Marc Batard est le « sprinter de l’Everest », l’alpiniste qui en détient toujours le record d’ascension sans oxygène en moins de 24 heures. À 71 ans, Marc est arrière-grand-père et son rêve de battre un nouveau record, celui d’être le plus âgé des hommes à gravir l’Everest sans l’aide de l’oxygène semble derrière lui. L’échec de 2022 l’a durablement affecté et bien que sa physiologie soit hors norme, chaque nouvelle année se ressent. Si je prends cette précaution de langage, en écrivant « semble » plutôt que « est », c’est que le diable d’homme est capable de tout. Du meilleur, comme du pire.
Il lui reste à laisser sa trace dans l’histoire en finalisant ce printemps une première qui fera date. Marc a découvert et doit finir de gravir et d’équiper une voie alternative à l’Everest. Elle permettra d’éviter la « cascade de glace » qui développe ses kilomètres et ses heures d’ascension très dangereuse juste au-dessus du camp de base classique. Depuis l’exploit d’Hillary et Norgay en 1953, cette fameuse Ice Fall aux séracs instables a provoqué la mort de dizaines d’himalayistes, dont une majorité de Sherpas. Le nouvel itinéraire, en partie rocheux, sera beaucoup moins exposé. Marc s’est aussi engagé à aider une jeune Sherpani, Dabuti Sherpa, à devenir la première Népalaise à atteindre le sommet sans oxygène. Elle l’a contacté il y a quelques mois seulement via internet pour lui expliquer son projet. Sa détermination et ses précédentes réalisations ont convaincu le « sprinter » qu’elle avait toutes les qualités pour y arriver.
J’ai tenu à interviewer Marc avant qu’il ne parte. Je lui ai dit que je préférais profiter de l’occasion plutôt que risquer de ne pas le voir revenir de ses loufoqueries montagnardes, pourtant partagées avec lui il y a de cela bien longtemps, moi derrière et lui devant. Sorti très tendu de la salle du conservatoire de la ville de Fontainebleau, il me demande s’il a été « bon ». Je lui dit qu’il a comme d’habitude beaucoup hésité, bafouillé, râlé, qu’il a donc été excellent. Ce n’est pas que de l’ironie de ma part. Marc a besoin d’être sous tension pour donner le meilleur de lui-même. Il l’a réussi sans conteste, offrant à la soixantaine de personnes présentes une vraie confession sans faux-semblants, de celles qu’il peut effectuer dans ses grands jours. Avec ce qu’il convient de fêlures et de coups de canifs. En complément des magnifiques pièces pour piano que l’ami François-René Duchâble nous a offertes, Marc aura présenté des extraits d’un film en cours de production par Théo Livet, « L’Everest en partage » (1) et commenté le documentaire « L’homme qui revient de haut » réalisé sur lui par Gilles Perret en 2004 (2). L’après-midi a été un beau moment, quand bien même les espoirs de recette financière n’ont pas été au rendez-vous. Il faut plusieurs dizaines de milliers d’euros pour retourner à l’Everest. À quinze jours du départ pour Kathmandou, on est loin du compte. Le sponsor est un animal rare et furtif.
Attablés vers 18h dans une brasserie du centre-ville, nous commençons l’interview. En même temps, nous attaquons le repas. Un foie de veau pour Marc, une salade périgourdine pour moi. L’enregistrement résonnera de bruits de couverts et de mastication ; je saurais néanmoins me débrouiller pour la transcription. Marc m’informe qu’il est invité demain pour une interview d’une radio dont il ne souvient pas du nom ni du lieu où il doit se rendre. Pourtant plutôt doué pour la « com », il est plus à l’aise pour s’y retrouver dans les voies du Népal ou d’ailleurs, du moment qu’elles sont situées là-haut, loin des hommes, dans l’air raréfié d’un ciel indigo.
Éric Desordre – Vas-tu réussir à partir l’esprit libre, entre autre dégagé des problèmes d’intendance ?
Marc Batard – Il y a encore du boulot. Je suis optimiste. Des gens formidables m’aident. Par exemple, le jeune couple de Fontainebleau qui cherche de l’argent pour Dabuti Sherpa. Et heureusement, il y a Gérard Ménard qui est un soutien énorme. C’est lui qui a payé nos billets d’avion pour le Népal. Je le connais depuis longtemps. Nous sommes allés ensemble voir le guide qui avait fait le Nuptse (ndlr : pic de 7861m situé au sud de l’Everest, de l’autre côté du glacier de la combe Ouest).
