Cyprien Katsaris est un pianiste Classique, de renommée internationale, adepte de l’improvisation en concert. Il revient aujourd’hui, pour Rebelle(s), sur sa carrière et son parcours personnel.
Jonathan Lévy-Bencheton : bonjour comment allez-vous ?
Cyprien Katsaris : Je suis un peu enrhumé aujourd’hui. Vous savez : je reviens de république populaire de Chine car j’étais dans le jury très prestigieux d’un concours international de piano, de violon et de chant. J’ai ainsi découvert une ville étonnante près de la Sibérie qui s’appelle Harbin (d’où mon rhume !). Une ville qui a près de 10 millions d’habitants, où il fait -20/-30 degrés mais qui a ceci de particulier : pendant la seconde guerre mondiale, Staline avait autorisé des juifs soviétiques à quitter l’URSS à cause de l’avancée de ces « salopards » de Nazis, et tous ces juifs soviétiques sont allés à Harbin. Il y a deux synagogues. Et ils ont créé une grande activité culturelle, et le tout premier orchestre symphonique en Chine. Dans le jury nous avions entre autre personnalité Madame Idith Svi, de Tel Aviv, qui est la directrice de la société et du concours international de piano Arthur Rubinstein.
J-L-B : Comment avez-vous commencé le piano ?
C-K : Quand ma mère était enceinte de moi, elle avait émis le souhait d’avoir un fils qui serait chef d’orchestre. Mes parents avaient quitté Chypre et s’étaient établis au Cameroun où mon père a créé une entreprise. Il est parti de rien, c’était un self-made-man. Ils faisaient partie des très rares personnes à l’époque à avoir des 33 tours de musique classique. Donc, quand j’étais tout petit, j’écoutais déjà de la musique classique. Quand j’ai eu quatre ans, ils avaient acheté un piano. Oui, je me souviens très bien du jour où les transporteurs ont apporté le piano… Ils l’avaient placé à un endroit précis du salon. J’ai été attiré comme par un aimant et j’essayais de jouer avec un doigt. Ils m’ont tout de suite mis avec un professeur, une belle dame, grande, blonde, Mme Marie Gabrielle Louwerse, décédée il y a quelques mois. À quatre ans et demi, j’ai voulu être agent de la circulation. Ma mère se lamentait et sa meilleure copine avec qui elle écoutait des disques lui disait : « mais ne te lamente pas, tu veux que ton fils soit chef d’orchestre mais le chef d’orchestre et l’agent de police font à peu près les mêmes gestes ! ». Ensuite on est venu à Paris en 1959. En 1964, je suis entré au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (le CNSM). Donc pour résumer mes débuts : un Grec chypriote au Cameroun Français !
J-L-B : Si je vous dis Olivier Messiaen, ça vous évoque quoi ?
C-K : C’est l’un des plus grands compositeurs de ce siècle qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire par son nom, n’est pas juif mais catholique fervent pratiquant. C’était un très grand compositeur que j’ai eu le privilège de rencontrer très brièvement, il avait écrit des choses très gentilles à mon sujet, et il était marié avec une grande pianiste Française qui avait été son élève : Yvonne Loriod. Il se trouve qu’elle avait été la première pianiste à jouer ses compositions. Elle était professeur au CNSM quand j’étais élève là-bas. L’un des grands chefs-d’œuvre d’Olivier Messiaen est le quatuor pour la fin du temps. C’est une œuvre sublime qu’il avait composé dans un camp de concentration pendant la seconde guerre mondiale sur un piano droit.
