Rendre fiers ceux qui parlent bas
Du vin, il en va comme d’un bon plat qui mijote sur un feu et dont les odeurs viennent vous taquiner le nez, solliciter vos papilles et vous mettre en jambe. Tout cela s’ouvre sur un appétit de langage et de vins qu’un Gargantua aurait certes plébiscité. On prend plaisir à chevaucher le long des routes et des chemins, par les garrigues et les sentes, à dérouler le parchemin des sens déployés, puis à s’éprendre de dégustations et de rencontres, plus ou moins solennelles, autour d’analyses et de partages rubiconds. Encore faut-il respirer l’air tendre et humide, cépages et appellations, suivre le travail inspiré du vigneron, délier la part des «jus» de celle des lieux, lieux-dits, migration des clos, en ces terres de France frondeuses et fondatrices de l’excellence, somptueuse ouvrière du temps.
Pour entendre ce son particulier du pas sur la pierre, saisir le grain de l’air, nonchalance des chalands, béatitude des âmes, il est nécessaire d’écouter, comme derrière la porte, la pertinente analyse des critiques, mots savants à la pomme, et rendre fiers ceux qui parlent bas, par cette humilité naturelle du bon homme, exclamations volant au-dessus des tonneaux, s’emparant des chais et passant, climats et clos, montagnes, vallées, régions, pour fondre l’or d’une autre alchimie relative au vin : part du temps retrouvé, active, sémillante… égrenant ces heures proustiennes, au cours de voyages nimbés d’ivoire et de sang.
C’est un rêve éveillé qui n’est plus autre chose que le souvenir brûlant de la chair même, dévorée, bue, irisée, jusqu’à la jouissance, parabole dionysiaque mise en bouche, sommeillante et vivifiante, charnelle et pourtant franche, joyeuse ivresse des bons vins bus sans soif, perles de limonades aux bûchers éclatants, saules de la grand-rue ondoyant sur les marnes.
Sans sagesse et sans soif
Comment pourrait-on ne jamais lire à haute voix ces vins qui chantent eux aussi la pierre et le chemin, le bois et la main, le verre et la lèvre, dans une ronde proprement digne, digne de celui qui vient à déguster ce champagne, ce petit vin de fruit, ce grand comte, quand les chapeaux un peu bourgeois vont à la messe, car nous sommes dimanche et que l’ouvrier du temps, typographe, écrivain à ses heures se refuse la politesse des dimanches mous et sombres, cerclés de vide, pour se consacrer au bien boire, et qu’en sortant de l’estaminet, un rire un peu nerveux ne fasse la nique aux acronymes nés de la lèvre aux vers inspirants. Et oui, que serait cette poésie née en cette heure, sans l’auguste présence d’un chablis, nerveux, tendre et cruel, minéral et gras, tendu et pourtant souple, aux parfums de citron et d’agrumes, un peu vert et tout à son avantage ou ce Pommard Rugiens de 2004 dont la timidité est devenu gloire, richesse, profondeur, chant inspiré de la nuit accordée à l’amour, vin de vigueur et de joies, tout enluminé de sa robe majestueusement vermeille, à la richesse de seigneur et bon comme la romaine.
Une forme particulière d’élocution
Alors le rire se fait tendre et luit comme un sou neuf sur le chemin humide et frais, senteurs des bois, humidités des terres, champignons, cuir, civette, quand la sombre clarté tinte au temps présent et fait rouler ce corps aux fruits défendus, de rubis et de griottes, une forme particulière d’élocution transmue cette fièvre inspirée qui fait le buveur d’étoiles et de songes, ce parfait amant des solitudes et des divins breuvages. Dès lors, nul besoin alors de traducteur, le vin parle en soi et assez droit, assez bas pour être perçu et entendu, loin de tout discours, juste par sa présence et par ce don, cette chaleur jovienne qui embrase le corps, fait feu en esprit, afin que s’embrassent enfin les hommes de volontés bonnes et amènes, pépiements gais et sonores des oiseaux gais et doux.
Le vin, cet autre soi, délie au terme de son voyage. Il a trouvé son attache et porte sa grâce, après les roulis et les routes de percale, les chemins boueux et cahotants, la grisaille des bourgs sous la pluie et le vent. Le voici à bon port. Tu peux donc déguster, camarade, en toute sérénité, ami, tu n’es plus seul en toi-même, un fidèle compagnon partage désormais ton pain et chante en ton cœur, le rêve princier des Lords, dont la main glisse en ta main, un soleil. À entendre le vin, il faut se souvenir de soi. Mais c’est en soi encore, un miroir qui revient, nu et un, aux portes de la nuit.
Pascal Therme