Éric Desordre – Veux-tu me rappeler le nom de ce guide qui t’a confirmé dans l’idée qu’il pouvait y avoir une voie de substitution à l’Ice Fall ?
Marc Batard – C’est Raymond Renaud, un spécialiste de la Meije. Il connaît bien la région de l’Everest et une de ses dernières ascension fut le Nuptse. C’est à partir de sa connaissance de celle-ci que j’ai pu raffermir ma conviction que c’était par l’arête Ouest qu’il fallait passer. Il a un parcours très particulier. Quand il est né en 1941, il avait les mains palmées, dont il a été opéré enfant.
Éric Desordre – Un guide de haute montagne qui naît les mains palmées ! Une histoire merveilleuse. Quand partez-vous ?
Marc Batard – Début avril. Gérard Ménard et moi partons huit jours avant les autres pour finir de préparer l’expédition.
Éric Desordre – Vous aurez quelqu’un sur place pour vous aider ?
Marc Batard – Un gars avec qui je me suis rabiboché sera là.
Éric Desordre – Encore un avec qui tu t’es fâché ?
Marc Batard – Je n’adoptais pas la bonne tactique. Maintenant j’ai compris. Je faisais avec lui la même erreur qu’avec le photographe Pascal Tournaire engagé par Le Figaro en 1990, quand j’ai fait ma tentative de bivouac au sommet de l’Everest. Benoît Chamoux m’avait pourtant prévenu. Pascal Tournaire avait en effet envie de faire l’Everest sans oxygène. J’aurais dû lui faire signer un contrat car malgré notre accord – qu’il réalise les photos du sommet – il n’a pas pris de bouteilles d’oxygène pour s’assurer de pouvoir y arriver. Résultat, quand il a atteint les 8400 mètres, il a coulé sa bielle. Je suis arrivé en haut, à 8849m, sans photographe, sans photos…
La cliente que j’accompagnais a tiré la couverture à elle et ce sont ses photos de « la première Française à l’Everest » montrant les logos de ses sponsors qui se sont trouvés dans les magazines ; ils étaient concurrents des miens, elle me les avait cachés à la montée… Mes sponsors furieux, je me suis retrouvé avec une montagne (!) de dettes à mon retour en France.
Avec Pascal Tournaire qui avait fait une erreur mais était honnête, nous avons fait la paix depuis. C’est Jean-Paul Jarnias, fondateur de la société de cordistes qui nous a fait nous revoir.
J’en conclue un peu rapidement que Marc fait désormais signer des engagements à ceux sur lesquels il doit pouvoir compter. Mais tout bien réfléchi, je ne pense pas que ce soit le cas, vu qu’il fonctionne essentiellement à l’instinct quitte à se tromper quelquefois lourdement. Je ne l’ai jamais vu brandir ce type de contrat… D’ailleurs, que vaudrait un tel papier quand on a du mal à seulement survivre dans l’air raréfié, par moins 40° et un vent de 100 km/h ? On comprendra de ces quelques propos recueillis que la solidarité de la montagne, sans pour autant être totalement absente des altitudes, ne s’exprime pas automatiquement et dépend de la qualité des personnes qui ne peuvent donner que ce qu’elles ont, qu’elles soient au niveau de la mer ou à la cime des Himalayas.
Marc Batard – Comme avec Pascal Tournaire, j’ai fini par me rapprocher de Sonam, le gars qui nous attend à Kathmandou, encore grâce à un tiers qui m’a expliqué que je ne m’y prenais pas de la bonne façon : je le menaçais de lui faire la peau s’il ne finissait pas par partager mes vues…
Éric Desordre – Je connais en effet de meilleurs détours pour convaincre. Ce qui est bien, c’est que tu finisses par t’apercevoir que tu fais des bêtises. Et que tu les répares.
