Le monde souffre, c’est une évidence, mais… le cœur a des évidences que « la » science ne saurait prendre au sérieux. Trop flou, trop confus tout cela. Cette vieille grande Dame marche au son du quantifiable, du reproductible. Notre affirmation est bonne tout au plus pour les enfants et les poètes, mais n’a aucun sens pour la pensée scientiste-nihiliste encline à prendre les idées et les sentiments plus profonds et étranges pour des neurotransmetteurs déréglés. Épiphénomènes ! Oui Madame. La verra t on un jour s’ouvrir et sortir des circuits fermés de la sérotonine, mélatonine, dopamine… et repenser sa formule ô combien réductrice et simpliste psyché = cerveau? Je crains que ce ne soit pas encore demain la veille.
Le monde souffre parce qu’il a une âme
Du point de vue scientiste-nihiliste le concept même de « monde » est trop imprécis et obscur pour que l’on s’y attarde sérieusement. Le « monde » n’est qu’un flatus vocis, il n’existe pas, donc il ne peut pas souffrir. Pourtant, aujourd’hui, avec un retard certes coupable, des millions de personnes se mobilisent et manifestent selon des modalités variées pour sauver la planète vis-à-vis de laquelle ils commencent à se percevoir comme parties intégrantes. S’il est aujourd’hui encore légitime de parler d’une souffrance du monde, c’est parce que celui-ci a une âme dont la souffrance extrême se laisse enfin appréhender malgré l’absence (momentanée ?!) de neurones de l’Apocalypse. Sous nos infrastructures mentales d’homme moderne, sous nos habits d’êtres rationnels et « civilisés » nous pouvons encore entendre les cris de douleur de cette âme du monde agonisante se confondant avec notre mal être personnel. Ces cris d’alarme, il faut bien que nous les interprétions : réchauffement climatique, empoisonnement des milieux marins et terrestres, pollution de l’air, disparition drastique de la biodiversité et je ne m’aventure pas dans les détails pour prévenir la psychosomatisation du lecteur. Il suffit de feuilleter n’importe quel journal pour trouver des pages entières consacrées à toutes sortes d’écocides et d’atrocités commises, parfois avec un certain sadisme ou une froideur typique de la psychopathie, à l’endroit de la Nature. Les Anciens, eux, n’avaient pas de peine à la reconnaître, cette anima mundi. Ils n’y voyaient rien de moins que la « force bienveillante qui maintient l’harmonie de l’univers »1. Ils lui parlaient, l’invoquaient et lui adressaient même des prières et des louanges. Pour les néoplatoniciens, notamment chez Plotin, elle devenait le pont à parcourir permettant de rallier l’Intellect au monde sensible2. Cette noble thèse appartient à la culture de son époque. L’intellect commençait à s’imposer comme la voie unique menant au divin. Ce n’est en ce sens que le reflet sur le plan philosophique de cette même « perception obscure » dont nous parlions précédemment et que les peuples premiers, quant à eux, connaissaient et géraient parfaitement depuis des millénaires.
Question de perception
Dans l’ontologie animiste, en effet, tout a une âme : les personnes comme les entités non humaines (animaux, végétaux, minéraux, éléments, fleuves, forêts, mais aussi cités, constructions, chants…). Comme je l’ai maintes fois souligné3, la psychologie des peuples premiers est centrée non pas sur l’intellect, sur ce que C. G. Jung nomme la fonction pensée, mais sur le registre de la perception, lequel n’est d’ailleurs assimilable que partiellement à la sphère des sens. Comme toute sensation en provenance du monde extérieur trouve un organe de sens couplé à une fonction psychique qui lui est préposée, la perception de l’âme aussi est reliée à une fonction spécifique que j’ai proposé de nommer « perception animiste » en ce qu’elle est, par tradition, particulièrement différenciée chez les peuplades animistes. Cette fonction est donc orientée vers la perception de l’âme des choses, superposable à l’impression globale que chaque chose tend à produire en nous au niveau psychique, conscient mais aussi et surtout inconscient. Ces impressions, ces gestalt, tout comme les « esprits » dont parlent les membres tribaux, finissent par nous visiter et parfois nous habiter et par produire toutes sortes d’effets qui peuvent, avec le temps, s’avérer aussi bien négatifs que positifs. Normalement, les modernes ne tiennent aucun compte de ces dynamiques dépassant la raison, mais c’est un tort car moins nous en sommes conscients, plus leurs répercutions sont négatives, notamment au niveau du corps dans la mesure où celui-ci fonctionne un peu comme une antenne couplée à un accumulateur de tension. On comprend dès lors que cette atroce agonie du monde, de la Nature notre Mère, puisse littéralement empoisonner nos âmes, syndrome d’Asperger ou pas, car les deux sont indissociables. Psyché et Nature ne forment qu’Un.
En guise de conclusion j’offre une petite pilule empoisonnée dans l’espoir que quelques lecteurs puissent la transformer en antidote. N’étant pas matérielle, elle n’a pas de date d’expiration ni de contre-indication.
Boulon rouillé
Journal de bord, dimanche 23 mai 1993, après-midi. Walkabout. Un soleil torride balayait la route blanche de San Giovanni le long de laquelle nous nous promenions sans but apparent, en parlant de télé-immondice, d’émissions trash… la décharge que nous venions de laisser derrière nous en était pleine : des téléviseurs, des réfrigérateurs et autres fiertés de la technologie domestique empilés à ciel ouvert, étranges totems au beau milieu des prés fleuris et du pollen qui emplissait nos narines et alimentait nos allergies. La faim dans le monde, le profond et dangereux conflit qui s’est créé entre les malades de consumérisme, froids et normopathes, et un tiers monde exalté par des tyrans touts puissants et leurs courses à l’armement. Le soleil. Une des toutes premières journées de chaleur de l’année. L’air, lourd et humide. L’Occident qui joue… avec le feu. Deux âmes momentanément perdues, décousues du reste du monde. Le bourdonnement des insectes. L’Afrique. Et toujours le soleil, sans relâche, sans pitié. Le visage rouge du lendemain. Quelle gueule de bois ! Je me souviens uniquement de ce boulon, rouge de rouille, resté orphelin sur la route à côté de la décharge, juste après le virage. Je l’avais noté et même indiqué à ma muse accompagnatrice comme quelque chose de fort significatif. Je comprends maintenant qu’il me faut aller le chercher. Sa place est dans la vitrine de mon cabinet car c’est un symbole de l’état d’âme dans lequel nous nous trouvions, une image de la Pierre foulée aux pieds par les bêtes de sommes et les troupeaux, et qui souffre au cœur vert du monde.
1. F. Lenoir, L’âme du monde, NIL 2012.
2. M. Cazenave et M. Taleb, Éloge de l’âme du monde, Entrelacs 2015.
3. Voir notamment mon Jung animiste? Psyché et Nature, Entrelacs, 2016.