J’avais envie d’interviewer à nouveau, après Thomas Baignères, un chanteur insolite… Danny-Marc m’a suggéré de rencontrer l’un de ses vieux amis: Gaëtan de Courrèges. Ainsi, autour d’un sympathique dîner à trois, j’ai pu découvrir ce personnage atypique, prêtre mais auteur-compositeur-interprète, metteur en scène et pédagogue qui voudrait, selon ses propres mots « réconcilier l’Homme avec son corps et son âme, concilier l’art et la foi »…
Jonathan Lévy-Bencheton – Le sacré et la musique: quel lien?
Gaëtan de Courrèges – Dès les origines, la musique fut considérée comme sacrée. Parce qu’elle semble «inventée par les dieux», et parce qu’elle tient, du coup, une place importante dans les actes «sacrés». Pas une église sans chant. Pas une synagogue sans chant. Pourquoi de cette importance du chant dans les diverses liturgies? Le chant, c’est le souffle de l’homme qui devient musique. La respiration, activité réflexe mais vitale, devient chant. Le chanteur reçoit l’air (on parle d’inspiration, aux deux sens du terme) et le transforme en cadeau, dans son expiration musicale. C’est pourquoi j’essaie d’aider mes élèves à entrer dans une philosophie (une théologie, si affinité) de la réception et du don: inspirer, ce n’est pas pomper l’air à son voisin, et expirer, ce n’est pas recracher de l’air inutile…
Est-ce donc la musique sacrée qui vous a donné cette envie de faire de la musique?
Non. Bien que j’aie dirigé du chant Grégorien dès l’âge de 14 ans, au séminaire. Autant l’avouer: je ne suis pas un musicien. J’ai espéré l’être pendant longtemps, mais, en fin de compte, confronté à de vrais instrumentistes, j’ai dû admettre que je n’étais pas à niveau: médiocre guitariste, mauvais bassiste et percussionniste. J’étais le meilleur dans mon groupe d’amateurs, certes, mais quand il a fallu passer à un niveau professionnel, ce fut une autre paire de manches. J’ai juste veillé à ne pas être ridicule.
Du coup, comment définir votre spécificité?
Je pense être un mélodiste assez intuitif et un chanteur convenable. De ce côté-là j’ai beaucoup travaillé sur moi-même, et j’ai utilisé les acquis de cette recherche personnelle en élaborant peu à peu une pédagogie au service des acteurs, des chanteurs ou des chorales qui s’adressent à moi. Je pense avoir de bonnes intuitions et savoir déceler ce qui fonctionne comme ce qui ne fonctionne pas dans une voix ou dans une chanson. Peu à peu, j’ai appris à repérer les choses à dire, les choses à faire pour que mes élèves «trouvent leur voix». Dès l’enfance, j’étais passionné par tous les arts d’expression, peut-être parce que j’étais un enfant réservé et timide. J’ai été sauvé de cette timidité par la découverte, à la maison, de la très belle guitare baroque italienne qui avait appartenu à ma grand-mère… C’était l’époque des premiers disques du Père Duval: paradoxe de la timidité, j’ai repris son répertoire en grattant trois accords devant une salle comble. Mais c’est le théâtre qui m’intéresse, plus que la chanson: une chanson, finalement, c’est une petite saynète de 3 minutes qu’on peut jouer tout seul. Écoutez Brel chanter «Mathilde»…
Quel est le style musical que vous aimez aujourd’hui?
La bonne chanson française, les Beatles… Et surtout Jean-Sébastien Bach. Bach, je n’aurais qu’une envie: le voir canonisé! Cet homme tutoie le génie et la divinité, c’est miraculeux! Plus généralement, j’aime la confrontation des musiques quand elles ne restent pas enfermées dans leur style: avez-vous entendu «Lambarena», cette œuvre qui conjugue Bach et la musique africaine? Et «Beatles go Baroque», avec des thèmes repris à la manière de Vivaldi? Et Denis Gasser jouant Bach sur une guitare country? Et…
Vous avez monté plusieurs groupes… Pouvez-vous nous en parler?