Marc Batard – Je suis impulsif, mais aussi très naïf… Le gars Sonam m’a avoué qu’il avait été malhonnête et qu’il voulait se racheter. Je ne suis pas sûr de pouvoir lui faire confiance, mais je vais lui dire que tout ce qu’il m’a fait est désormais derrière nous. Il doit financer Dabuti Sherpa afin de l’aider à devenir la première Népalaise à faire l’Everest sans oxygène. Il est riche. S’il apporte de l’argent à l’expédition, son nom peut être associé à la nouvelle voie. Comme il a une très mauvaise réputation, ça peut lui être utile…
Éric Desordre – Montagne ! Ton univers impitoyaaa-able. Mais, bon, toi, tu connais, tu en as suffisamment été victime dans ta vie. Si tu as un côté naïf, tu ne t’es toutefois pas laissé faire…
Marc Batard – Dans un excellent film que Jean-Paul Crespi a fait sur moi, un moment est capté juste quand je rentrais des Drus. Je portais encore mes vêtements d’altitude. Son interview s’est faite à chaud, il m’a bien cuisiné ! J’y disais que si je me retenais de dire ce que je pensais et ressentais des personnes qui m’avaient trompé, comme Christine Janin l’avait fait à l’Everest, je ne serais pas moi-même. Ça passait très bien dans le film. C’est ce sur quoi je compte pour le film de Théo : ce type de vérité, même crue.
Éric Desordre – Un mot que tu as utilisé tout à l’heure pendant la conférence m’a bien plu : « exutoire », à propos de la montagne qui l’a été pour toi pendant longtemps. Aujourd’hui, tu ne l’utiliserais pas.
Marc Batard – Non, en effet.
Éric Desordre – En montagne, tu poursuis d’autres objectifs que jadis où l’alpinisme était cette « drogue exceptionnelle ». Entre autres choses, la montagne te sert à finir de construire ta statue.
Marc Batard – Il n’y a même pas à faire l’Everest pour ça. Quelque part, je sais que je peux encore le faire, mais ce n’est pas important. L’histoire se termine. Mon objectif cette année est de finir la nouvelle voie et de conseiller et d’accompagner Dabuti Sherpa pour qu’elle parvienne au sommet sans oxygène. Pour le reste, on verra.
Je comprends sans le dire ou plutôt j’interprète le sous-entendu, « pour le reste » voudrait dire « mon Everest sans oxygène ».
Éric Desordre – Avant la descente de 300 mètres sur le glacier de Khumbu, tu seras à quelle altitude ?
Marc Batard – 6300-6400 mètres.
Éric Desordre – Donc ce n’est pas problématique sans « ox ».
Marc Batard – Non.
Éric Desordre – Est-ce que le camp de base sera le même que celui de la voie classique ?
Marc Batard – C’est juste l’étape d’avant, il y a quelques cabanes abandonnées. C’est à Gorak Shep, à juste deux heures de marche du camp de base actuel.
Éric Desordre – Quand vous arriverez sur l’arête ouest, quelle sera la voie pour redescendre sur le glacier ?
Marc Batard – Soit on descendra tout droit vers la sortie de l’Ice Fall, soit on prendra de biais. Ce sera à voir et à décider sur place.
Éric Desordre – Tu laisseras les cordes fixes ?
Marc Batard – Dans la partie rocheuse, oui. Le scénario que je prévoie, dans un an, deux ans ou même plus, c’est qu’il y aura un autre drame dans l’Ice Fall. On dira alors que la voie Marc Batard est plus sûre. Vu la force des habitudes, il faudra probablement d’autres morts avant la prise de conscience. C’est terrible…
Éric Desordre – Donc tu laisses les cordes fixes sur le rocher, et il ne reste plus qu’à équiper les parties en neige qui montent jusqu’à l’arête et ensuite redescendent de l’autre côté sur le glacier. En combien de jours les alpinistes qui vont prendre cette voie arriveront-ils au camp 1 ?
Marc Batard – Dans le futur, les parties en rocher seront en via ferrata. Ça coûtera cher mais c’est ce qu’il faut. Les parties en neige seront à rééquiper tous les ans car les cordes fixes que tu ne récupères pas finissent assez vite recouvertes par la neige et la glace. Des ilots rocheux, des points fixes, permettront de faciliter le rééquipement chaque année. Quand ce sera équipé, cela se fera en une demi-journée.
Éric Desordre – Donc si je comprends bien, tu ne feras pas l’Everest cette année, vu que tu n’as pas assez d’argent pour payer le permis d’ascension.
Marc Batard – Sonam me connaît, il a dit à mon ami Hemante que s’il me prenait de grimper jusqu’au sommet de l’Everest sans permis, je serais cueilli par la police à mon retour à Kathmandou…
Éric Desordre – Alors, s’il te plait, essaie d’éviter ça. Ça coûterait une blinde à l’association pour payer ta caution. Si tu veux sortir de prison.
