La vie est faite de libertés, mais aussi de limites posées à ces libertés. Lorsque l’on regarde autour de nous, tout ce que nous cherchons à atteindre doit l’être dans le cadre des libertés et des limites que nous définissons. Je peux vouloir quelque chose, mais pour ce faire je ne tuerai point, limite morale, légale et religieuse parfois. Je peux m’enrichir, mais je ne volerai pas.
Certaines de ces libertés sur lesquelles nous nous sommes accordés sont considérées comme fondamentales, parce que sans elles, les sociétés et les individus qui les composent ne prospèrent ou ne survivent pas. Ainsi la liberté de penser, la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté d’expression, la liberté de pratiquer ou pas une religion, la liberté de déplacement, etc. Certes, la source humaine de la découverte et de la formulation de ces libertés permet qu’on puisse les remettre en question, au moins dans le cadre de la liberté d’expression et de la liberté de penser (parce qu’en actes, les états d’aujourd’hui ne peuvent les remettre en question sans se désengager de nombreux traités signés qui les engagent à un respect absolu de ces libertés, tel que défini dans lesdits traités). Mais pour les remettre en question, encore faudrait-il les connaître, les comprendre. Bien souvent, les politiciens avides de buzz, de tweets et de notoriété sont dépourvus de toute culture à leur sujet.
Ignorance profonde
Cette inculture s’apparente à une ignorance profonde, à un manque de recul et à une absence de réflexion qui pourtant sont tout à fait nécessaires face aux défis de notre monde moderne. Elle se traduit dans des déclarations intempestives, des décisions prises sans intégration des conséquences, des tweets bêtes.Prenons un exemple : à l’heure où j’écris ces lignes, plusieurs personnalités ont réagi après qu’un groupe de femmes se réclamant de l’association Alliance citoyenne de Grenoble se soit baigné en burkini dans une piscine municipale de Grenoble. Ces dernières revendiquaient leur acte, illégal puisqu’interdit par le règlement de la piscine municipale, au nom de la liberté de conscience et de la liberté d’accès aux services publics, deux libertés fondamentales. Un acte de désobéissance civile justifié d’après elles par le fait que de nombreuses femmes musulmanes ne peuvent se baigner dans certaines piscines municipales parce qu’on leur interdit le port du burkini. Nous avons là une revendication de plusieurs libertés : celle de s’habiller comme on le souhaite pour aller à la piscine, celle qu’on appelle communément la liberté de religion, la liberté d’accès aux services publics sans discrimination…
La femme est l’égale de l’homme – interdiction du soutien-gorge
Pour s’opposer à ces libertés, ou plutôt pour condamner cet acte de désobéissance civile, plusieurs personnalités sont montées au créneau. Leurs arguments, quand il y en a, sont malheureusement très incultes : Eric Ciotti, député LR, tweete que le burkini n’a « pas sa place en France, où la femme est l’égale de l’homme ». J’entends bien que la femme est l’égale de l’homme, mais rien n’interdit à une femme de s’habiller différemment des hommes, différemment des autres femmes, et de penser que certains vêtements ne doivent pas être portés, tandis que d’autres doivent l’être. Par ailleurs, mis à part les agents des services publics ou les élèves dans les écoles et lycées, le fait d’exprimer son appartenance à une religion par une tenue vestimentaire n’est absolument pas interdit par la loi. C’est même protégé par celle-ci, et par la Constitution française. Si l’on veut faire semblant d’être idiot et de ne pas comprendre qu’en réalité ce genre de discours reflète un rejet de l’Islam, on pourrait objecter que pour des raisons d’égalité, si l’on souhaitait aller jusqu’au bout du raisonnement, il nous faudrait interdire les soutiens-gorge qui différencient encore la femme de l’homme dans les piscines. Ciotti ajoute : « Laisser faire ces activistes islamistes à Grenoble comme partout en France c’est renoncer à la République. Je ne l’accepterai jamais ». À moins que l’on considère que le mot « islamiste » est un synonyme du mot « terroriste », et nous n’en sommes pas loin aujourd’hui, tant l’amalgame a été répété. Il n’y a rien qui interdise à qui que ce soit d’être un activiste, ni d’être un activiste musulman (car nous imaginons que c’est cela qu’Eric Ciotti voulait dire. Nous ne croyons pas qu’il entendait par là que ces femmes étaient des terroristes). Liberté de penser, liberté d’expression et liberté de religion sont ici menacées grandement, si l’on imagine que la France doive interdire cette forme d’activisme (je ne parle pas, bien entendu d’un activisme qui appellerait à la haine, à la discrimination ou à la violence envers des individus ou des groupes d’individus). Par contre, Eric Ciotti, en tant qu’élu de la République, devrait peut-être s’astreindre à une certaine discipline de neutralité. Il est autant le maire des musulmans, des activistes et des femmes voilées que celui des émules du Rassemblement National.
Burkini versus combinaison de plongée
Le magazine Causeur, lui, publie un article comparant l’acte de ces activistes à celui d’un homme qui refuserait d’éteindre sa cigarette en entrant dans une piscine. Bien entendu, la comparaison ne tient pas. Pour pouvoir invoquer une similarité, il faudrait prouver que le burkini est dangereux pour la santé des usagers. Bonne chance. D’ailleurs, le Défenseur des Droits, le droitier Jacques Toubon, dans un avis rendu le 27 décembre 2018, a considéré que l’interdiction du port du burkini dans les piscines était discriminatoire. Et pour cela il remarquait à juste titre que bien que la piscine visée prétende à cette interdiction fondée sur des questions d’hygiène, elle autorisait pourtant le port des combinaisons en néoprène. Jacques Toubon s’interrogeait donc sur la différence en matière d’hygiène et de sécurité entre ces deux types de vêtements.
