Tsunami de souvenirs, au 22 rue Huyghens. Souvenirs, souvenirs. Retiens la nuit en plein jour. Demain, le cercueil de Johnny Hallyday descend les Champs-Élysées. Aujourd’hui, il est onze heures trente quand je retrouve Agnès Dumortier, l’une des plus attachantes attachées de Presse de Paris, passée de Robert Laffont chez Albin Michel. Et je rencontre Frédéric PELTIER, écrivain et avocat, éminent spécialiste du droit financier en France, pour son essai « Le procès de l’argent », un essai insolite, bouillant, éloquent, rebelle au bout du compte et des mots. J’ai en tête quelques questions à lui poser, quelque peu écrites, mais j’espère surtout susciter la confidence et la cordialité. Les locaux historiques d’Albin ont été refaits depuis mon dernier passage ici, il y a deux décennies au moins. Souvenirs, souvenirs. Noir, c’est noir, le temps qui passe. Allumez le Feu. Entre ses murs neufs, tous les livres sont des révolutions silencieuses et créent l’envie d’avoir envie.
JLM : En 340 pages, vous faites, Frédéric Peltier, le procès de l’argent et, peut-être du Capital. Vous nous expliquez la contrainte du Droit Français, les difficultés de sa régulation, le casier judiciaire de l’intéressé, le réquisitoire, pour finir par le verdict d’une condamnation que je juge parfois sévère. Est-ce une peine de mort ou une déclaration de liberté surveillée, en fin de compte… bancaire et de séjours cachés et juteux dans un paradis fiscal ?
FP : Je suis surpris que vous trouviez « sévères » « ma » condamnation de l’argent, les chefs d’accusation, la sanction, le jugement. J’ai choisi de présenter le dossier sous forme d’un procès structuré, j’ai cherché à préciser ainsi où se situe « l’équilibre entre la loi du marché et celle de la République ». J’ai précisé l’acte d’accusation, l’étude de personnalité, complexe, de l’accusé. J’ai raconté le déroulement des huit jours d’audience, l’entrée en scène des parties civiles, la plaidoirie, le délibéré, le jugement… Suivre un tel plan m’a permis de faire la synthèse de ce que chaque audience révélait du fonctionnement de la Finance, des banques, de leurs clients, les modèles du Marché, avec les bornes, les limites à définir. Les fondamentaux de la loi du marché. Et quand je propose une « liberté surveillée », « encadrée par une régulation au contenu juridique visant le respect le plus absolu des principes de base de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen », je souligne la question essentielle de la protection des débiteurs confrontés à des difficultés de remboursement de leur dette, je souhaite une utilisation mieux orientée vers le bien commun, je résume des propositions, je « pose des limites à la spéculation » et je fais dire au Tribunal qu’il interdit « à l’argent de se positionner en concurrent de la Souveraineté ». Le verdict est donc équilibré « dura lex sed lex ».
JLM : En vous lisant, et vous n’êtes jamais ennuyeux, bien au contraire, j’ai songé avec amusement à un vieux livre oublié d’un certain Alfred Neymarck, édité en 1913, titré « Que doit-on faire de son argent ? » et déniché dans la bibliothèque de ma vieille tante par alliance Maud Linder, récemment disparue. Ce Neymarck fut directeur du journal financier LE RENTIER qui défendit l’intérêt d’acheter des « emprunts russes » !
FP : Il y a toujours des supporters zélés de la spéculation. Regardez le bitcoin qui ne repose sur rien mais dont la valeur flambe. C’est à partir du scandale financier, en 2007, des « subprimes », que j’ai eu l’idée d’écrire « Le procès de l’argent »… D’ailleurs, je rappelle à la barre, au fil des chapitres, aussi bien le scandale Bernard Tapie que la chute de Bernard Madoff, le procès du trader Jérôme Kerviel que la condamnation de l’ancien ministre du budget Jérôme Cahuzac… Je n’ignore pas davantage les affaires de spéculation, les « bulles » qui éclatent faisant des victimes chez les épargnants. Mais je n’ai jamais voulu m’enfermer dans un discours politique. Certes, je connais le monde politique, et je le décris à partir de mon métier d’avocat d’importantes entreprises françaises, mais j’ai voulu sortir absolument des clichés connus sur l’argent, voire même sur le libéralisme. Le Procès de l’argent analyse donc ce que l’on peut faire mais aussi ce que l’on ne peut pas faire avec l’argent avec ce recul qui est permis par le temps judiciaire qui lutte pour ne pas être celui de l’argent.