Je ne me fais pas beaucoup d’illusion. Ce n’est pas le genre de perspective qui empêche Marc de dormir.
Tu m’as parlé il y a peu d’un projet de monter une association afin de mieux faire connaître les difficultés, les rejets rencontrés par les homosexuels non seulement dans la société mais souvent au sein même de leurs propres familles. Une initiative qui s’appuierait sur ta notoriété et ton réseau de connaissances dans la société civile. Est-ce que tu as avancé sur cette idée ?
Marc Batard – Maintenant, c’est la sécurité qui est le principal sujet de mes préoccupations, même si ça m’aurait fait plaisir de faire l’Everest à 71 ans, ce qui n’est pas impossible mais n’est pas une priorité. Une fois terminé ce que je suis en train de faire, que je réussisse ou pas et si ma notoriété est un peu plus assurée, ce qui me tient à cœur serait de faire quelque chose contre l’homophobie. Pourquoi ai-je présenté aujourd’hui au public un film fait il y a vingt ans ?
Il s’agit du documentaire de Gilles Perret L’homme qui revient de haut, dans lequel Marc raconte sa vie de guide confronté à un malaise permanent, dont il ne se débarrasse momentanément que dans l’ascèse douloureuse et extatique des grandes premières alpines. Il y révèle au grand public la découverte tardive de son homosexualité – à 50 ans ! – un état qu’il assume alors pleinement, sans tabou ; un impensé dans le milieu viriliste et ultra-compétitif de l’alpinisme.
Ce film est utile encore aujourd’hui. Un gamin de treize ans vient de se suicider parce qu’il n’a pas supporté le harcèlement que de jeunes délinquants lui faisait subir. Ça ferait du bien à ces jeunes de voir le film. Ça pourrait leur faire changer leur regard sur les autres et sur eux-mêmes. Voir un célèbre alpiniste bien viril parler de son homosexualité ouvrirait les consciences. Il faudrait créer la surprise avec le public. Par exemple, une soirée à la fois sur le football avec mon ami Emmanuel Petit et aussi sur l’alpinisme avec moi, lors de laquelle on passerait le film… et tout le monde serait surpris. Je l’ai déjà fait lors d’une conférence au palais des congrès d’Ajaccio. Les 700 participants étaient ravis. Les personnes qui m’avaient invité ont eu l’à-propos de ne pas prévenir, ne pas révéler ou rappeler mon homosexualité au public avant qu’il vienne à la conférence et voit le film.
Toujours avec cet objectif de faire évoluer les consciences, Théo, le jeune réalisateur du nouveau film L’Everest en partage en cours de production, va intégrer une séquence d’interview avec Emmanuel Petit. Emmanuel est un grand athlète dont la parole a du poids sur les gens. Il est intelligent, a très une forte personnalité et surtout – qualité rare – est courageux. Il n’a pas peur de s’afficher avec un « pédé ».
Éric Desordre – Bravo, mais Emmanuel Petit est de moins en moins connu des générations les plus jeunes, pour lesquelles la référence est aujourd’hui Kilian M’Bappé.
Marc Batard – Emmanuel est tout de même champion du monde. Comme un rappel de son importance sportive, on va essayer de mettre aussi les images de son troisième but de la coupe du monde après ceux de Zidane en finale contre le Brésil en 1998. Le problème est que ça coûte cher…
Éric Desordre – Arrive-t-il que cela choque des spectateurs, ce coup de projecteur souvent inattendu sur ton homosexualité ?
Marc Batard – Il est arrivé que quelques personnes partent au milieu de la conférence, mais c’est rare. Celles-là ne vont vraiment pas bien parce que le film est très bien fait.
Éric Desordre – L’homme qui revient de haut est en effet un excellent film. Le thème de l’homosexualité est bien amené, après un développement consacré à ton enfance puis ta carrière alpine. Ce n’est pas le sujet principal mais un aspect de ta personnalité qui est présenté.
Marc Batard – Oui. Gilles Perret a fait un très beau travail. Il n’est pas dans la provocation mais dans une belle humanité.