Sébastien Chenu, du Rassemblement National, parle lui « d’un infranchissable, pour des raisons de laïcité absolue ». J’ignore ce qu’est la laïcité absolue, mais la laïcité non seulement n’interdit pas ce genre d’accoutrements, mais protège le droit d’exprimer son appartenance religieuse en public (sauf pour les agents de l’État en exercice, pour des raisons de neutralité apparente).
La ministre Marlène Schiappa a dénoncé « une revendication communautaire », ajoutant « les valeurs de la République, c’est aussi que chaque femme puisse porter un maillot de bain, sans pression d’aucune sorte ». Elle a raison sur ce dernier point (quoiqu’aller invoquer les valeurs de la République pour le droit de porter un maillot de bain, c’est un raccourci qui sonne mal). Mais rien dans l’opération coup de poing dont nous parlons ne remettait en cause le droit de porter un maillot de bains (entendre un maillot de bain non entièrement couvrant). Au contraire, cette opération visait à défendre le droit de porter le maillot de bain qui nous plaît. Cependant « les pressions », il est vrai, peuvent venir d’un groupe social. Et c’est finalement là, la véritable peur qui ressort en filigrane de toutes ces déclarations. Ces femmes seraient obligées de porter le burkini à cause de la pression sociale de leur environnement. Et nous avons peur que cela s’étende et que bientôt, toutes les femmes de France se retrouvent soumises à cette pression, et qu’aucune n’ose plus aller se baigner dans une piscine municipale sans porter son burkini.
Défaitisme et aveu de faiblesse
C’est un constat d’échec terrible, mais surtout une forme de défaitisme qui ne fait pas honneur aux valeurs de la République dont on nous rabâche les oreilles. Tout d’abord, la pression sociale existe partout. Le fait de mettre une cravate lorsqu’on va au bureau, est rarement un choix délibéré, et bien souvent un acte dicté par une forme de pression sociale (que celle-ci soit bénéfique ou destructive est une autre histoire). Dans tout groupe humain, il y a des formes d’accords qui font qu’on agira comme ça et pas autrement, parce qu’il y a un accord collectif bon ou mauvais qui fait qu’on accepte, à tort ou à raison de voir une partie de sa conduite dictée par des considérations fondées sur « que pensera-t-on de moi ? », ou, de manière plus positive sur une volonté de ne pas choquer son environnement, voire de lui faire plaisir. Si certains de ces accords sont mauvais, où qu’on les considère mauvais, doit-on pour autant légiférer, interdire, emprisonner, pour les faire évoluer ? Dans le domaine des libertés fondamentales, certainement pas.
La loi punit déjà le fait de forcer quelqu’un à porter un vêtement contre son gré. La loi punit aussi le fait de forcer quelqu’un à croire, ou à pratiquer une religion, car la liberté de religion, c’est aussi la liberté de ne pas croire. Si l’on pense que nous ne sommes pas capables de l’appliquer, alors donnons-nous plus de moyens dans ce but. Mais ne choisissons pas, parce qu’on ne croit plus à notre pouvoir, de sanctionner ceux et celles qui choisissent librement de porter un vêtement qui ne fait pas l’unanimité. Il s’agit aussi d’un aveu de faiblesse. Les « valeurs » ne se répandent pas en interdisant et en emprisonnant ceux qui en professent des différentes. Il faut les promouvoir. Il faut y croire soi-même, il faut avoir la force de les dire mais aussi l’intelligence de les rendre attrayantes. Il ne faut pas les dévoyer en les utilisant à tort et à travers (on entend « les valeurs de la République » pour tout et n’importe quoi de nos jours). Il faut en démontrer l’intérêt, et surtout les mettre en application soi-même, car rien n’éduque mieux que l’exemple. Les deux camps croient défendre les valeurs de la République.
Finalement, les deux camps croient défendre les valeurs de la République
Les activistes du burkini défendent le droit des femmes à la non-discrimination fondée sur la religion, le droit de porter le vêtement qu’elles veulent. Les activistes anti-burkini défendent le droit des femmes à porter le vêtement qu’elles veulent aussi. C’est ubuesque. Ce faisant, les activistes du burkini violent la loi en enfreignant un règlement municipal. C’est mal. Les activistes anti-burkini portent atteinte à notre intelligence en utilisant des arguments faibles, faux ou discriminants. C’est affligeant.
La vérité est que le burkini ne menace pas la République. Les attentats le font. Les discours de haine le font. Les appels aux meurtres le font. Les appels à la discrimination le font. Le burkini non. Et en se trompant ainsi, le véritable risque n’est pas qu’une femme puisse être discriminée parce qu’elle veut se baigner entièrement couverte dans la piscine de Grenoble, le risque est que nous défendions une société totalitaire dans laquelle tout ce qui n’est pas apprécié par le plus grand nombre est interdit, dans laquelle la dissidence, bonne ou mauvaise, est prohibée, et dans laquelle les libertés fondamentales sont oubliées.
Michaël Sens