Trois questions: 1) Quel est « l’état de santé du monde » ? 2) Avons-nous perdu le sens du rire et de l’humour ? 3) La psychanalyse peut-elle harmoniser la planète au plan relationnel ? De l’humour, du recul, et trois réponses qui confirment la lucidité philosophique et lacanienne d’un des plus subtils observateurs de son époque, qui s’exprime en Arabe (sa langue maternelle), écrit en Français (il fit ses hautes études universitaires à Paris), et connaît bien la haute tradition juive (il étudie, comme langue cultuelle, l’Hébreu biblique). En poète autodidacte, j’ai lu les deux tiers de ses ouvrages et je me suis passionné… Sans prétendre à jouer les «wikipedias », je recommande tout particulièrement aux lecteurs de R.B.L Écrits sur le racisme (Bourgeois, 1988), Psychanalyse et judaïsme (Flammarion, Champs, 2001), Les Sens du rire et de l’humour (Odile Jacob, 2010), Un certain « vivre ensemble » – Musulmans et juifs dans le monde arabe (Odile Jacob, 2016), Coran et Bible en questions et réponses (Odile Jacob, 2017).
Vous me demandez quel est “l’état de santé du monde”, audacieuse question, le monde est une entité si complexe, si normale dans sa folie et si folle dans son ordinaire, que l’idée de la palper pour évaluer sa santé est aussi une folie, car qu’est-ce que la santé dans ce cas ? Des gens, pour gagner leur vie, passent 8 heures par jour à faire des tâches qui ne les intéressent pas, ils espèrent la retraite enfin pour faire ce qu’ils aiment; est-ce un état normal des choses ou un signe de santé? Non, c’est si intolérable que de grands penseurs, de Marx à Badiou, nous ont trouvé le remède: l’appropriation collective des moyens de production. Pour eux, c’est ce qui résoudra cette tension folle où l’on doit vendre son corps et son esprit pour pouvoir manger et avoir un toit sur la tête (car ces deux choses minimales semblent être les plus grandes conquêtes culturelles à chaque époque, y compris la nôtre : si on a son appartement et son petit revenu, prolongé par une retraite décente, on a presque réussi sa vie ; si en plus on peut aider ses enfants et petits-enfants, on est royalement accompli du point de vue de notre civilisation ; et l’on comprend que les problèmes d’immobilier et de retraite accaparent tant les discussions).
Donc, comme cette anomalie qui s’appelle salariat existe, qu’elle est intrinsèque à notre vie normale, qu’elle perdure au point que ceux qui embauchent apparaissent comme des bienfaiteurs, des créateurs (d’emploi), dire que ça va bien est difficile mais dire que ça va mal est impossible puisque tous y trouvent leur compte et qu’une fermeture d’usine apparaît comme une tragédie. Il va sans dire que le remède en question mène en enfer, mais certains aiment refaire l’enfer car ils sont sûrs que sous leur égide ce sera beaucoup mieux. Si on se tourne vers le monde des sciences et des techniques dont les trouvailles merveilleuses nous étonnent, Internet, qui n’est pas rien et Google, plus grande bibliothèque jamais conçue, instantanée de surcroît, ne sont qu’un aspect de l’élan
pour créer de machines qui nous doublent, qui nous connaissent mieux que notre meilleur ami, qui peuvent devenir notre interlocuteur pensant, notre compagnon, c’est une trouvaille qui en même temps risque de rendre notre parole inutile; peut-être que cette machine va parler ou même décider pour nous et nous suggérer les vraies questions à lui poser; elle pensera pour nous, ce qu’elle fait déjà car on est déjà formaté par les machines merveilleuses que nous formatons. Ici le bien et le mal sont indissociables.
Tournons-nous vers le monde du social et du politique, des gens se révoltent, quelle bonne nouvelle, il y a donc des limites, la dignité a des sursauts, une belle révolte que celle des gilets jaunes, cette couleur de rire malade qui envahit le paysage, une révolte normale et saine qui par sa propre logique a sécrété de quoi s’empoisonner elle-même, ne serait-ce que par son refus d’élire des représentants, refus-délire qui la rend irreprésentable et qui en a fait un fantôme ; elle s’est suicidée après avoir appelé en vain ceux d’en face au suicide. Cette révolte, suivie de grèves longues et vaines, ponctuées dans Paris par des harcèlements officiels contre ceux qui se déplacent en voiture a produit un mélange assez suffocant montrant que l’on combat “le mal” en produisant d’autres maux, que nos protections contre lui nous font encore plus mal.
