Il est des livres qui marquent une génération, puis la suivante, et la suivante encore… Lorsque Michel Tournier écrivit « Vendredi ou les limbes du Pacifique », publié pour la première fois en 1967, se doutait-il qu’un jour, son texte serait « élu » par un chanteur pas encore né au moment de la parution pour être joué, et chanté, sur une scène de poésie ?
Lorsque France Culture demande à Romain Humeau de choisir un texte pour une adaptation théâtrale et musicale, celui-ci propose le texte de Tournier. Il se chargera de composer et d’interpréter vingt-cinq morceaux, inspirés librement par le roman, et qui déboucheront sur un album. Puis, des passages éloquents du roman seront choisis afin de proposer une expression artistique multiple, alternant entre lecture et musique. Denis Lavant accepte de faire partie du projet. La pièce est jouée pour la première fois en Avignon, en juillet 2015.
Puis par deux fois, à la Maison de la Poésie, les 23 et 24 février 2016. Jamais on n’aurait pu deviner qu’il s’agissait à la base d’une commande, tant le spectacle dépasse le cadre du simple exercice.
Que se passe-t-il exactement quand on s’assoit dans un fauteuil, et qu’on assiste à cet ovni littéraire, théâtral et musical ? Difficile mission que de l’exprimer avec des mots. Comment résumer un moment poétique d’une telle ampleur ?
L’ambiance du texte de Tournier est magnifiquement restituée, par d’autres moyens que la simple plume. La musique de Romain Humeau nous fait ressentir toutes les émotions d’un Robinson échoué sur son île, avec plus rien à l’horizon, exceptés le ciel, les étoiles, et un certain Vendredi qui viendra le rejoindre, ici par la pensée, pour le meilleur et pour le pire.
Le groupe accompagne magnifiquement bien le chanteur, et nous offre un véritable concert. Les chansons tiennent en elles-mêmes, indépendamment même de leur contexte.
Le clou du spectacle demeure Denis Lavant. Situé quelque part entre un mime, Monsieur Merde, son personnage unique, né dans la tête de Leos Carax, et un véritable naufragé sur l’île, ce comédien de génie nous gratifie d’une prestation littéralement hallucinante, oscillant entre émotion et humour, changeant tour à tour de tenue, de dégaine, déclamant, dansant, sautillant, mangeant une banane, puis en lançant la peau en l’air ( ! ), en hommage à Beckett… Denis Lavant devient, le temps de sa prestation, le cinquième membre du groupe musical présent sur la scène, mais un membre agité, dispersant tour à tour toutes les feuilles de sa lecture, créant le chaos ; tout comme Robinson Crusoë, le personnage qu’il campe, vit son propre chaos intérieur.
De mémoire de spectateur de théâtre, ou de spectacle musical, nous n’avions jamais vu cela sur une scène. On peut parler de spectacle rebelle, dans le sens anti conformiste, unique, et dont on ne sort pas indemne. L’instant poétique n’y est pas provoqué par une volonté de faire de l’avant-garde ; il est, tout simplement, palpable, créé par la symbiose entre le texte et le chant, les mots de Michel Tournier et leur interprétation dans le temps et l’espace.
On ressort de la salle ému, et provoqué, avec le sentiment d’avoir assisté à une vraie performance artistique de premier ordre.
Quelque peu secoué, on croise Denis Lavant, encore tout à son rôle, et comme il a faim, on lui offre à grignoter. Quand il entre de nouveau dans la salle, chercher ses affaires, on lui conseille de ne pas glisser sur la peau de banane, laissée à elle-même, à côté de son micro.
Michel Tournier est mort le 18 janvier 2016. Il nous laisse un héritage littéraire incontournable, que nous vous invitons absolument à (re)découvrir.
Le spectacle mis en musique par Romain Humeau est également un très bel hommage à l’une de ses œuvres majeures. Si « Vendredi ou les limbes du Pacifique » n’en était qu’à sa deuxième représentation à la Maison de la poésie, vous pourrez retrouver Denis Lavant, Romain Humeau et ses musiciens de nouveau, fin 2016 ou début 2017. Ce spectacle est promis à un bel avenir, et il faudra compter sur Rebelle(s), autre projet né de rencontres et d’alliances insolites, pour en témoigner.
Par Christophe Diard
Spectacle dont la musique et les chansons originales ont été écrites et composées par Romain Humeau. Le texte quant à lui est interprété par Denis Lavant. Romain Humeau est entouré de trois musiciens : Estelle Humeau, Nicolas Bonnière et Guillaume Marsault. Le spectacle a été joué à la Maison de La Poésie, il sera de retour dans quelques mois.