Les Immémoriaux, c’est l’histoire d’une trahison, celle des dieux par les hommes. C’est l’histoire d’une fin du monde, celui des païens du Pacifique.
Les dieux de la Polynésie ne font en effet pas le poids devant les pasteurs, « les hommes blêmes » qui évangélisent à tour de bras dès que descendus des navires venus d’Occident en ce 18ème siècle finissant conté dans Les Immémoriaux. Le culte du jouir, et pas celui du seul plaisir, est alors balayé des îles paradisiaques et les Maoris se découvrent nus, ressentent la honte, se cachent pour aimer.
Dans les pas de Cook et de Bougainville, officier de marine en mission, Victor Segalen n’assiste pas en 1903 à l’anéantissement d’une culture multi-millénaire en quelques dizaines d’années. Celle-ci a déjà eu lieu quand il est chargé de convoyer les restes de la succession de Gauguin à Tahiti. Victor Segalen sera profondément marqué par ce qu’il découvre de la pensée humaniste et de l’œuvre lumineuse du peintre, de sa vision de la société du jouir Maori. Il en retiendra ce qu’il faut pour écrire Les Immémoriaux.
Segalen y réinvente la langue sacrée des Maoris, la langue qui permet de parler aux dieux, de se les rendre favorables, d’en être les intercesseurs. C’est le soir, c’est le soir des dieux ! Gardez-moi des périls nocturnes ; de maudire ou d’être maudit ; et des secrètes menées ; et des querelles pour la limite des terres ; et du guerrier furieux qui marche dans l’ombre avec les cheveux hérissés.
Et c’est l’alliance des peuples des îles avec la nature, sa douceur et sa violence, les fruits et les requins.
Alors arrivent les hommes au nouveau-parler, dans leurs grandes pirogues. Les guerriers, les prêtres, les Maîtres-du-jouir sont alors évangélisés. Ils deviennent autres. Au changement des êtres, afin que cela soit irrévocable, doit s’ajouter l’extermination des mots, et que les mots périssent en entraînant ceux qui les ont créés. Le vocable ancien est frappé d’interdit et devient donc mort à la foule.
Le panthéon des Maoris se déployait dans une société de l’oralité. Les épopées tribales, les Iliades des héros étaient innombrables, rapportées de toute éternité par les aèdes du Pacifique. Accompagnant la mort des dieux, le passage de l’oral à l’écrit fige les récits, et seul un petit nombre de versions sont gardées. De même en fixant à jamais dans les livres les généalogies, l’histoire et l’origine des tribus sont-elles paradoxalement plus fragiles, plus éphémères. Dès lors sur du papier, elles sont souvent détruites lors des guerres intra-communautaires de la Polynésie qui durent une bonne partie du 19ème siècle et facilitent la conquête coloniale. Plus de conteurs, plus de narrateurs, plus de cette multitude de versions qui permettait d’adapter l’épopée aux puissants du moment et de satisfaire tout le monde. Plus rien – ou au mieux rare et fixé pour toujours. Les missionnaires, les savants européens recueillent puis publient les récits en en modifiant la nature, en choisissant une version parmi des milliers, en privilégiant une généalogie, une histoire officielle. Le livre aussi fut un tueur de culture. Paradoxe…
Les Immémoriaux est un roman, ce n’est pas un récit anthropologique. La réalité historique n’est pas le propos de Segalen. Il ne rejette pas pour autant celle-ci : « Les naturalistes furent d’honorables ouvriers », écrit Segalen, mais la réalité ne l’intéresse pas tant que comme matière à la recréation romanesque, à l’établissement d’une harmonie. Bien que tout aussi poète, il n’est donc pas ce que souhaitera être le Michel Leiris de l’Afrique Fantôme, il n’est pas objectif.
« Plus c’est poétique, plus c’est vrai », comme le dit Novalis ; c’est pour cette raison que Les Immémoriaux initialement paru en 1907 a été réédité – et c’est l’édition sans doute la plus célèbre, le choix finalement le plus légitime – chez Terre Humaine en 1956. Terre Humaine, c’est la magnifique aventure éditoriale de Jean Malaurie, le Dernier Roi de Thulé, qui choisira de republier le Segalen des Immémoriaux juste après le Claude Lévi-Strauss de Tristes Tropiques.
Représentation du monde disparu, recherche de la mémoire perdue, récit de reconstitution, Les Immémoriaux est tout cela. C’est parce que Segalen n’est pas un témoin qu’il nous livre un témoignage bouleversant. C’est parce qu’il n’est pas un témoin qu’il n’oublie rien du drame. C’est parce qu’il aime qu’il comprend tout et nous donne ainsi à lire un des plus grands livres jamais écrit sur la fin du monde.
Eric Desordre
Premier contact des Européens à Tahiti: 1767. Première mission évangélique : 1797. Connaissance suffisante du tahitien pour prêcher dans la langue : 1802. Destruction des idoles : 1808. Baptêmes en masse à Tahiti: 1819. Début de la guerre : 1844. Annexion de Tahiti : 1880.