Immédiatement quelques difficultés surgissent: est-il question du monde pur et parfaitement bien fait, la fin du «mundus»? Dans ce cas, la question de la fin de ce monde-là ne se pose même pas car il n’a jamais été! Est-ce la fin de notre système solaire? Alors nous avons encore quelques milliards d’années devant nous! La fin de notre espèce peut-être? Cela semble devoir nous laisser encore beaucoup de temps. Ovide, dans L’Art d’aimer, nous conte les inquiétudes des romains de son temps qui prédisaient la chute de la civilisation tant les jeunes générations semblaient peu enclines à respecter les us et coutumes de leurs pères.
Pourtant, il faudra attendre plus de trois cent ans avant que l’empire ne décline. Cette opposition des générations est considérée comme une force d’évolution par Konrad Lorenz dans «L’envers du miroir». Que notre monde disparaisse partiellement et renaisse à chaque génération apparaît comme un ordre naturel des choses et ne devrait pas susciter d’angoisse. Pourtant on ressent chez nos contemporains une forme assez aigüe d’inquiétude, qui ressemble beaucoup à de l’angoisse. «Le dérèglement du monde» dirait notre académicien Amin Maalouf.
Dérèglement climatique, perturbateurs endocriniens, substances cancérigènes, «mal bouffe», confusion idéologique et politique, violences politico-religieuses, absence de sens à la vie et disparition du sacré, acculturation, Transhumanisme… Les sources de préoccupation sont innombrables. Paradoxalement la plupart d’entre nous ne craignent pas pour eux-mêmes mais pour la «société».
Au déclin des dogmes religieux, a succédé celui des idéologies et c’est l’ensemble des jalons sociaux qui disparaissent les uns à la suite des autres pour que règne l’individualisme. Celui-ci laisse la personne face à elle-même sans le secours d’un paradigme confortable évitant de penser. Encore qu’il faille ici mesurer l’ampleur du phénomène touchant plus particulièrement les sociétés High-techs en épargnant pour l’instant bon nombre de peuples qui se débattent encore pour leur survie. Le désarroi anxiogène ressenti, est-il une forme de pressentiment, d’intuition de la fin de notre monde ou une forme d’angoisse face à la responsabilité qui accompagne la liberté?
Les succès des luttes contre le tyran place les peuples dans une sorte de vide qui fait que beaucoup regrettent Le Discours de la servitude volontaire qu’Étienne de la Boétie théorise dès le xvie siècle. En cela, les maîtres d’aujourd’hui les encouragent par leur bienveillante protection sociale. Le maître est une forme commode de «bouc émissaire» qu’il convient de sacrifier pour retrouver une cohésion sous le joug d’un nouveau maître, coutume ancestrale selon René Girard. Mais toujours vivace, nos dernières consultations électorales, qui ont conduit à l’élimination de la plupart des anciens maîtres, en sont une excellente illustration.
Devenir responsables voilà peut-être la source de nos angoisses présentes. La fin de ce monde passe inévitablement par l’acceptation de l’inconfort lié à une liberté croissante. Cette plus grande liberté est-elle une illusion? Certains le pensent et considèrent nos actuelles sociétés développées comme des formes modernes d’esclavage et d’exploitation. C’est là, souvent, l’expression de dangereux rêveurs pour qui la société idéale est celle qui supprime toute contrainte. Il espère le «Mundus» le monde idéal, «un être de pensée» pour reprendre l’expression de Jean Ullmo. Nos sociétés ne sont pas parfaites et ne le seront jamais. Mais partout où l’on cherche à appliquer les principes des Droits de l’homme et de la laïcité, les libertés grandissent. Liberté de culte, liberté de mœurs, liberté d’association, liberté de dire et de s’opposer, de manifester, de grève… Le malheur est de naître dans une société préexistante, dans laquelle les lents progrès du passé apparaissent «normaux» et par là même insatisfaisants, frustrants. Pourtant au xixe siècle l’espérance de vie n’était que de quarante ans, elle a doublé depuis. La plupart des moyens de transport et de communication dont nous disposons aujourd’hui n’existaient pas. Ce passé qui berce certains d’une nostalgie trompeuse n’était pas un idéal de paix et de bonheur, mais un monde bien plus violent, plus inéquitable, plus douloureux.
Alors oui: c’est la fin du monde, le monde d’hier meurt, celui d’aujourd’hui est un adolescent révolté et insatisfait. Mais il va grandir et forger de nouvelles valeurs qui remplaceront celles d’hier. Nous n’avons d’autres issues que de faire confiance à ce grand tourbillon des générations.
François Saint-Cast