On n’échappe plus à l’art urbain
Il reste encore plus d’un mois – jusqu’au 11 février 2023 – pour se rendre à l’exposition que la Mairie de Paris propose aux quidams sensibles aux arts visuels en général et au graphisme en particulier.
Première surprise, le titre de l’expo est « 60 ans d’art urbain à Paris », et non pas un attendu « 60 Years of Street Art in Paris », ou à tout le moins un plus classique « 60 ans de Street Art à Paris ». Se serait-on souvenu à l’Hôtel de Ville que le parisien parle aussi le Français, même s’il lit désormais couramment l’Anglais sur les devantures de magasins et les affiches du métro ? « Do you speak English ? Yes, I speak Wall Street ™ English ! » Ci-fait, rangeons le ronchon et ne boudons pas notre plaisir.
D’entrée de jeu – c’en est un – nous sommes partagés entre le respect dû à la communication politique, bien amenée par la majorité municipale, et l’intérêt pour des œuvres plastiques à la puissance quelquefois confondante. Celle-ci l’est d’autant plus que la taille des compositions et les sujets illustrés rendent cette expression publique visible de tous et appréciable par beaucoup. Les très grands sujets à la hauteur d’un immeuble sont découverts sous forme photographique, les moins larges sont présents in-situ, enlevés à leur support d’origine.
Si vous êtes un des rares à ne pas encore connaître ou à n’apprécier que modérément cette expression contemporaine, il faut vous convaincre de l’intérêt de « l’art urbain ». Allez donc vous promener dans les avenues, du côté de Chevaleret ou de Nationale. La naïveté enfantine y côtoie le rêve, avec ou sans ambition d’originalité mais en gigantesque. Les pignons aveugles des faubourgs ne seront bientôt plus que des souvenirs de décors peints par Alexandre Trauner dans les films de Carné et Prévert.
Faut-il le regretter ? Que nenni, gardons-nous d’être nostalgiques du temps de Willy Ronis ; la ville grise sous les nuages a quelquefois besoin de couleurs. Tout dépend des quartiers, les années 70 par exemple ont par trop laissé sur les rives minérales leur comptant d’étrons brutalistes au béton triste, les décennies suivantes leurs façades de verre aveugle en alignements de tours couchées.
Un foisonnement de créations
Nombre des travaux présentés ont de la force, de l’éclat, de la fraîcheur ou plus simplement de la gueule. D’autres suscitent des sentiments nettement plus mitigés, des rejets, des incompréhensions qui toutefois ne délégitiment pas la loyauté de l’artiste. Certains enfin exhalent la posture et l’imposture. Il y a du beau-monde et du moche-monde. Entre Mesnager, Ernest Pignon-Ernest, Speedy Graphito, Jef Aérosol, Blek le Rat, Miss.Tic, Keith Haring, André, Invader, Banksy, Ludo, Kraken, Les Francs Colleurs, Madame, Sowat, Romain Froquet et les autres (65 artistes en tout !), nous vous laissons choisir. À chacun ses chouchous et ses têtes de turcs.
À écouter incidemment les conversations entre visiteurs, les réflexions échangées relèvent fréquemment du ludo-éducatif à destination des plus jeunes : « il y a plusieurs Space Invaders dans notre quartier, te rappelles-tu à quel endroit ? », ou encore de l’évocation nostalgique des transgressions adulescentes : « moi aussi j’ai tagué les murs du lycée quand j’étais jeune » – à chacun son mai 68 – moins couramment de « l’éveil à la conscience sociale par Banksy ».
Soyons honnêtes – en tout cas vous, c’est trop difficile pour moi – les visiteurs de l’expo passent un moment agréable, à repérer le style du grapheur à la réminiscence tenace, la patte du colleur aux coins de papiers habituellement soulevés par le vent. Il faut le noter : quand ceux-ci ne sont pas dérobés par des « collectionneurs » sans scrupules aux passants auxquels ils étaient destinés… Les œuvres urbaines hors-les-murs sont encore plus volées dans les rues que « Le Cri » au musée Munch d’Oslo.
Le mélange des genres laisse perplexe
D’où vient que cette exposition rétrospective gène aux entournures, malgré les choix souvent judicieux des artistes dont les œuvres finissent par être connues de tous les urbains, omniprésentes qu’elles sont dans l’espace vertical de nos villes ?
Questions. Pourquoi, dehors dans la rue sous nos yeux saturés, si souvent la beauté, le sourire manquent-ils ? Quelle différence entre d’un côté, l’expression brute de décoffrage du graph « crade » et de l’autre, le pipi-tag systématique sur les portes, les murs, les abris-bus, les rideaux métalliques de magasins, les piles de pont, les murs anti-bruit, les monuments publics, etc. ?
La première griffonne des cris qui dénoncent l’injustice, l’iniquité, la laideur, et quelquefois y participe. Le dernier est fait de signes, signatures, rappels proclamant une appropriation au détriment de ceux qui habitent de l’autre côté de l’échangeur, dans l’autre cité, dans l’autre cage d’escalier ; bref l’Autre repoussé, redouté, méprisé.