J-L-B : Vous avez collaboré avec certains des plus grands Chefs. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C-K : J’ai collaboré avec certains des plus grands chefs en effet. Nous avons un disque du concerto Numéro 2 de Brahms avec le Philarmonia Orchestra de Londres et Eliahu Inbal un très grand chef Israëlien, marié avec une Allemande non juive (soit dit en passant). On avait joué à Londres en 1978 une œuvre de Stravinsky qui s’appelle « Les noces » sous la direction de Leonard Bernstein, lequel a composé West Side Story. C’était un des plus grands chefs du xx e siècle, concurrent direct de Karajan. J’ai aussi collaboré avec Eugène Ormandy, un chef légendaire, pendant quarante-quatre ans à la tête de l’orchestre de Philadelphie qui était l’orchestre favori de Rakmaninov. Il a enregistré ses propres concertos pour piano et orchestre avec l’orchestre de Philadelphie, la moitié avec Ormandy et l’autre moitié avec Leopold Stokowski qui était son prédécesseur. Le fameux film fantasia de Walt Disney, c’était l’orchestre de Philadelphie avec Leopold Stokowski. J’ai eu le grand privilège de collaborer avec Ormandy sur un disque consacré à Liszt.
J-L-B : En parlant de Liszt, pouvez-vous nous parler de l’improvisation ?
C-K : J’ai une théorie, c’est ce que je dis au public quand je m’adresse à lui pour improviser. Encore à Londres, récemment, au début de mon récital. J’ai dit : l’improvisation est une tradition perdue chez nous, les pianistes classiques ou dit « Classiques ». Le premier grand improvisateur c’était Jean-Sébastien Bach et tous les grands compositeurs, Mozart, étaient de grands improvisateurs. Quand Mozart jouait un concerto pour piano par exemple qu’il venait d’écrire. Au cours d’un mouvement un peu avant la fin, le pianiste, le soliste, joue tout seul, c’est une cadence. Mozart improvisait ses cadences. Beethoven était un grand improvisateur et après il y a eu Chopin bien évidemment et Liszt qui était un immense improvisateur. Liszt avait arrangé pour piano les neuf Symphonies de Beethoven. J’essaye de ressusciter cette tradition car actuellement seuls les organistes et les pianistes de Jazz improvisent.
J-L-B : C’est-ce qu’on appelle des transcriptions ?
C-K : C’est tout simplement un arrangement d’une œuvre orchestrale ou d’une œuvre écrite pour chant et piano, d’un quatuor ou d’un trio. C’est donc un arrangement pour piano à deux mains ou pour piano à quatre mains. Alors les neuf Symphonies de Beethoven ont été transcrites par Liszt pour deux mains. Ce que j’avais fait dans les années 1980 quand je les avais enregistrées, c’était de comparer la transcription de Liszt avec l’originale pour orchestre de Beethoven et j’ai voulu comprendre comment Liszt avait pu effectuer ce travail absolument phénoménal. Et puis il m’a semblé que çà et là il manquait peut-être certaines choses que j’ai voulu améliorer. Ce n’était pas dans un esprit de faire mieux que Liszt, mais de me rapprocher plus de l’originale de Beethoven. Liszt avait effectué aussi des paraphrases ou des réminiscences sur des thèmes d’Opéra. La transcription est un arrangement à peu près fidèle d’une œuvre qui peut avoir par moments une petite cadence, mais la paraphrase, c’est prendre des thèmes d’Opéra par exemple et de composer un nouveau morceau virtuose qui ne suit pas exactement l’ordre de l’Opéra. C’est un peu comme une variation, comme une dissertation : on développe. C’est donc une improvisation qui est écrite et qui est élaborée.
J-L-B : Vous avez un projet autour de la musique du film « Zorba le Grec » ?
C-K : En effet, on sort ces jours-ci un disque nommé « Grande Fantaisie sur Zorba » qui regroupe des improvisations sur des chansons de Theodorakis. Voilà un exemple de paraphrase ! On peut aussi l’appeler fantaisie. Je pensais aux Rhapsodies de Liszt qui avait pris des thèmes populaires Hongrois et Tziganes, et a composé plusieurs Rhapsodies Hongroises dont la plus célèbre a été reprise dans les dessins animés « Tom et Jerry » ou « Bugs Bunny ».
J-L-B : en 1997, vous avez été élu Artiste de l’Unesco pour la paix. Pourriez-vous nous dire ce que cela signifie ?