Il y a eu d’abord, au grand séminaire, les «As de Chœur», photocopie des Compagnons de la Chanson qui, à l’époque, connaissaient leur heure de gloire. On était 9 et on s’habillait comme eux: joli succès local. Ensuite il y a eu «Folklove». Nous étions très influencés par le folksong américain: guitares picking et ma première contrebasse. Reprises de Pete Seeger, de Peter Paul & Mary, de Bob Dylan… Et puis nous animions les messes! Effet garanti. Nous avons ainsi fait entrer les guitares dans les églises, au grand dam de certains. Les pasteurs crurent d’abord que notre musique attirerait les jeunes qui désertaient. Ce fut vrai dans un premier temps. Puis la mode passa. Mais je peux dire que je n’ai jamais fait cela pour être à la mode. Je l’ai fait par conviction, pour dire ma foi avec les musiques que j’aime.
C’était une approche un peu Gospel?
Tout à fait! Il est clair que nous avons tous été marqués par la musique afroaméricaine: Gospels et Spirituals!
On retrouve beaucoup de chœurs dans votre musique. Y a-t-il un lien?
J’aime chanter en solo, dire mes intuitions personnelles, «faire mon intéressant», mais j’aime aussi inviter le public à chanter. Ce n’est pas inconciliable. Quand Pete Seeger lance des chants profanes, il reprend la technique des preachers: je t’envoie une phrase et tu me la renvoies. C’est un système qu’on retrouve dans nos chansons folkloriques, dans la musique africaine et même dans les litanies. Ce jeu-là donne de la dynamique au chant, de la vie.
Pour en revenir à vos groupes, il y a eu le groupe Crëche…
Oui. C’est mon troisième groupe. Professionnel, celui-là. Cinq individualités dont trois transfuges de divers groupes: Mannick des «Collégiennes de la Chanson», Jean Humenry des «Étrangers», et moi de «Folklove». Bernand Haillant, lui, chantait à la Contrescarpe et Jo Akepsimas composait des chants d’église tendance Jazz.
L’alchimie a-t-elle pris tout de suite?
Oui rapidement! Nous avons mis en commun nos compétences… et nos incompétences. Pour ma part, j’étais auparavant le leader des groupes que j’avais initiés. Là, j’étais enfin confronté à de fortes personnalités qui me permettaient de progresser artistiquement et humainement. J’ai énormément appris. Et puis, il y avait, dans nos spectacles une partie théâtrale dans laquelle je m’épanouissais, un aspect scénique impromptu dans la ligne de Jérôme Savary et du Grand Orchestre du Splendid.
Y avait-il de l’humour dans vos spectacles?
À revendre… Après une première partie assez classique où chacun donnait un mini-récital accompagné par les quatre autres, la seconde était totalement débridée, farfelue et humoristique. Tout pouvait arriver. Je peux me vanter d’avoir chanté sur la scène de l’Olympia en bermuda, avec masque et tuba, palmes aux pieds: le ridicule ne tue pas. En tout cas, c’était une expérience de compagnonnage vraiment intéressante…
Une anecdote un peu loufoque à nous raconter?
Un soir où je leur avais envoyé une vanne à la fin d’une chanson, mes quatre copains ont fait un sitting protestataire: grève sur le tas. Une autre fois, je suis tombé volontairement dans la fosse d’orchestre où j’avais empilé des matelas: ils ont cru que je m’étais fracassé. C’était un humour potache. Et le public en redemandait.
Comment allier un métier de chanteur avec votre vocation de prêtre?
Vaste programme! Ce sont mes supérieurs hiérarchiques qui, les premiers, au vu de mon profil, m’ont incité à être «prêtre au travail» dans le milieu artistique alors que personnellement je me destinais plutôt à l’enseignement, ce qui était classique à l’époque. Une sorte de «prêtre ouvrier»: j’ai ainsi connu des confrères marins ou maçons, et même un évêque employé de banque! Cela ne les empêchait pas, le dimanche, de célébrer avec leur communauté. Mais, pour répondre à votre question: je concilie ma vocation et mon métier… comme je peux. Comme un type qui aurait à la fois une vie de famille et un engagement syndical. Pas trop mal, il me semble.
