L’écorce et le noyau
Tous les systèmes religieux, et aussi certaines écoles philosophiques anciennes 1 , comportent une partie plus superficielle, qui s’adresse au peuple et une autre plus profonde réservée aux initiés. La première, que l’on nomme exotérique, est à la portée de tous et se compose des croyances, des écritures canoniques et des préceptes dont la fonction spécifique est de fournir des réponses immédiates aux grandes questions de l’existence et donc à la soif de paix intérieure du peuple. Car, répétons-le, l’âme humaine est littéralement traversée par les conflits. On pourrait voir dans la partie révélée des religions une sorte d’opium du peuple, bien que pas nécessairement dans le sens aussi réductif où l’entendait K. Marx 2 . Une image exemplaire du rapport existant entre exotérisme et ésotérisme est celle de Mohyddin Ibn Arabi, reprise par René Guénon, de « l’écorce et du noyau de la noix », la première représentant la loi extérieure, l’aspect plus superficiel, et la seconde renvoyant aux vérités plus profondes voilées aux yeux des non initiés, ou du moins plus difficiles à atteindre.
La partie secrète des religions
Les systèmes religieux que nous pourrions qualifier également d’« ouverts » devraient effectivement venir à l’encontre des aspirations de la plus grande partie de la population. Mais aucun système n’est infaillible. C’est du reste la raison principale pour laquelle toute religion a connu ses dérivations sectaires. L’étymologie du mot « secte » renvoie en effet au latin sec, qui signifie « coupure », « détachement ». Je me souviens d’un jeune témoin de Jéhovah qui lors de sa première séance d’analyse déclara : « Prenez une sphère parfaite, et puis un triangle réalisé pour que cette sphère y entre parfaitement… et bien moi je ne réussi pas à l’y faire rentrer. Donc c’est qu’il y a quelque chose qui cloche en moi ». Posée de cette manière, la question semblait réglée.
Pourtant, il m’a paru évident qu’aucun triangle ni sphère ne sauraient atteindre la perfection et que ces images, nonobstant leurs éminentes valeurs symboliques, n’auraient pu satisfaire notre homme. Il lui aurait fallu probablement élaborer la question sur un mode plus personnel ou/et vivre une expérience véritablement numineuse. L’expérience psychologique d’une transcendance est en effet ce qui peut épancher cette soif que la pensée seule, souvent dans l’impasse, ne saurait résoudre. Et ce genre d’expérience a été de tout temps lié à des parcours initiatiques. L’initiation est précisément le sens de toute démarche ésotérique, réussie ou pas.
Le supermarché New Age
Étant donné qu’à notre époque « les grands systèmes achèvent leurs carrières dans le drame et la dérision 3 », manquant donc leurs visées rédemptrices, les citoyens mécontents de la fausse clarté du matérialisme athée peuvent chercher une voie dans le super marché de l’exotisme spirituel en tout genre que constitue le web : loges maçonniques, néo-chamanisme, alchimie moderne, scientologie… Nous assistons de toute évidence à une résurgence massive des voies initiatiques et des ésotérismes. Ce supermarché répondant au nom de New Age est aussi vaste qu’un océan et on peut aisément s’y perdre. On y voit par exemple des psychologues pratiquant l’astrologie ou utilisant le support projectif des tarots, des thérapeutes anthropologues ayant recours à la magie, des coachs et autres « expert de développement personnel » promettre des résultats extraordinaires… Toute cette variété de voies s’offrant aux modernes serait-elle en soi un mal, ou un problème ?
Représenterait-elle une preuve d’incohérence ou de superficialité, voire de supercherie ? Pas sûr. D’un certain point de vue, elle constitue une richesse et toute personne de bonne volonté finit bien, tôt ou tard, par trouver une voie qui lui soit appropriée. N’oublions pas que dans le domaine de la spiritualité les erreurs et les errances s’avèrent souvent aussi enrichissantes et indispensables que les réussites.
Et la psychanalyse ?
