Si le fric n’a pas d’odeur, il n’est pas pour autant dénué de significations symboliques. Bien au contraire, le fric cristallise bien des fantasmes, des désirs, des imaginaires qui révèlent autant de délires paranoïaques, à l’image d’un Harpagon désespéré d’avoir perdu sa cassette, que de névroses mégalomaniaques comme en témoignent certains puissants de ce monde à l’instar de Donald Trump.
Il existe des sociétés sans fric, mais pas sans échange économique
Chez les Guayaki, les Nambikwara, les Esquimaux ou les Yali de Papouasie occidentale, le fric ne possède aucune existence réelle. Et en réalité, il n’en possède aucune. Au fin fond de la jungle amazonienne, votre carte de crédit, votre compte en banque en ligne, vos billets neufs qui n’ont pas d’odeur, ont peu de chance de séduire les sociétés amérindiennes. À la limite vos pièces de monnaie peuvent-elles être troquées contre quelques grigris. C’est dans son Essai sur le don que le sociologue Marcel Mauss nous a rendu attentifs à la complexité des échanges et des contrats dans les sociétés de tradition, dont la règle fondamentale réside dans l’obligation de donner un présent à un autre groupe social qui doit à son tour le rendre sous une autre forme. S‘il n’existe pas de banquiers, de psychanalystes ou encore de scientifiques dans les sociétés de tradition, on trouve néanmoins, comme dans toutes les sociétés humaines, un marché économique où des transactions humaines ont lieu.
Que nous dit Marcel Mauss? Que l’échange, sous la forme du don et de l’obligation à rendre les présents reçus demeure la base de toute économie. Le fric n’est, après tout, qu’une forme moderne de ce principe d’échanges dans une société de consommation qui nie le «fait social total», c’est-à-dire, une interaction constante entre les institutions religieuses, juridiques, morales, politiques, familiales, économiques et esthétiques. De plus, les échanges se font toujours, dans les sociétés tribales, entre personnes morales (familles, clans, tribus) qui contractent et s’affrontent en même temps et jamais entre individus. Chez les Polynésiens, il n’y a par exemple jamais de simples échanges de biens matériels entre individus. Ce sont les collectivités qui organisent les transactions. Néanmoins, ces échanges sont très subtils: au-delà des biens matériels (gibiers, vivres, mobiliers, maisons), on échange surtout des formules de politesse, des banquets, des rituels, des femmes, des enfants, des services militaires, des objets sacrés, des talismans, etc.
Donner, recevoir, rendre, tel semble être le principe économique régissant toute relation humaine dans les sociétés de tradition. Et bien entendu, un tel principe nous semble, à bien des égards, éloigné des préoccupations économiques de notre société capitaliste qui cherche le profit à tout prix. De plus, notre civilisation moderne a hérité d’une vision marxiste de l’argent qui réduit ce dernier à un quantum de travail humain et qui nie l’intersubjectivité des désirs et les représentations symboliques qui se dissimulent derrière un compte bancaire. En Occident, le fric serait-il le centre d’un énorme complexe psychique? Pour l’homme occidental, vivre sans fric implique d’abord de se confronter à cette question cruciale que Freud a rapidement cernée.
Le fric : un cadre clinique ?
En psychanalyse, on peut estimer que le règlement d’une séance est non pas une question de profit mais de contrat symbolique. La psychanalyse pose un cadre clinique qui est à la fois éthique et économique. Éthique vient du Grec ethos qui signifie le caractère d’une personne ou sa manière d’être. Économie est un terme issu du grec oïkonomia que l’on peut traduire par «gestion de la maison». Comme le «Moi n’est pas maître dans sa maison» (Freud), il paraît évident que l’économie et l’éthique posées comme la manière de gérer sa maison intime, sa psyché, viennent consolider le cadre clinique de la cure analytique. Il existe une relation de dépendance de l’analysant vis-à-vis de l’analyste entretenue par le transfert et qui peut faire croire que le praticien est tout-puissant. La psychanalyse met en évidence que l’argent permet à l’analysant de négocier la relation de dépendance. L’argent donne ainsi à l’analysant ce désir d’être omnipotent et permet de réguler les rapports de force. En économie, on sait que l’argent n’existe pas réellement, qu’il est avant tout symbole de tout ce que l’on veut posséder. Le fric est le siège de tous les désirs. Comme on a pu le constater avec Marcel Mauss, l’humanité n’a pas commencé à échanger avec un système simplifié de troc.
Il est faux de dire qu’autrefois les hommes payaient avec des biens matériels ou des produits d’élevage. On sait que les transactions commerciales étaient plus complexes et qu’elles impliquaient à la fois des enjeux économiques et spirituels. Ce que l’on comprend avec l’anthropologie quelque peu pessimiste de Mauss, c’est que le don est toujours lié à un rapport de pouvoir. En fait, le don structure les relations de pouvoir.