Donc une vie de prêtre avec un second métier dans le monde profane?
Tout à fait: je crois qu’on ne fait du sacré qu’avec du profane.
C’est-à-dire…
Les anges louent Dieu à la manière des anges, désincarnée. Moi non. Ce que j’ai pour m’élever spirituellement, ce sont mes mains, mes pieds, mes yeux, mes oreilles, ma bouche, tout mon corps. Je n’ai que l’humain pour faire du sacré. C’est justement le profane qu’il faut diviniser. J’essaye de faire du sacré avec le profane, avec le quotidien de ma vie. On appelle ça «l’Incarnation».
Nous abordons le thème des nouvelles religions aujourd’hui. On voit des artistes qui sont presque des prophètes… La musique est-elle une forme de religion, selon vous?
Elle ne l’est pas, mais c’est un moyen, un vecteur. Il y a des musiques qui nous recentrent, qui nous humanisent, qui nous élèvent, qui nous ouvrent aux autres et même à Dieu. D’autres au contraire sont aliénantes, nous enferment, nous déresponsabilisent, nous égarent dans les dérives sectaires. Elles s’apparentent alors à une drogue.
Oui mais dans les religions aussi, on se sert de la musique…
Justement. Je me méfie, dans le cadre de ma propre Église, des musiques incantatoires, des cantiques planants, des chants privilégiant l’ambiance ou l’hystérie collective au détriment de l’incarnation. Ça se retrouve autant dans le domaine profane que dans le domaine religieux, du reste. Je me souviens d’un concert de Balavoine où tout était fait pour que rapidement le public soit hystérique. J’étais le seul quasiment à rester assis, ne voulant pas me faire récupérer dans cette espèce de «folie programmée».
Vous avez été directeur artistique aussi. Racontez-nous.
J’ai été 15 ans label manager chez Auvidis (qui est devenu depuis Naïve) puis 3 ans conseiller chez ADF (devenu ADF-Bayard Musique). Je fus d’abord responsable du domaine religieux: disques de chansons religieuses et de chants liturgiques (destinés au rituel). Ensuite je fus responsable d’une collection de livres enregistrés sur cassettes. J’y ai côtoyé du beau monde: Huster, Giraudeau, Duperey, Bohringer, Bouquet… Ce fut une belle expérience. J’ai terminé mon temps chez Auvidis en m’occupant du label de musiques de films, en particulier de la bande-son du film «Farinelli». J’étais l’interface entre la maison de disques et les chanteurs et musiciens baroques. Quelques années plus tard, j’ai été chargé chez ADF du domaine religieux. J’ai appris mon métier sur le tas. J’ai beaucoup aimé ce contact avec les artistes: les aider à préciser leur projet, les accompagner en studio, réunir les chœurs et les musiciens, donner mon avis sur lan pochette, etc. nEnsuite j’ai (mal) vécu le glissement entre l’ancienne et la nouvelle conception du directeur artistique: un artiste au service des artistes, puis un comptable au service du budget.
Si vous deviez faire le bilan, que diriez-vous?
Je dirais que dans ma vie j’ai eu une chance extraordinaire. Le seul fait d’avoir un petit talent m’a permis de rencontrer des gens formidables, sans aucun mérite de ma part. J’ai été entouré à la fois de bienveillance et d’exigence. Dans ma famille d’abord, puis dans ma communauté religieuse, enfin dans mes engagements professionnels. La bienveillance seule ne suffit pas. L’exigence non plus. Mes copains, par exemple, ne se sont pas arrêtés au cliché du prêtre chanteur, vous savez : celui du film «La vie est un long fleuve tranquille». Ils m’ont dit: «nous, ce qui nous intéresse, c’est que tu sois d’abord un bon professionnel!». Je crois que c’est bel et bien cette confrontation entre bienveillance et exigence qui m’ont permis d’évoluer vers ce que je suis sereinement aujourd’hui. Et j’en dis merci au grand Chef d’Orchestre.