À voir au début de l’expo les vidéos des déprédations de sculptures égyptiennes du Louvre par des tagueurs présentés comme des artistes, on ne peut se retenir de penser que la seule différence est l’officialisation – ou non – par la Mairie de Paris. Officialiser, c’est légitimer. L’institutionnalisation de l’underground qu’a été et peut encore être le Street Art est tellement « cool »… Cette aspersion goupillonnaire d’art officialisé, sur le ton de « admirez combien nous (vos élus) sommes de notre (votre) époque », tient de la bénédiction post-mortem. Dormez, braves gens : le système digère tout.
À moins que, plus prosaïquement, le politique se sachant débordé tant par le beau que par le laid, tous deux sans entraves, ne cherche à rassembler sous sa coupe et son éclairage le plus de beau possible. « Tout ceci nous échappe, feignons d’en être les instigateurs. » Ça ne coûtera jamais plus qu’un bout de mur à déplacer, du dehors sauvage au dedans sous contrôle.
Un gros travail d’autojustification
Le lieu d’exposition n’est pas neutre. Ce n’est pas une assoce de banlieue, altruiste et sans moyens qui expose ici l’art urbain, c’est une institution. La mairie de Paris, à grand renfort de glose experte panneautée sous les œuvres, montre les travaux d’artistes qui auront invariablement été poursuivis par l’État. Avant d’être exposés, la plupart d’entre eux auront été multi-condamnés par la Cour d’appel de Paris. Dans ce contexte univoquement oppressif, ciblant avant tout les créateurs, une Miss.Tic – pionnière à l’élégance sibylline – fut broyée par le système et dû renoncer au pochoir pour ne plus faire que du collage.
À cet égard, l’encadrement du procès-verbal de condamnation d’un artiste, présenté dans l’exposition au milieu des œuvres, est une mise en abîme sans la moindre prise de recul, sans un quelconque aveu du paradoxe ainsi mis à voir par l’institution.
Exposer le Street Art sans en évoquer les ambivalences – celles des artistes comme celles des institutions – est d’une singulière duplicité. Un tel appareil d’hypocrisie n’est pas étonnant chez le politique moyen, il l’est plus chez l’artiste ou celui faisant profession de l’être.
Personne ne parle de violence sociale
Le traitement du Street Art par le milieu de l’art et les divers « milieux-bien-informés » mérite aussi le détour. Les critiques d’art, les professeurs d’université, les journalistes spécialisés, les élus à la culture, à longueur d’articles, de thèses, d’annonces de presse parlent de cette magnifique notion qu’est l’appropriation de l’espace. C’est émouvant, l’appropriation, ça sent bon son justicier écolo-libertaire. C’est joli, l’espace, c’est vaguement abstrait, ça donne un cadre flou à l’intempérance. En revanche, personne ne parle de territoire. Tiens, pourquoi donc ?
Parce que le territoire, comme le souligne ma fille au cours de nos déambulations, c’est la réalité physique d’une appropriation de « l’espace ». Qui parle de « territoire » parle de manière d’occuper l’espace, c’est-à-dire de conflit. Or le conflit est le mode le plus spontané de partage de l’espace commun de vie. La conflictualité ne plaît pas aux édiles paresseuses car elle les oblige à s’interroger sur l’équité, sur le rapport de force. Elle demande un engagement, exige un choix. C’est bien là l’essence du politique : faire des choix et les assumer.
En matière de choix, les édiles parisiens ont depuis longtemps fait le leur : celui de laisser les immondices s’accumuler dans nos rues, les tags souiller les murs d’immeubles. Il n’y a pas que les bienvenues herbes folles pour être accueillies d’un discours aux remugles de laisser-faire écolo-compatible et de bien-pensance néo-bourgeoise.
Paris est une ville paradoxale. Ce qui en fait un paradoxe est cette proximité du sublime et du trivial, de la beauté et du vomi. D’autres lieux peuvent prétendre à ce mélange, du moins dans l’échelle des villes-monde, New-York, Le Caire, Londres… À la sortie de l’expo, après les lumières, des ombres. Rue des Archives, de petits bouts de « Street Art » collés sur les gouttières, des tags sur les portes donnent à voir un coin de Paris si branché, si moderne, si « World ». Passé le BHV, des tentes de SDF sur un parvis d’église, derrière des barrières de chantier. Laisser-faire, ne rien faire. Abandonner les gens. L’inaction politique nous sert de viatique. Ne pas déloger ces pauvres gens, c’est ne pas reloger ces pauvres gens. La « tolérance » est criminelle quand elle est institutionnelle.
Capitale(s) – 60 ans d’art urbain à Paris
Salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville de Paris
5 rue de Lobau, Paris 4e
Du samedi 15 octobre 2022 au samedi 11 février 2023
Le jeudi de 10 h à 21 h et du lundi au mercredi et le vendredi et samedi de 10 h à 18 h 30