JLM : Les « libertaires » rêvent parfois de guillotiner le Fric-Roi comme moyen d’échanges engendrant des injustices sociales. Alors, quel est donc le « verdict personnel » d’un spécialiste comme vous Frédéric Peltier ? Où vous situez-vous, hic et nunc, dans le camp des libertaires ou du côté d’Emmanuel Macron, accusé par certains d’être l’affreux Satan libéral, « Président des riches » ? Où envisagez-vous une troisième voie entre les dérives totalitaires du marxisme mal incarné et celles d’un capitalisme, pur, dur et lourd ?
FP : Tuer l’argent est une utopie ! Il renaît toujours. En quelque sorte, l’argent est immortel, dans notre monde. Affirmer le contraire est une foutaise. Aujourd’hui, le citoyen est confronté à la dette. Je n’ai jamais honte, quant à moi, de dire que j’ai de l’argent. Tout est une question de bornes, de limites. Par exemple, la lutte contre la fraude fiscale est devenue, selon moi, prioritaire, pour remettre l’argent entre les bornes. Et j’écris concernant le bilan des relations de l’argent avec la justice, en page 262 de mon bouquin : « Il n’est pas exagéré de dire qu’on est proche de la faillite, et qu’un concordat, au sens financier du terme, un redressement judiciaire, est une priorité absolue… » Un pilier aussi essentiel de la démocratie qui manque d’argent comme en manque la justice, alors qu’il y a tant d’argent qui circule, je ne peux pas m’y résoudre. Ça n’est plus la question de la lutte des classes qui se pose avec l’argent, mais celle des rapports débiteurs-créditeurs, c’est un équilibre au sein même du capital qui est l’enjeu de demain pour remettre l’argent, au moins en partie vers le chemin de l’utilité commune.
JLM : L’adage populaire dit que l’argent ne fait pas le bonheur… En effet, derrière la fraude, la corruption, n’y a-t-il pas une sorte de toxicomanie de l’être humain éprouvant le manque maladif de métaphysique comme drogue de substitution aux malheurs du monde? Dans notre aujourd’hui entraîné dans la spirale destructive de la consommation, persiste l’illusion que le montant du Fric dont on dispose demeure la clef de toute entreprise réussie… Vous parlez aussi d’un « appétit insatiable du rendement »…
FP : Je tiens à répéter ce que j’avance en substance dans mon essai : le marché n’est pas antidémocratique en lui-même, et le fait qu’il doive être régulé pour demeurer fidèle au message collectif des Droits de l’homme issus du siècle des Lumières, n’en fait pas pour autant un coupable d’avance… Il me semble donc que la République doit faire avec l’argent ce que font les juges avec la loi, l’orienter vers le chemin de l’équité lorsqu’il s’en écarte, avec pour point de mire la borne de l’utilité commune.
JLM : Pour refermer cet entretien, pourriez-vous nous dire à quoi vous travaillez maintenant ? Quel est le projet de votre prochain livre ?
FP : Je suis un professionnel du droit depuis 30 ans. J’observe, comme tous, la prolifération des règles et des normes. Si je me limitais au constat du spécialiste, je regretterais que cette inflation normative nuise à la lisibilité, la prévisibilité, la cohérence et l’efficacité du droit. Mais comme pour le Procès de l’argent, je souhaite élever mes yeux pour m’interroger au-delà. La question de la prolifération des normes et aussi de ses créateurs, soulève une interrogation bien plus fondamentale qui me semble être celle d’une mutation du rapport de la démocratie avec les normes qui nous gouvernent. Voilà le champ de ma réflexion. Il faut lui trouver son récit pour que mon prochain livre soit rebelle, sans qu’il s’agisse de résister, pour la gloire, à ce que la modernisation de notre monde impose d’adaptation à nos idéaux.
Entretien exclusif avec Jean-Luc Maxence