Le XXIe siècle verra-t-il la fin des fantasmes sur la Franc-maçonnerie? Les grandes structures maçonniques offrent-elles réellement aux initiés les conditions de progression morale et philosophique qui permettraient de former des maçons libres et de bonnes mœurs ? Et la jeunesse actuelle, n’aurait-elle pas quelque chose à enseigner aux francs-maçons ?
Des théories du complot aux scandales politiques, la Franc-maçonnerie a toujours suscité toutes sortes de fantasmes mièvres qui esquivent délibérément le véritable secret qu’on trouve dans les loges : la progression initiatique et le travail sur soi. Pour la majorité des francs-maçons, l’essentiel de la démarche maçonnique reflète un chemin d’individuation, une quête de soi. Par ailleurs, le maçon qui a intégré un tel principe n’a nul besoin de chercher les honneurs ou le pouvoir, et encore moins de faire du prosélytisme.
Malheureusement, la Franc-maçonnerie nous apprend qu’il existe des mauvais compagnons, souvent plus proches qu’on ne le pense. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir apparaître ces faux frères dans les ateliers. Et bien souvent, ils parviennent même à occuper des plateaux importants dans l’organisation maçonnique. Ainsi, on peut être amené à croiser des dignitaires incurables et quelques ayatollahs ou Grands Inspecteurs Inquisiteurs (titre du 31e grade du Rite Écossais Ancien et Accepté) obsédés par le pouvoir et la cordonite dont l’attitude peu héroïque tend à cacher la beauté de l’initiation maçonnique. Bien entendu, ce sont ces mauvais compagnons, ces Dark Vador de mauvais aloi qui retiennent l’attention des médias et de la société profane qui se fichent pas mal des petits maçons humbles et travailleurs soucieux de partager autour d’eux les principes qu’ils ont acquis dans le temple.
L’ignorance des profanes face à la réalité maçonnique
Il va sans dire que dans le futur la Franc-maçonnerie restera un marronnier juteux pour les journaleux en quête de buzz faciles mais aussi pour les nez-d’boeufs et les pousse-mégots incapables de faire la différence entre démarche de connaissance et réseau d’influence, préférant les ragots colportés par des magazines frivoles aux réflexions approfondies des revues maçonniques. Bien avant les pamphlets anti-maçonniques de Léo Taxil, la Franc-maçonnerie était déjà sujette à controverse. Néanmoins, les archives historiques de l’époque révèlent une maçonnerie qui n’a rien à voir avec les pseudos enquêtes de terrain de Ghislaine Ottenheimer, Sophie Coignard ou encore François Koch.
L’historien Charles Porset nous a rendus attentif à cette maçonnerie du XVIIIe siècle qui s’apparente davantage à une « société de ripailles et d’amusement » (Albert Mathiez) qu’à une société de pensée. «Ainsi qu’en témoigne le marquis de Chefdebien dans ses Disquisitions maçonniques, le but de la réunion était le banquet qui couronnait la réunion fraternelle (il faut se souvenir que le premier livre maçonnique est un recueil de chansons à boire !) ». Cette première maçonnerie anglaise semble assez éloignée de ce que l’on connaît aujourd’hui d’elle. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle va rencontrer plusieurs crises et révolutions. La première crise maçonnique surgit à partir des années 1740. La Grande Loge de Londres voit ses effectifs baisser, certaines loges disparaissent, les dignitaires se montrent peu assidus et compétents et le nombre de réunions dans l’année tend à diminuer. Dans un article publié dans la revue du GODF Humanisme, Charles Porset nous dit qu’«Horace Walpole, franc-maçon notoire, écrivait ainsi en 1743: « La réputation des francs-maçons est aujourd’hui si faible en Angleterre […] que seule une persécution pourrait à présent leur redonner une certaine vogue ».
La Grande Loge de Londres semble alors dans l’impasse. De plus, la publication de La maçonnerie disséquée (1930) de Samuel Prichard qui révélait tous les usages et secrets des loges va soulever un vent de critiques acerbes notamment de la part des francs-maçons irlandais à l’instar de Laurence Dermott qui jugera l’esprit des loges londoniennes peu en phase avec les règles de la maçonnerie opérative. C’est ainsi qu’une nouvelle obédience anglaise voit le jour le 17 juillet 1751 qui sera nommée «Grande Loge d’Angleterre selon les Anciennes Instructions » ou encore «Grande Loge des Anciens ». S’en suit une querelle qui va durer une soixantaine d’années entre les anciens (ceux appartenant à la nouvelle obédience qui veulent montrer en utilisant le terme ancien qu’ils sont les premiers à être liés à la maçonnerie opérative) et les modernes (nom donné par les anciens aux membres de la Grande Loge de Londres).
