Le Théâtre du Soleil levant
Ma fille Juliette me le rappelle : déplacer son théâtre dans un imaginaire exotisé est la marque de fabrique d’Ariane Mnouchkine. Cette fois-ci, c’est au Japon que le Théâtre du Soleil a planté ses tréteaux et son histoire. Le décor somptueux de la grande salle qui sert de foyer vous plonge immédiatement dans le monde des fêtes japonaises, les matsuri, en un Voyage de Shihiro nocturne éclairé de lanternes de papier. Pour toutes les représentations, Ariane accueille chacun à l’entrée, créant d’entrée de jeu une complicité souriante. Nous y sommes. L’esprit est prêt.
L’île d’or est une pièce confuse et drôle, miracle de couleurs et de virevoltantes allégories. Commedia dell’arte où s’expriment les langues de la Terre, on y distingue le Japonais, le Russe, l’Anglais, l’Arabe, l’Hébreu ; on croit y distinguer le Turc, le Chinois, l’Indi, le Farsi. Histoires dans l’histoire, tiroirs, liens et collections, une Babel borgésienne dont la grande bibliothèque des causes du monde serait mise en scène. Rassurez-vous, la traduction est assurée.
Si donc l’histoire est compliquée, le scénario est simple. Dans une île au large du Japon, un festival culturel foutraque et internationalement renommé est menacé par un projet immobilier. Un casino-résidence hôtelière « votre F2 les pieds dans l’eau » est imaginé par les fripouilles locales. Droits sortis du film Les salauds se portent bien*, ils ourdissent un complot tordu afin de se faire élire. C’est plus pratique pour obtenir la construction du rizorte rêvé qui va les rendre riches. Pour corser le tout, les pêcheurs du coin sont tentés, hésitent à garder leur gagne-pain et leur mode de vie traditionnel, s’interrogent sur le bien-fondé d’une résistance à la « modernité ». Les deux créatrices du festival, d’abord trompée par un «vieil ami», vont s’avérer de rusées renardes… On ne saurait s’empêcher de rapprocher ces deux personnages d’Ariane Mnouchkine et d’Hélène Cixous elles-mêmes, qui en matière de coups-bas et de vilénie médiatico-politique ont dû en voir de toutes les couleurs au cours de leur vie de théâtre et d’écriture.
Un tourbillon des affaires du monde
Dès le premier acte, en narratrice dont on suit les pensées par bribes, on retrouve Cornélia, l’auteure qui nous plongeait dans les affres de la création théâtrale d’Une chambre en Inde. Double d’Ariane, elle a ici quelque peu perdu le fil. Malade et alitée, elle alterne les moments d’abattement et de courage. Crise pandémique révélatrice des êtres, bobards créant du flou sur le Net, écrasement de la démocratie à Hong-Kong, etc. – les problèmes du temps se succèdent, convoquent les figures des croquemitaines de l’heure : Trump, Xi Jin Ping, Erdogan, Bolsonaro, Poutine, et même… Boris Johnson.
La trentaine de comédiens déboule sur le plateau à intervalles réguliers pour changer un décor se résumant à une scène cent fois reconstruite au cours de l’histoire. Très pratique, des rectangles de plancher sur roulettes sont assemblés au cordeau dans un ballet parfaitement réglé. Outre la scène sur la scène, des dispositifs scéniques surprenants et merveilleux – comme un hélicoptère à la Tintin – apparaissent et disparaissent. Des avatars des « machines de l’île », justement. Clins d’œil aux amis de Nantes ? L’enchantement du spectacle vient autant des danses que de la musique, des oriflammes de tissus indigo que des dialogues drolatiques, des accents contrefaits que des langues étranges qui nous font ressentir les personnages tels que, en fonction de leurs rôles respectifs, nos proches amis ou les pénibles fâcheux bien de chez nous. Même au Japon, nous sommes à la maison.
L’Internationale des théâtres en pleine bagarre
Alors qu’encore sous le charme, nous nous rendons sagement vers la sortie, un concert de tambours japonais éclate au-dessus de nous, sur les coursives surplombant la grande salle. Les centaines de spectateurs se figent, l’air vibre. Le ravissement est palpable.
Comment ne pas considérer comme une internationale des théâtres en lutte l’annonce faite au début du spectacle que la recette du jour ira à une compagnie théâtrale ukrainienne, encore en vie, qui héberge les réfugiés intérieurs fuyant les soldats de Poutine ? À ce dernier les blindés du Kremlin, à Mnouchkine sa troupe de la Cartoucherie. Le combat fait rage, les comédiens font mouche. Ils ont encore des cartouches.
* Les salauds se portent bien ou encore Les salauds dorment en paix – Film d’Akira Kurosawa de 1960 racontant une sombre histoire de promoteurs véreux sur fond de corruption politique généralisée dans le Japon du miracle économique.
Théâtre du Soleil – Cartoucherie, route du champs de manœuvre 75012 Paris – 01 43 74 24 08 – Jusqu’au 1er mai 2022, du mercredi au vendredi à 19h30, samedi à 15h, dimanche à 13h30. Durée 2h45 avec entracte.