C-K : Je vous rappelle que je suis originaire de Chypre. La république de Chypre qui est membre à part entière de l’Union Européenne, dont la capitale, Nicosie, est la seule capitale au monde divisée (puisque Berlin a été réunifiée). Ceci suite à une invasion de la Turquie en 1974, les Turcs contrôlent 38 % du territoire Nord. Ils ont créé un état qui n’est reconnu par aucun pays au monde sauf la Turquie, le seul état légitime étant la république de Chypre. Donc ma famille fait partie des réfugiés. J’ai des amis turcs bien évidemment. On fait même des concerts pour la paix avec des collègues Turcs. J’ai été invité en décembre dernier à faire un premier récital à Ankara. Je l’ai fait gratuitement pour donner l’exemple car j’ai beaucoup de fans là-bas bizarrement. Et là, je reçois de nombreuses invitations pour des festivals, des Master-class, enfin on verra bien… Donc en tant qu’Artiste de l’Unesco pour la paix, j’aimerais aussi aller en Corée du Nord, mais tout le monde me dit qu’il ne faut pas y aller. Moi je suis pour le dialogue, pour la communication. Vous savez comme le dit L. Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie, « l’art c’est la communication ». À travers la musique, le sport, autre chose que de la diplomatie et de la politique, on peut faire des choses importantes, vous savez ! Je considère qu’un artiste en général et un musicien en particulier, a un rôle dans la société au même titre qu’un médecin va injecter un produit dans l’organisme pour le soulager. Pendant les quelques instants d’un concert, que ce soit de la musique pop, de la musique classique ou autre, si on arrive à faire oublier au public ses soucis quotidiens, alors on a réussi quelque chose d’important pour la société. Nous vivons dans un monde où il y a beaucoup de folie, Jonathan, il ne faut pas oublier ça ! Et si un homme politique appuie sur le bouton nucléaire c’est embêtant ! Donc le rôle des artistes est primordial pour calmer un peu le jeu à travers notre art. Vous savez quand Hitler a ordonné ce qu’il appelait « la solution finale », l’un de ses bras droits lui a dit : « mais que va dire l’opinion publique internationale ? ». Il a eu cette réponse terrible, il a dit : « souvenez-vous de ce qui s’est passé en 1915 en Turquie avec les Arméniens », le 1er Génocide du xx e siècle, 1 600 000 Arméniens exterminés et quelques centaines de milliers de Grecs. À l’époque personne n’a rien dit, l’opinion publique mondiale n’a pas bougé, il ne s’est rien passé. Et Hitler l’a pris en exemple pour faire ce qu’il a fait. Donc il y a beaucoup de folie qui circule et c’est la raison pour laquelle j’ai étudié la scientologie. En effet, selon moi, la scientologie a une mission, un but qui est d’éradiquer la barbarie, de faire en sorte que la terre ait enfin une civilisation saine d’esprit et qu’il n’y ait plus de barbarie, en respectant bien évidemment les différences et les croyances des uns et des autres.
J-L-B : pour finir, nous allons parler de votre label Piano 21…
C-K : Quand le marché a commencé à baisser, certains artistes ont créé leur label. Pas dans un but financier. Personnellement j’ai perdu énormément d’argent. J’utilisais l’argent des cachets de mes concerts… Mais ça ne fait rien je le savais à l’avance. Le but c’était de continuer à enregistrer car je considère que mes enregistrements sont un don à l’humanité, comme pour vous qui êtes compositeur de musique pop ! Car ça reste après votre vie, donc c’est très important, c’est ma vie. On a maintenant quelques quarante productions sur piano 21. Tous mes enregistrements sont en digital désormais distribués par Believe (qui est un agrégateur). Nous sommes sur toutes les plateformes spotify, deezer… Nous sortons un disque en février : des transcriptions que j’ai enregistrées de Karol A. Penson, un juif polonais, grand scientifique. Il a soixante-dix ans aujourd’hui. Il était professeur à Jussieu de physique Théorique. Il a reçu un grand prix en Allemagne.
Entretien exclusif de Jonathan Lévy-Bencheton