Les affrontements entre les deux obédiences seront violents, essentiellement à propos de plusieurs détails rituéliques comme la place des colonnes J et B. Et c’est ainsi depuis trois cents ans. On le comprend assez vite, dès le début de sa création, la Franc-maçonnerie qu’elle soit anglaise ou française préfère les banquets et les querelles de chapelle qui divisent les maçons à la construction d’un ordre mondial. Et il est à parier que cet aspect fraternel de la Franc-maçonnerie persistera dans le temps sans qu’elle ne puisse jamais trouver une unité universelle stable et homogène lui assurant la gouvernance du monde.
La cordonite et la cratophilie
Si la Franc-maçonnerie se donne pour objectifs le progrès de l’humanité, l’étude des symboles, le travail sur soi à partir d’un cheminement initiatique, elle n’est pas néanmoins à l’abri des pulsions perverses et narcissiques de certains de ses membres qui fantasment sur un réseau fraternel dont l’influence paraît ridicule et désuète comparée aux réseaux sociaux d’aujourd’hui (Facebook, Linkedin, Twitter). Par contre, ces maçons attirés par la cordonite et la cratophilie s’annoncent comme de véritables emmerdeurs qui s’amusent à créer la discorde au sein des Loges ou des Conseils de l’Ordre. Certains frères qui parviennent au grade de Souverain Grand Inspecteur Général (33e degré du REAA) font ainsi preuve d’une humilité à faire pâlir un Giscard d’Estaing ou un Bokassa. Quant à l’administration de certaines grandes structures maçonniques, on peut parfois se demander si leur modèle ne s’inspire pas directement d’un roman de Philipp K. Dick. On a parfois l’impression que certaines décisions prises par les Conseils de l’Ordre se font au jeu de fléchettes. Assurément, certains frères-la-gratouille sont épris d’un stalinisme ou encore d’un sectarisme qui font peur. Comparé à eux, Raël paraît plus humaniste et fraternel, c’est vous dire!
Ces mauvais compagnons font décidément mauvaise presse et desservent considérablement le sens initiatique de la démarche maçonnique. Fort heureusement, il existe des initiés guidés par la bienveillance et la sagesse et qui œuvrent d’une manière véritablement héroïque à l’instar de Marcel Laurent (ancien Grand Maître de la GLCS), Jacques Ravenne (co-auteur des aventures du commissaire franc-maçon Marcas), Georges Bertin (spécialiste de la quête du Graal), Sat et Jakin BD (dessinateurs humoristes), Gilbert Abergel (ancien Grand Maître du GO), Didier Convard (auteur du Triangle Secret), etc. Ces maçons sont nombreux et discrets et font le bonheur d’une maçonnerie simple et authentique.
Le retour des Jedi
Le succès planétaire de Star Wars, du Seigneur des Anneaux, d’Harry Potter et des productions imaginaires qui réactualisent les mythes du héros d’antique mémoire, témoignent de l’engouement de la jeunesse actuelle pour l’initiation en tant qu’archétype. Les jeunes d’aujourd’hui ont soif d’initiation et la Franc-maçonnerie pourrait être un espace propice à accueillir une telle soif. Encore faut-il «être à la hauteur du quotidien» selon la belle formule du sociologue allemand Max Weber ?
La majorité des rituels maçonniques sont passionnants mais néanmoins quelque peu poussiéreux dans certaines loges. Je crois qu’il ne faut pas être trop conservateur et hostile aux imaginaires ambiants que propose la jeunesse actuelle. Ne faudrait-il pas le culot d’un Pierre Dac avec son fameux rituel des voyous pour redonner un coup de pinceau à la bimbeloterie maçonnique? Les maçons n’ont pas vocation à être salafistes et n’ont pas à espérer un retour des rituels pratiqués à l’époque des constitutions d’Anderson ou du discours du chevalier de Ramsay.
La postmodernité naissante nous offre les mêmes symboles et mythes avec un contenant nouveau. C’est précisément ce contenant qui doit interpeller car il est signe d’une reliance (1) possible entre les générations. Les maçons pratiquent des rituels qui véhiculent un esprit chevaleresque et les jeunes générations rêvent aujourd’hui de sabres lasers, de chevaliers Jedi, de transcendance immanente. Ce n’est pas en organisant des colloques à destination des jeunes que la Franc-maçonnerie parviendra à les toucher mais en restant attentif à leurs mondes imaginaires et en y participant. La Franc-maçonnerie a donc tout intérêt à s’inspirer de l’esprit Jedi pour réactualiser ses rituels et ses légendes.
Le réenchantement du monde exige de «réunir ce qui est épars» pour «ramener l’équilibre dans la Force».
1. Le concept a été proposé à l’origine par Roger Clausse (en 1963) pour indiquer un «besoin psychosocial (d’information): de reliance par rapport à l’isolement ». Il fut repris et ré-élaboré à la fin des années 1970 par Marcel Bolle de Bal, à partir d’une sociologie des médias. À la notion de connexions, la reliance va ajouter le sens, la finalité, l’insertion dans un système (Wiktionnaire).