En fait quelle que soit la situation humaine, on peut très vite y trouver des points de folie puis des reprises de bon sens et de nouveaux dérapages, cela peut faire penser à certains que ça va mal; lorsque la trace du mal est beaucoup plus persistante que celle du bien, ils ont le sentiment que le monde va de plus en plus mal mais ce sont eux qui vont plus mal avec le monde, avec ce monde-là qu’ils auraient préféré différent; et lorsque ce mal leur laisse des traces si nombreuses qu’ils n’ont pas le temps de récupérer, ils décrètent que ça va si mal qu’on va peut-être vers la fin du monde. Autrefois c’était l’accumulation des armes nucléaires; de grands écrivains comme Camus ont annoncé que si on n’en arrêtait pas la fabrication, le monde allait à sa destruction. On ne l’a pas arrêtée, les armes nucléaires ont continué à jouer leur rôle de dissuasion; jusqu’à présent il n’y a en pas eu d’usage depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais il semble que l’humanité ait besoin d’inscrire sa mort comme possible afin de pouvoir vivre banalement, normalement, c’est-à-dire avec toutes les horreurs, les injustices et aussi tous les actes bénéfiques, généreux etc.
Donc cette idée de fin du monde nous accompagnera tout le temps; tant qu’il y aura un monde il y aura l’idée de sa fin qui projette un peu l’idée de la nôtre. Chacun va connaître la fin du monde en vivant la fin de son monde à lui. L’Apocalypse, elle, est quand même accompagnée par des envoyés du ciel, des anges, une éruption destructrice du divin. Certains espèrent cette irruption, alors ils l’annoncent; et peut-être qu’une catastrophe naturelle qui détruirait notre petite terre relèverait des mêmes forces qui l’ont créée, qui nous échappent, qu’on peut appeler divines. Mais n’ayons pas la prétention de prendre cette fin du monde comme une punition, nos actes qui n’ont pas assez d’importance pour la provoquer.
Le monde n’a pas fini d’exsuder tout son mal et tout son bien entremêlés, il est loin d’être prêt à mourir d’épuisement. Donc l’Apocalypse c’est pour après demain, à bonne distance temporelle d’aujourd’hui, disons à deux ou trois générations de tout aujourd’hui qui se présente. Chacun peut dormir tranquille avec sa propre apocalypse. En somme, le monde se porte selon, non pas sa nature car il n’a rien de naturel puisqu’il est habité par des humains, mais selon tout ce qui le crée et qui nous dépasse. Quand sa façon de se porter, avec nous dedans, nous fait souffrir, on dit qu’il va mal et quand elle nous fait du bien c’est-à-dire quand nous arrivons à nous faire du bien avec le monde, nous disons que la vie vaut la peine. Le monde va donc mal d’une façon assez bonne pour que la vie reste vivable (et nous devons prendre garde à ne pas tenter trop bêtement de la rendre meilleure car on l’empire le plus souvent), et le monde va bien, c’est-à-dire juste assez mal pour que ce bien se renouvelle et soit tenable.
Avons-nous perdu le sens du rire et de l’humour ?
Pour le perdre, il faut déjà l’avoir eu; en réalité le rire est quelque chose qui nous attaque comme du dehors, c’est un événement qui nous déborde, qui nous coupe le souffle, souffle qu’on récupère par les saccades du rire. L’humour c’est autre chose, c’est se consoler d’être soi-même, c’est-à-dire insuffisant à assumer son soi-même. Le sens du rire et de l’humour existe toujours, l’endosse quiconque en est capable. Il est vrai qu’il est de plus en plus corseté par les contraintes issues d’un nouveau démon qui s’appelle le vivre-ensemble, où la difficulté est de cohabiter entre plusieurs cultures surtout quand l’une d’elles veut imposer ses lois et que d’autres y résistent alors qu’il faut bien une loi commune, celle du pays d’accueil. Cette difficulté de vivre ensemble se traduit par une surenchère: on veut vivre ensemble en s’aimant mais ce n’est pas nécessaire, ce n’est même pas souhaitable, c’est déjà bien de cohabiter côte à côte et de savoir que quoi qu’on dise l’autre n’y répondra pas forcément comme on veut.
En rire ce serait bien; faire de l’humour ne serait pas mal mais beaucoup ne le supportent pas et se sentent attaqués quand leur façon d’être et leurs propos ne sont pas massivement approuvés. Et comme le pouvoir est lâche, il prend des mesures, notamment dans les médias, pour cautionner les diktats de telle ou telle culture: par exemple, on ne rit pas de n’importe quoi. Or on doit pouvoir rire de tout ce qui nous arrive et qu’on trouve drôle; c’est différent de se moquer. Si des gens veulent se moquer du dieu des autres, pourquoi pas, aux autres de s’en accommoder et de se dire que leur dieu est au-dessus de ces moqueries. Mais il faut reconnaître que la censure aujourd’hui est plus vive et plus sournoise qu’au temps de Louis XVI où l’on en connaissait les règles. Aujourd’hui ces règles sont inaccessibles et si vous les transgressez alors que vous les ignorez, vous serez suspect, indésirable, vous serez victime; et dans notre société où la plus «belle» identité est celle de victime, il n’est pas bon d’être une victime: les gens n’aiment pas s’en approcher, c’est contagieux.
