jeux olympiques pour homos, que c’était encore une fois un réflexe d’enfermement. Même les gens qui étaient d’accord avec moi n’ont pas voulu signer la pétition, dont de nombreux homosexuels des médias ou d’autres milieux. L’hypocrisie.
Éric Desordre – Les gens ont peur de ne pas être politiquement corrects, ils ne veulent pas prêter le flanc aux attaques des tartuffes ou des excités normatifs. Il est vrai qu’on les trouve dans tous les milieux…
Marc Batard – Partout ! Quand je vais rééditer La sortie des cimes (4), dont je sais qu’il a beaucoup aidé les gens à sortir du placard et à se sentir mieux dans leur peau, se serait bien qu’un footballeur de renom en fasse la préface. Ou alors quelqu’un de grande notoriété morale. J’avais eu l’accord de principe de Pierre Bourdieu pour la préface de l’édition originale mais il est mort d’un cancer avant d’avoir pu l’écrire. Reinhold Messner avait lu mon livre en Allemand et je sais qu’il me ferait la préface à la réédition allemande. Ce pourrait aussi être Angela Merkel qui il y a quelques années lors d’une de ses conférences de presse, a demandé aux footballeurs de très haut niveau d’intervenir dans les médias pour les homosexuels, pour le bien de toute la société. Quel personnalité, cette femme ! Et bien pas un ne l’a fait. Pas un seul. J’avais écrit à Simone Weil. Elle m’a répondu. Au téléphone, je lui ai expliqué le projet du livre. Elle a dit non.
Éric Desordre – Pourquoi, alors que c’était une femme d’un grand courage ?
Marc Batard – Je ne sais pas. Elle avait ses raisons.
Il y a encore du boulot…
Marc termine en me donnant des nouvelles de son ami guide qui a été condamné à une longue peine de prison pour avoir assassiné son épouse. À plusieurs reprises, cet homme failli lui avait jadis témoigné courage et fidélité. Entre autres occasions en s’opposant aux membres de la commission de discipline de la Compagnie des Guides devant laquelle il était attaqué. Ils voulaient l’exclusion de l’empêcheur de se féliciter en rond que Marc est depuis toujours. L’ami guide avait tenu bon malgré les pressions à son encontre, et en avait payé le prix fort par sa propre démission des instances dirigeantes. Marc est désormais un des très rares à lui rendre visite régulièrement. Prompt à briser les liens qu’il met longtemps à tisser, avec les amis comme avec les connaissances utiles, Marc peut montrer une profondeur d’attachement insondable.
Marc Batard – Je n’ai pas pu aller le voir mais je le ferai à mon retour de l’expédition.
Éric Desordre – Combien d’années a-t-il pris ?
Marc Batard – Un max, 26 ans. Son avocat était pourtant très bon, comme me l’a confirmé son ex-épouse qui l’a aidé. Mais mon ami n’a pas réussi à apitoyer le jury.
Éric Desordre – Il n’a pas réussi à convaincre.
Marc Batard – Il n’a pas réussi à mentir.
Éric Desordre – Mentir ? – Peut-être voulait-il être condamné ?
Marc Batard – Je ne pense pas. Les jurés ont retenu la préméditation.
Je vais le voir parce qu’il est un ami, malgré qu’il ait craqué nerveusement et tué cette femme qui ne lui était pas fidèle. Sa première épouse avait divorcé car il est était d’une jalousie maladive…
Marc n’est pas avare de détails souvent significatifs à propos des personnes qu’il croise. Que ces dernières soient ou non évoquées dans cette interview, il m’aura confié ses réflexions à leur égard. Les blessures reçues, celles données par lui se seront ajoutées à celles constatées chez les autres. Apparent paradoxe pour un pacifiste militant, ce sont les conflits qui l’intéressent, et leurs douleurs. Sauf quand il peint. De cette histoire masticatoire, il m’apparaît que le personnage public d’alpiniste de l’extrême, aux projets « larger than Life », qu’ils soient dictés par un égoïsme souverain ou un altruisme non moins radical est plus intéressé par les gens, leurs vies et leurs fêlures que par la montagne elle-même.
À chacune de nos rencontres, je suis partagé entre d’un côté l’agacement suscité par ses charges contre tous ceux qui ne lui donnent jamais assez (c’est-à-dire tout le monde), à lui qui a toujours besoin de dix-huit sous pour faire un franc, et de l’autre le charme indubitable de cet animal abusif.
Nous nous quittons sur le trottoir. Sans logement à Fontainebleau, économe de ses rares deniers et voulant éviter de rentrer à Paris à cette heure de grand retour de week-end, Marc va dormir dans sa vieille camionnette à l’arrière de laquelle il a installé un couchage de fortune. Je le salue en lui lançant une pique affectueuse dont je ne me souviens pas de l’objet ; il me donne une tape sur la joue en souriant ironiquement, comme à petit frère trop sage, à moi qui ai depuis longtemps acquis la conviction qu’en matière de maturité, je suis plus son ainé que lui le mien…
Alors que l’on croit connaître quelqu’un, quelques heures de parenthèse complice peuvent suffire, non pas à vous faire découvrir une facette que vous connaissiez déjà, mais à vous faire prendre conscience de l’extrême complexité de l’être, réfractaire à la pesée de l’âme. Ombre et lumière. Le mystère Marc Batard demeure.
En rouge : itinéraire classique passant par l’Ice Fall. On en voit les séracs plissés dans la partie basse du glacier de Khumbu.
En blanc, le nouvel itinéraire à partir de Gorak Shep, ouvert en 2022 en partie sur l’arête Ouest du Nuptse.
En jaune, la partie restant à ouvrir en 2023, entre 5880 et 6065m.
- (4) La sortie des cimes – Marc Batard, Éditions Glénat, 2003