La psychanalyse mérite, il me semble, un discours à part car elle ne s’offre pas a priori comme un système de pensée ni comme une solution (analyse signifie du reste « sans solution »), mais plutôt comme une expérience d’accompagnement d’une recherche intérieure à caractère personnelle.
Ainsi il n’est pas exceptionnel de voir un analysant renouer avec une confession ou un ordre religieux, ou au contraire s’en éloigner définitivement. Dans tous les cas, il s’agit de décisions personnelles qui mûrissent spontanément et en grand secret dans l’athanor du cabinet de l’analyste. Mais encore faut-il que cette psychanalyse et ce psychanalyste ne soient pas trop dogmatiques… En ce sens la démarche analytique peut représenter une véritable initiation moderne qui, de surcroît, ne s’affiche pas comme étant à la portée de tous. Accent mis sur la vie intérieure et son symbolisme, démarche initiatique et secrète, langage en quelque sorte hermétique… autant de caractéristiques éminemment ésotériques !
Je prendrai un autre exemple : celui d’un jeune homme songeant depuis longtemps à entrer dans un ordre monastique sans être tout à fait sûr de ce choix. Il s’agissait donc d’une situation conflictuelle classique dans laquelle une partie du sujet disait oui et une autre non. La partie partante semblait plus forte, jusqu’à ce qu’un rêve vint renverser la situation. Ce rêve fut aussi court qu’intense : un cordon serrait très fort le ventre du rêveur jusqu’à ce que la douleur le fit se réveiller en sursaut et en proie à l’angoisse. Un tel message, s’il peut paraître clair de l’extérieur, ne l’est pas forcément pour le sujet car, comme Jung l’a souvent souligné dans ses œuvres, l’inconscient devance toujours la conscience. « Nous sommes toujours dans le noir sur notre propre personnalité. Nous avons besoin des autres pour nous connaître » 4 . Le fait de pouvoir s’entretenir sur sa propre vie intérieure avec une personne compétente (un « initié ») permet souvent de récupérer cette distance. Quelque temps après le rêve, il renoncera à son projet monastique et rencontrera une jeune femme qu’il finira par épouser. Le sacrificium sexualis était à l’évidence au-dessus de ses possibilités. Mais le plus enrichissant pour lui fut à mon avis l’expérience du mystère de l’inconscient qui nous habite et nous dispense sa sagesse transcendante.
L’immense apport de Jung
C’est cette sagesse éternelle qui fut au centre de l’intérêt de Jung tout au long de sa vie. Voilà pourquoi certaines de ses œuvres peuvent être considérées ésotériques au sens propre du terme. L’effort du sage de Küsnacht a été en ce sens surhumain car il parvint à créer un pont entre la sagesse éternelle, l’intelligentsia et la culture populaire. Il sut ramener à la surface les valeurs enfouies depuis des siècles sous les cumulus du matérialisme, du rationalisme et du scientisme ainsi que les clés du fonctionnement d’une logique « autre » et souvent déroutante par rapport à la logique classique adoptée par le Moi.
Que l’on songe par exemple au principe de compensation régissant le rapport entre Conscience et Inconscient, à la synchronicité renvoyant à un sens qui accompagne et complète tout phénomène causal, à la théorie des archétypes qui n’en finit pas de résonner chez tous les grands penseurs de la postmodernité ou encore aux dynamiques ô combien délicates entre Masculin et Féminin à l’œuvre en chacun de nous 5 … Et bien oui, vous l’aurez compris, l’ésotérisme moderne, quelque soit la forme qu’il revêt, quelque soit la nature et la complexité de son syncrétisme, s’il prétend à un futur digne de ce nom, passera désormais par Jung !
Antoine Fratini
1. Par exemple les pythagoriciens.
2. Pour Marx la religion n’était qu’une illusion qui éloignait le peuple de la possibilité d’une vie pleine et heureuse.
3. M. Maffesoli, La connaissance ordinaire, Klincksieck, 1985 p. 78.
4. Cette citation de Jung fut pendant longtemps mise en exergue d’une brochure de présentation du groupe jungien parisien.
5. Et qui sera le thème des prochaines Journées de Nature & Psyché en Italie.