Éric Desordre – Et les personnes interviewées à ton sujet y participent grandement. En particulier le journaliste Jean-Michel Asselin, qui parle du tollé suscité dans le Landerneau par la révélation que tu as faite de ton viol enfant par ton oncle, avec la silencieuse complicité de ta tante alors que tu étais enfant en pension chez eux. Le scandale est bien que des adultes aient pu abuser de toi, certainement pas que tu aies rapporté ces faits 40 ans après.
Marc Batard – J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Gilles Perret qui a fait le film. Il n’avait pas fait d’études mais, doué et sensible, il a appris sur le terrain. Objecteur de conscience à l’âge du service militaire, Gilles a fait son temps d’appelé dans une petite télévision locale savoyarde, avec son cousin.
Éric Desordre – Quand l’as-tu rencontré ?
Marc Batard – Vers 1992. C’est l’ancien directeur de l’office du tourisme de Megève qui m’a présenté Gilles. Je pense que cet homme de grande qualité avait deviné que j’étais homo, alors que je n’en étais pas encore conscient… ou que je ne me l’étais encore avoué. Peut-être l’était-il lui-même ? C’est fort possible. Il s’est suicidé à 50 ans. Une fois, il m’a bien remis à ma place. Je le méritais ! Après m’avoir sérieusement secoué, il m’a dit : « Marc, toi qui a des problèmes avec les médias, je vais te présenter à deux jeunes avec lesquels tu vas pouvoir t’entendre.
C’était Gilles Perret et son cousin. Notre ami commun était visionnaire car avec ces deux réalisateurs, nous avons bien travaillé. Ils ont fait leur premier film avec moi pour « Ushuaïa, le magazine de l’extrême » dont Nicolas Hulot était le producteur.
Éric Desordre – Je fais des digressions car je ne peux pas « guider » un guide. Je reviens à ta carrière alpine, en tenant compte du recul que tu peux maintenant prendre. Parmi les ascensions que tu as réalisées, quelles seraient pour toi les plus marquantes, d’ailleurs pas forcément en terme de difficulté ou de notoriété induite ?
Marc Batard – La première hivernale que j’ai fait en solitaire aux Grandes Jorasses. J’ai appelé la voie L’enfant et la colombe. Psychologiquement, il m’a fallu du temps pour y arriver. Financièrement, j’ai pu la faire en toute sérénité car Jacqueline Vellet, la Suissesse à laquelle j’avais sauvé la vie au Népal m’a aidé. Elle venait souvent à la maison. L’été 1991, je prévoyais l’ascension pour l’hiver. Jacqueline m’a dit : « Combien te faut-il ? ». Il faut préciser que Jacqueline m’avait mis sur son testament. Sa fille unique qui aurait pu être jalouse lui a rétorqué : « Maman, Marc a besoin d’argent maintenant. Alors donne-le-lui maintenant ! »
Éric Desordre – Tu l’avais sauvée où, comment ?
Marc Batard – Dans le Khumbu, pendant l’hiver 1986. Guidant les clients d’un trek, arrivé à Pheriche où il y a un hôpital fermé à cette saison, j’apprends qu’une Européenne se trouve très mal en point. Elle est alitée dans un lodge à 4200 mètres. Je vais la voir. C’était Jacqueline. Elle m’indique qu’elle souffre d’un œdème pulmonaire. Se sentant mal, elle était redescendu à Pheriche avec une Sherpani, laissant ses compagnons continuer leur trek. Cela lui était déjà arrivé l’année précédente mais elle avait alors été soignée avec de l’oxygène puis évacuée par hélicoptère. Or en cette saison-là, pas d’hôpital, pas d’hélicoptère. Ni de radio…
Sans être médecin, je comprends qu’elle va mourir. Là où elle est coincée, il n’y a pas de caisson hyperbare, pas d’oxygène ; le seul moyen de la sauver est de la redescendre le plus vite possible. Je demande à Putshatar, mon sirdar, d’aller chercher des porteurs – « Ils seront bien payés ! » – pour la descendre à Namche Bazar où il y a un hélico. Il est revenu bredouille, personne ne voulant travailler en cette saison. J’ai dit à mes clients que je les laissais, que je les rejoindrais le lendemain après avoir porté cette dame à Namche Bazar. Avec Putshatar, on a descendu Jacqueline chacun son tour sur notre dos, nous relayant tous les quarts d’heure. Plus de soixante kilos, ce fut sportif… On aurait pu faire un super film ; j’aurais été un très bon client pour jouer le Jacques Maillol de la montagne !
