En 1757, Robert-François Damiens fut condamné au supplice en place de Grève. Devant une foule immense, on le tenailla, l’écartela et le brûla. Les tourments durèrent la journée entière, les seize bourreaux chargés de l’office défaillant tour à tour. Le mal- heureux était encore vivant à l’état de tronc démembré quand il fut jeté au feu. Toutes les parties de son corps se consumèrent jusqu’à disparaître en cendres. Il avait attenté à la vie du roi.
Surveiller et punir commence par ce récit rapporté par les témoins greffiers : détaillé, circonstancié, insoutenable. Cette ordalie d’un régicide se voulait la sanction la plus exemplaire, le spectacle le plus édifiant, la « fête punitive la plus sombre » de l’Ancien Régime. Certes, tous les jugements n’amenaient pas à une telle fin. Les châtiments étaient d’une variété surprenante et quelquefois horrifique : amendes pécuniaires, confiscation, bannissement, relégation, galères, marquage, mutilations, amende honorable, opprobre public, pilori… La prison, quant à elle, était rarement utilisée. Pourquoi ? Parce que jusqu’à la Révolution française, la prison était le symbole de l’arbitraire royal. Lettre de cachet, enfermement extra-judiciaire étaient repoussés par tous les juristes, les anciens comme les réformateurs, comme manifestations des excès du pouvoir souverain et instruments du despotisme. Les cahiers de doléances la rejetaient d’ailleurs comme incompatible avec une bonne justice. Vous lisez bien. Que s’est-il donc passé ?
À la charnière des xviii e et xix e siècles, trois modèles, trois « technologies de pouvoir » s’offrent aux législateurs. Trois institutions les portent. Le souverain – avec un droit monarchique où la punition est un cérémonial de souveraineté, une vengeance publique se voulant terrifiante. Le corps social – dont les juristes réformateurs souhaitent requalifier les individus comme sujets de droit ; la scène de châtiment devant avoir le caractère de l’exemplarité afin d’emporter l’adhésion de la société tout entière, condamné compris. L’appareil administratif – c’est le système carcéral comme technique de coercition, de dressage des individus. Comment donc ce dernier modèle a-t-il fini par être prescrit ?
Au cours de ses travaux de recherche, Foucault a mis en lumière les pratiques et techniques de la société vis-à-vis de certains groupes d’individus – les enfants, les soldats, les fous, etc. – qui posaient problème à celle-ci et dont l’enfermement, l’assujettissement étaient tenus pour la solution. Homosexuel se vivant déviant, s’étant vu prendre pour fou pendant sa jeunesse, profondément malheureux parmi ses condisciples d’école ressentie comme un lieu oppressif et normatif, Foucault s’intéressa aux institutions disciplinaires en général et à l’institution carcérale en particulier. Même s’il rejette la figure de l’écrivain éminent comme le faisait Foucault lui-même, il apparaîtra au lecteur que Surveiller et punir est une œuvre magistrale d’une telle puissance et d’une telle postérité qu’elle ne pourra que changer le regard que l’on porte sur les structures de pouvoir, quelles qu’elles soient. Intuition ? Conviction forgée avant même que d’en démontrer la logique historique, économique et sociologique ? La démonstration de Foucault est en tout cas éclatante, implacable.
De l’ascétisme monastique à l’entraînement mécanique des soldats bien dressés de Frédéric II, en passant par le contrôle des ouvriers dans les ateliers, toutes les institutions à vocation disciplinaire avaient préparé la société à choisir la matrice de l’enfermement comme système de contrôle sur les corps. Pour Foucault, « la discipline est une anatomie politique du pouvoir ». Du couvent à la cellule, de la caserne à la chambrée, de la manufacture à l’atelier, de la salle à l’hôpital, l’encadrement de l’activité et de l’emploi du temps des individus préfigure, prépare et valide la cellule et la prison. C’est parce que les ordres religieux spécialistes du temps, grands techniciens du rythme et des activités régulières, parce que les militaires et les experts de la discipline élaboraient depuis des siècles les procédures de coercition individuelle et collective des corps que la prison s’est « naturellement » imposée au début du xix e siècle. Dans leurs topographies mêmes, « l’école-bâtiment » comme outil de dressage, « l’hôpital-édifice » comme opérateur thérapeutique, « la caserne-campement » comme appareil disciplinaire permettaient à un seul regard de tout voir en permanence ; prémisses du panoptique des frères Bentham. Les inventeurs anglais de cette architecture carcérale permettant de tout observer d’un point central furent d’ailleurs en France distingués par l’Assemblée Constituante. Les députés du temps considérèrent ces visionnaires de la surveillance généralisée comme des bienfaiteurs de l’humanité.
Alors que la prison « n’avait qu’une position restreinte et marginale dans le système des peines », qu’elle servait à s’assurer de quelqu’un avant sa condamnation, pas à le punir, c’est donc pourtant cette règle qui va se généraliser après la Révolution française. L’incarcération sous toutes ses formes, mode étendu de punition, est institutionnalisée en 1810. Concomitamment à la frénésie régulatrice et ordonnancière de l’époque impériale – Code civil, Code pénal, développement des administrations – « le grand édifice carcéral » s’intégrant à l’appareil étatique est programmé à différents niveaux, des salles de police municipales aux maisons centrales en passant par les bagnes.
Sous l’influence des milieux quaker, c’est en Amérique, à Philadelphie, que l’appareil « réformatoire » est mis en place de la façon la plus réfléchie et systématique. Pour l’amendement du condamné et la réinsertion future, on organise l’emploi du temps du prisonnier : solitude censée permettre le retour sur soi, travail à la fois édificateur et économiquement utile à la société, notation de la conduite et observation permanente par les inspecteurs, répartition dans la prison non point tant en fonction des crimes commis que des dispositions à s’amender dont font preuve les détenus. « L’objet des peines n’est pas l’expiation mais la prévention ; on n’efface pas le crime, on transforme le coupable ». Dès lors, plein de bons sentiments et de certitudes opprimantes, le prototype anglo-saxon également expérimenté en Angleterre et en Hollande se banalise dans le monde occidental.
Le pilori est supprimé en 1789, la marque en 1832. Le législateur cessait de « faire ressembler les bourreaux à des criminels, les juges à des assassins ». Comme le dit Foucault, « la disparition des supplices, c’est le théâtre de l’expiation qui s’efface ». Si la condamnation tend alors à être la plus publique possible, l’exécution – quelle que soit la sévérité de la sanction – demeurera désormais secrète, au cœur des lieux de privation de liberté, cachée « dans un enfouissement bureaucratique de la peine ». Or le pouvoir total voulu sur l’individu à réformer exclu par définition toute publicité. Impératif de l’ombre. On retombe dans l’ancien système. Dans la prison, les enfermés se retrouvent mis au secret, isolés du corps social.
La prison telle qu’elle existe aujourd’hui, plutôt qu’un lieu de justice, qu’un instrument de formation, qu’une chance pour un nouveau citoyen s’avère un dispositif de vengeance, une machine à broyer, une école du crime. En matière de justice pénale et d’application des peines, tout est à refonder.
Éric Desordre