À sa manière, Freud fait le lien entre fric et merde et met en évidence le pouvoir de l’enfant à donner ou non ses selles à ses parents. Il y a un point de jouissance notable dans le fait de pouvoir retenir ses selles, de conserver une partie de soi-même. Ceci donne aussi un sentiment d’exister par le plaisir qui ne doit pas être réduit à la rétention. Car l’enfant peut aussi éprouver un plaisir à la fois psychique et physique à jouer avec ses selles ou à les offrir à ses parents.
La psychanalyse nous fait remarquer que les excréments comme le fric confortent le sentiment d’omnipotence. Mais celui qui jouit de ce sentiment doit aussi accepter qu’il n’est pas seul et qu’il en existe un autre avec lequel il doit cohabiter en quelque sorte. Ainsi, les selles peuvent être données ou refusées. L’enfant sur le pot qui est l’objet de tous les regards, doit également vivre un passage délicat lorsqu’il commence à occuper cet espace intime que symbolisent les toilettes et qui le place à l’abri des regards. Dans tous les cas, le stade anal nous fait comprendre que l’enfant apprend qu’il peut donner et faire plaisir à l’autre (prémisses de l’échange symbolique) ou qu’il peut garder le plaisir de la rétention (avarice future?).
Le fric et le pathos
Le psychanalyste ne peut jouer à Harpagon ou à Donald Trump. Il utilise le fric dans une perspective clinique explicite visant à cadrer les pathologies de l’analysant. Pourquoi ? Parce que le fric est souvent le point de jouissance d’où naissent de nombreuses pathologies comme l’avarice, la mégalomanie, l’addiction, la prodigalité, etc. Bien souvent, le fric symbolise un pouvoir d’omnipotence. D’ailleurs, quand on se fait voler son argent, on peut ressentir, un sentiment d’impuissance terrible comme l’illustre à merveille Molière dans l’Avare.
Pourquoi rechercher ce pouvoir d’omnipotence avec le fric? Peut-être parce qu’on n’est pas totalement rassuré avec soi-même, que l’on ne sent pas suffisamment investi, pas assez aimé. Et la folie des bitcoins! Une crypto-monnaie permettant de créer beaucoup de profit et facilitant également l’étendue des réseaux criminels. En s’enrichissant avec une répétitivité aussi inouïe, cela donne un incroyable sentiment d’omnipotence. Mais cela fragilise en même temps le sentiment d’ancrage dans l’existence réelle ou tout simplement l’estime de soi.
Dans le cadre clinique, le psychanalyste en accord avec l’analysant donne une valeur à un tiers séparateur (l’argent), à l’instar d’un père protecteur qui permet de négocier la relation à l’autre. L’analyste utilise l’argent comme un outil symbolique assurant l’intégration et la compréhension chez l’analysant du point limite de sa relation à l’autre. Le repas de famille est par exemple souvent le lieu où ces points limites se font jour. Car ce sont souvent au cours des repas de famille que l’on règle ses comptes. Et dans les histoires d’héritage, il y a des conflits terribles entre les héritiers. N’oublions pas que la dépossession ou le déshéritage peuvent être vécus comme une forme de désamour. Chez les adolescents, l’argent est souvent le centre d’un chantage affectif. L’absence d’affection parentale doit ainsi être compensée par l’argent de poche comme si les parents devaient rembourser une dette. Et puis, plus on fait croire aux gamins que le fric est illimité, intarissable, plus la mégalomanie se fait prégnante. C’est ainsi que nous engendrons des enfants-rois.
Pas d’individuation sans fric dans la société de consommation
La psychanalyse doit faire comprendre à l’analysant toute l’importance de la valeur qu’il accorde à la cure analytique, c’est-à-dire à lui-même. Cela lui permet entre autres de négocier sa relation de dépendance à son analyste ou avec l’objet a si l’on reprend la terminologie lacanienne.
Le fric possède une valeur au niveau de tous les échanges entre l’analyste et l’analysant. C’est pour cela qu’il doit être discuté, négocié et non imposé. L’analysant arrive dans le cabinet de l’analyste avec une attente: réparer une blessure psychique. En ce sens, il y a une attente de don de la part des analysants qui est énorme. Le besoin de recevoir de l’amour (transfert) est à cet effet significatif. L’État ou les institutions ne peuvent pas répondre à un tel besoin psychique. Lorsque la société de consommation ou les familles sont défaillantes et qu’une personne ne peut recevoir un tel don, que lui reste-t-il? Dieu et/ou le fric. Le psychanalyste utilise ces deux outils symboliques dans le travail analytique afin de donner au transfert une individuation juste et parfaite.
Le saviez-vous ?
On a coutume de penser qu’il faut être riche pour entreprendre une analyse. Or, il existe des dispensaires, des associations et des CMP (Centre Médico-Psychologique) qui permettent des consultations gratuites. En réalité, elles sont généralement prises en charge par l’État qui subventionne. Ces consultations gratuites ont le mérite d’exister mais elles présentent néanmoins l’inconvénient d’occulter l’argent comme outil symbolique. Et cela est loin de faciliter le travail analytique. C’est comme demander à un chirurgien d’opérer sans bistouri.