Donc, le rire ne se réduit pas au fait de se moquer; se moquer c’est vouloir forcer un rire qui sinon n’aurait pas lieu. Peut-être même que se moquer indique qu’on n’a plus tellement l’occasion de rire et qu’il faut la provoquer en rendant ridicule des gens ou des choses qui ne le sont pas forcément. Cette confusion entre rire et se moquer crée beaucoup d’effets pervers. On veut faire passer sous le drapeau du rire la haine qu’on éprouve pour certains et qu’on ne peut pas formuler. J’aime le rire qui sur vient comme un événement plus ou moins grotesque qui nous tomberait dessus.
Cela dit, les grands génies du rire comme Molière ont largement pratiqué la moquerie parce que c’était la seule façon de critiquer des instances qui prétendaient faire la loi, la religion avec Tartuffe, la préciosité littéraire avec les Précieuses ridicules; ou des choses dont on souffre, les pères avares, les Harpagon. La souffrance et le rire pour s’en dégager prouvent que lorsqu’il y a un mal, on lui trouve un remède ultime, et même s’il provoque d’autres souffrances, on aura au moins passé un bon moment.
Dans Nom de Dieu, par-delà les monothéismes, j’ai montré que les incroyants croient à quelque chose, à la vie par exemple dans laquelle ils essayent de découper la leur comme ils peuvent. J’ai dit que la croyance est une forme débonnaire de l’amour. Pour ce qui est de Dieu, la question de son existence se confond de plus en plus avec la vôtre et celle du monde en proie à des états limites qui vous échappent. L’existence de Dieu est aussi problématique que la vôtre, et c’est peut-être dans l’intrication des deux (la sienne et la vôtre) que le divin peut poindre, en tant que juste au-delà de l’humain, et très au-delà aussi. Comme c’est une grande idée, l’intrication entre l’humain et le divin, rien d’étonnant à ce qu’elle porte la marque des peurs, des angoisses et aussi des sérénités qui sont les nôtres. Certains ont besoin d’un monde qui redouble celui-ci en mieux, en plus juste, avec un Dieu qui surveille le passage, qui juge à la frontière et au-delà. D’autres se contentent du fait que le divin est actuel, qu’il juge actuellement et qu’il trouve souvent minables leurs manigances; le divin est actuel, il a autre chose à faire que de nous juger, d’autant que nous sommes pour nous-même les juges les plus féroces.
La psychanalyse peut-elle harmoniser la planète au plan relationnel?
La dysharmonie est essentielle aux relations pour qu’elles trouvent une autre harmonie que de façade. Quant à l’idée psy, c’est-à-dire l’idée freudienne sur laquelle tapent tous ceux qui lui sont redevables, d’autant plus fort qu’ils lui doivent davantage et qu’ils veulent l’ignorer, cette idée peut tout juste aider le sujet à s’engager un peu mieux dans son existence sans trop se faire mal inutilement au nom de vieux comptes et de contes enfantins. Elle peut l’aider à larguer notamment les deux boulets qui l’attachent par chaque pied au symptôme de chaque parent, ce n’est déjà pas si mal. Quant à globaliser cette entreprise d’éclairage, d’épuration et d’apaisement, il ne faut pas y compter car rien ne dit que deux êtres bien analysés se supportent. Déjà deux êtres relevant
de la même religion se disputent ou se méprisent en voulant chacun être le plus proche du dieu commun.
C’est donc la question du vivre-ensemble qui se repointe, symbolisée par la cohabitation du monde islamique avec le monde européen qui l’a accueilli. J’ai montré dans mon livre Un certain «vivre ensemble», musulmans et juifs dans le monde arabe, paru chez Odile Jacob, la difficulté séculaire de l’islam avec des minorités croyantes surtout quand elles relèvent d’une tradition, celle de la Bible, où il a pris l’essentiel de sa substance. Bien sûr, la vindicte qu’il exprima envers les Juifs dans son texte fondateur était si bien intégrée aux mœurs qu’elle n’avait pas toujours besoin de s’exprimer sauf par à-coups lors de massacre plutôt rares comparés à ce qu’ils auraient pu être, et d’humiliations essentielles dont les effets furent moins terribles qu’ils l’auraient pu.
Je pense, non pas que l’Europe va s’islamiser comme le disent certains,excités, mais que les musulmans d’Europe, la mettent au défi de tenir sur ses valeurs,qui ne sont pas celles de l’islam ; et qu’ils se défient eux-mêmes de mieux refouler la vindicte envers les autres que leur enseigne en continu leur tradition. Bref, je leur fais confiance pour surmonter leur conflit intérieur dont certains sont à peine conscients: vouloir vivre avec les autres et adorer un texte qui maudit ces autres. On doit déjà les féliciter parce qu’avec toute la violence que leur enseigne leur religion, ils ont su jusqu’ici, à de terribles exceptions près, faire preuve d’un certain bon sens.