Nous sommes arrivés à Namche Bazar à 3h du matin. Au premier lodge, les habitants ne voulaient pas nous ouvrir. J’ai cassé un carreau mais on n’a pas réussi à rentrer. Finalement, on est allé dans la maison de Kanchi-Lamo, la Sherpani qui nous avait accompagné et continuait de veiller sur sa cliente. Tout cela a sauvé Jacqueline. On a pu la mettre dans l’hélicoptère le matin même. Déjà, avoir été descendue de près de 1000 mètres lui avait fait du bien.
Éric Desordre – Il faut avoir la frite…
Marc Batard – Plutôt… Ce que je n’ai jamais dit, c’est que la Sherpani a eu le béguin pour moi. Quand on a couché Jacqueline, elle est venu me voir mais il ne s’est rien passé. Elle était jolie ! Par contre, après avoir retrouvé et accompagné mes clients, quelques jours après, en repassant par Namche Bazar, je suis retourné la voir…
Marc me dit cela en souriant. D’un sourire lumineux de gosse émerveillé et malicieux à la fois, comme je le lui connais ; dans cette candeur si fraîche, si pleine.
Éric Desordre – Quelle magnifique histoire ! C’est mignon comme tout.
Je reviens à L’enfant et la colombe. Cela dure combien de temps ?
Marc Batard – Dix jours.
Éric Desordre – Nom de Dieu…
Marc Batard – C’était très engagé, tu ne savais pas quelle météo il allait faire à plus de 24 heures… En fait, le temps fut splendide. On a dit que j’avais eu de la chance, comme pour minimiser la performance. Tu sais quelle question Napoléon posait à ses généraux ?
Éric Desordre – « Avez-vous de la chance ? »
Marc Batard – Ben voilà. Je n’avais pas de radio ; un copain me surveillait à la jumelle et me renseignait (sur la météo, les conditions rencontrées dans de la voie).
Éric Desordre – Il était à Leschaux ?
Marc Batard – Il était à Leschaux, puis un hélicoptère de la Protection Civile l’a récupéré et l’a amené au Couvercle.
Quand je suis sorti à la Pointe Walker, j’ai eu la visite d’un hélicoptère de France 3 qui voulait couvrir l’événement. Je n’en voulais pas. Cela avait été un trop beau voyage, sans sponsors à gérer. Je voulais redescendre tranquillement, sereinement alors que c’était dangereux avec tous les séracs. Je m’étais bricolé un sac en bout de corde au cas où je serais tombé dans une crevasse.
Éric Desordre – Une ancre.
Marc Batard – Oui. Je suis finalement arrivé en bas et j’ai vu Guy Périllat qui était venu à ma rencontre !
Éric Desordre – Qu’est-ce que tu as ressenti dans la voie que tu venais de réaliser ?
Marc Batard – C’est René Desmaison qui l’exprime le mieux. Il parle d’un voyage hors du monde et du temps. Il faut se rendre compte de l’épreuve physique et mentale que ça représente. À mon retour de l’Everest ou après les Drus, je faisais 47 kilos, alors que mon poids de forme était de 54-55 kilos et en étant tout de même plus tranquille à 60 kg (ce qui permet d’avoir quelques réserves en cas de coup dur).
Éric Desordre – Dans l’article du magazine « Sphères» (3) que j’ai relu hier soir et qui est très bon, la journaliste écrit que tu as un sourire extatique en haut de l’Everest. Personnellement, je ne trouve pas qu’il soit extatique. Lorsque tu tournes sur toi-même afin de montrer avec la caméra que tu te trouves bien au sommet, tu as un rictus de douleur.
Marc Batard – Oui, elle est bien cette image. Je l’avais faite avec une petite caméra Single 8 de Fuji. C’était la plus légère à l’époque. Les cartouches ne duraient que trois minutes. Je l’ai perdue depuis mais j’en ai racheté une dans une brocante.
- (1) L’Everest en partage – documentaire de Théo Livet
https://www.proarti.fr/collect/project/leverest-en-partage/0
https://www.youtube.com/watch?v=3m9Cl7aeRfo&ab_channel=CarboneZ%C3%A9ro
- (2) L’homme qui revient de haut – film de Gilles Perret, 2004
- (3) Sphères n°9 « Les grimpeurs », août 2022
Deuxième partie de l’interview :