Le Coronavirus s’invite dans la création artistique
L’apparition planétaire du coronavirus a invité les artistes à relire les grands textes sur les épidémies comme La Peste de Camus entre autres, pour y trouver des réponses à nos questionnements sur la destinée et notre culpabilité.
Tiphaine Raffier, une jeune metteure en scène de 38 ans, s’est intéressé à Némésis, le dernier livre de Philip Roth, paru en 2012, qui relate une épidémie de polio à Newark en 1944, décimant en particulier les enfants. Ce livre complexe par les instances narratives raconte le destin de Bucky Cantor et se nourrit aux grands mythes tragiques grecs. Le titre Némésis renvoie à la déesse de la vengeance qui châtie les humains coupables d’hybris.
S’attaquer à sa mise en scène est un pari vraiment audacieux, non seulement par la complexité de l’œuvre mais aussi parce que, jusqu’ici, la jeune artiste avait fait le choix de mettre en scène ses propres textes comme dans La Chanson, La Réponse des Hommes, France – Fantôme. Une ambition dont on salue la prise de risques.
Une fable philosophique
Difficile de ne pas résumer tout de même l’œuvre de Roth pour mesurer les écueils de l’adaptation.
Bucky Cantor est juif, professeur de sport qui distrait les enfants dans la ville, alors que la ville se trouve sous l’emprise d’une épidémie de poliomyélite. C’est un orphelin, devenu un athlète extraordinaire alors qu’il est né chétif et mal voyant. L’épidémie s’étend à Newark avec de jeunes victimes qui le font douter de l’existence de dieu et il quitte la ville pour devenir instructeur dans un camp de vacances, « Indian Hill», appelé par sa jeune compagne Marcia qui y travaille. Cela pourrait être le paradis mais il est rongé de culpabilités plurielles: il s’en veut d’avoir laissé sa grand-mère, d’avoir quitté les enfants de Newark, il s’en veut même d’avoir été réformé alors que deux de ses amis se battent au front dans le Pacifique. Mais le mal entre tout de même dans Indian Hill et un enfant meurt de la polio. Bucky est peut-être porteur de la maladie. Lui-même finit par la contracter et reste handicapé.
30 ans plus tard, un ancien enfant de Newark dont il a été l’instructeur, Arnold Mesnikoff, rescapé comme lui de la polio et qui s’avère en fait le narrateur quasi invisible du roman, le reconnaît. Il s’en est sorti avec une épouse et des enfants. Dans leur dialogue philosophique sur le sens de la vie et de la destinée, Bucky révèle que la culpabilité dévorante l’a empêché de faire les choix du bonheur : épouser Marcia, rester instructeur de sport.
Bucky Cantor est un «mensch», un juif bien, droit , appliqué qui a le sens des responsabilités avec un sens du sacrifice très poussé . L’épidémie fait surgir chez lui l’idée d’une responsabilité à assumer bien qu’il en ignore les causes. Arnold, au contraire, défend dans la troisième partie l’idée que la contingence détermine en grande partie la vie et qu’il faut l’admettre sans chercher d’explications et vivre au mieux. Bucky croit que chacun doit rendre des comptes et donc se trouve irrémédiablement responsable. Deux visions du monde et deux philosophies contraires de la vie. Bucky est « un maniaque du pourquoi » intérieur, revendiquant une responsabilité individuelle et non collective, sans conscientiser réellement les sept mille ans d’histoire de la communauté juive dont il est porteur et dont l’holocauste est la pire des violences subies. Le titre Némésis trouve ici son explication dans la tragédie intérieure de la responsabilité morale qu’il s’assigne, un sentiment destructeur affreux qui le rend malheureux.
Une adaptation théâtrale courageuse et intéressante
Comment mettre en scène l’intériorisation des complexes de Bucky ? Un juif myope, réformé, issu d’un milieu populaire, en quête d’une forme de pureté qu’il projette dans un héroïsme valorisé par une Amérique triomphante, incarnée par la perfection physique du corps et dans le dévouement aux enfants. Mais c’est en même temps un homme aveugle à lui-même, tel Œdipe, porteur d’une destinée tragique dont la polio est l’allégorie. Son incapacité à accepter la contingence l’engage dans une culpabilité hagarde destructrice. Les énormes lunettes opaques que porte Alexandre Gonin- Bucky- amène le comédien à toujours tendre le cou pour tenter de comprendre les causes et les conséquences de cette polio qu’il finit par fuir. Une sorte de Candide passif, un peu transparent, qui se réfugie dans le meilleur des mondes malgré la culpabilité de ne pas être au bon endroit.
La deuxième partie propose l’espace d’Indian Hill sous la forme d’une comédie musicale ironique avec l’immense toile de fond d’un magnifique paysage de lac et de montagne. Une idéalisation de l’Amérique dans son paradis terrestre, insouciante, qui se croit à l’abri des maux du siècle. Un colosse aux pieds d’argile. Or les rituels amérindiens adoptés par les jeunes scouts dans ce camp de vacances suggèrent l’anesthésie blanche collective des massacres dont les Indiens ont fait l’objet . Un holocauste en parallèle de la Shoah, figuré par la polio qui investit le camp. Et si tout homme était responsable du tragique humain ?
Une intéressante troisième partie avec de très grands comédiens, Maxime Dambrin-Arnold et Stuart Seide – Bucky âgé – dans une confrontation philosophique dense. On retrouve ici la profondeur du roman qui donne les clés du questionnement sur le complexe de culpabilité, si intériorisé par l’ensemble de la communauté juive avec l’idée d’un peuple élu qui s’élève au-dessus des autres comme un javelot lancé dans les hauteurs et qui retombe fracassé, rattrapé par la pesanteur de leur destinée. L’usage intelligent de la vidéo sur les expressions des visages permet de figurer l’intériorisation des consciences et renvoie au spectateur une responsabilité qu’il doit partager aussi.
2H45 de spectacle : une virtuosité indéniable dans l’emploi de ressources scéniques plurielles, orchestre, danse, vidéo, treize comédiens sur scène et le chœur d’enfants du conservatoire de Saint -Denis. Une idée force : rendre plastique et scénographique la question de la responsabilité des hommes dans le malheur qui s’abat sur eux et l’interrogation spirituelle sur l’existence d’un dieu pervers à l’origine du Mal. Un spectacle réussi avec l’excellence des comédiens et le fait que l’on s’ennuie pas du tout. Que manque-t ’il malgré tout ? L’essence sinueuse intérieure de la réflexion existentielle de Philip Roth derrière la fable dont la troisième partie donne l’idée dans le face à face Bucky-Arnie et son autodérision.
Némésis, d’après Philip Roth. Mise en scène : Tiphaine Raffier. Odéon-Théâtre de l’Europe aux Ateliers Berthier, Paris 17e. Jusqu’au 21 avril. De 7 € à 36 €.
Puis les 16 et 17 mai au Théâtre de Lorient (Morbihan).