Paru en 1952, Limbo est aux États-Unis considéré à l’égal de 1984 d’Orwell et du Meilleur des Mondes d’Huxley – excusez du peu pour un roman encore aujourd’hui assez largement ignoré. Comment parler d’un livre dont l’histoire a été si compliquée, jusqu’à expliquer sa relative obscurité ? Ajoutant à la confusion, l’auteur lui-même n’apparaît d’ailleurs pas comme particulièrement prédestiné à écrire un tel opus.
Après des études de psychologie terminées en 1935 à l’université de Yale, l’auteur Bernard Wolfe commence par être secrétaire et garde du corps de Trotski à Mexico, précédant donc dans ce rôle le fameux Ramon Mercader qui, lui, trucidera le fondateur de l’Armée Rouge. A la suite de cet épisode de jeunesse, Wolfe apprend son métier de rédacteur en écrivant des histoires porno pour un magnat américain du pétrole. Disparaissant en 1985 à l’issue d’une carrière bien remplie de nouvelliste et de scénariste de télévision, Wolfe n’aura écrit qu’un seul roman de science-fiction et il apparaît que celui-ci fait partie des œuvres les plus marquantes du genre. Le fameux J.G. Ballard, auteur majeur de Crash et de La Forêt de cristal, témoigne de la considération dans laquelle il tient Bernard Wolfe qui exerça une forte influence sur sa vocation. Il dit à propos de Limbo: « Je fus fasciné par la puissance du thème central ainsi que par l’intelligence et la lucidité avec lesquelles il était exploité ».
Limbo est une dystopie. Kézako ?
Suivons la démonstration impeccable de Gérard Klein, notre guide pour tout ce qui relève de la science-fiction en général et de ce livre en particulier. Il en fut le premier éditeur en français ainsi que le préfacier :
« Une utopie dit le merveilleux qui serait si on l’applique », par conséquent « parfait fonctionnement d’une société idéale ».
« Une anti-utopie décrit l’abomination à laquelle conduirait la réalisation effective d’une utopie ». (Amenant par là-même à faire comprendre que toute utopie est en elle-même une anti-utopie, donc à fuir comme la peste…)
Enfin : « Une dystopie illustre un dysfonctionnement d’une société réelle, décrit l’effroyable qui sera si on ne fait rien ».
Si vous avez suivi, tout est clair. Dystopie, Limbo est une projection cauchemardesque de ce qu’était déjà le monde dans les années cinquante quand, dans tous les esprits, la Guerre Froide ne pouvait manquer à brève échéance de devenir chaude.
Le livre commence au large de l’Afrique, sur l’île du Tapioca, ainsi nommée car elle abrite une peuplade qui pratique depuis cinq cents ans la lobotomie aux fins d’éradiquer la violence. Bilan, l’agressivité y est modérée et la libido faiblarde. Les esprits, les actions et les rêves des habitants sont mesurés à l’échelle de la consistance du tapioca. On y fait connaissance avec le Dr Martine, dont on comprend vite qu’il a abordé l’île à la suite d’une guerre nucléaire généralisée dont il s’est autrefois sauvé in extremis. Le Dr Martine se trouve être neurochirurgien lobotomiste. Un mieux certain pour cette société qui a ainsi adopté d’enthousiasme les méthodes modernes d’injection de strychnine. Elles remplacent avantageusement la vivisection au burin des circonvolutions cérébrales comparées à une ruche anarchique.
Sur cette manière d’Île du Docteur Moreau débarque un jour une bande d’hurluberlus occidentaux portant en lieu et place de leurs membres amputés des prothèses aux capacités bio-mécaniques sidérantes. Ne comprenant pas la raison de ces amputations, ni le comportement étrange de ces nouveaux venus qui lui titillent les neurones, le Dr Martine décide de partir incognito sous le nom du Dr Lazarus – of course – et de (re)découvrir le monde qu’il a quitté sans regrets vingt ans auparavant.
Après un voyage en bateau déjà surprenant, se dévoilent – sans aucune trace des anciennes civilisations, sans l’encombrement du passé, rêves d’un Le Corbusier démiurge – des villes multicolores poussées sur les ruines des cités jadis détruites par les bombardements nucléaires. On y a rejeté la guerre, banni la violence. On s’y passionne pour les Jeux Olympiques de la dianétique, du yoga, de la sémantique et de la maîtrise de l’anxiété. Le Dr Martine apprend incidemment que le jour précis de son départ pour un ailleurs rimbaldien et salvateur est devenu la date la plus importante pour cette nouvelle collectivité mondialisée dont il fait connaissance peu à peu, étonné et effrayé.
La société semble égalitaire, une pseudo-démocratie médiatique a remplacé les machinae rationatrix, les machines pensantes qui dirigeaient le monde d’avant et déclenchèrent la guerre exterminatrice. On y trouve cependant comme toujours des gagnants et des perdants, les marques de déférence dépendant du nombre de membres amputés, remplacés par des prothèses lumineuses et tourbillonnantes. Les citoyens ayant conservés bras et jambes d’origine se trouvent manifestement relégués en bas de l’échelle.
Ami lecteur, nous ne t’en dirons pas plus. La farce est glaçante et avec le Dr Martine, alias Dr Lazarus – bien sûr – tu iras de surprise en surprise.
Pas exempt de maladresses stylistiques qui ne sont pas dues à l’excellente nouvelle traduction, le roman est d’une richesse inouïe tant pour les concepts scientifiques et philosophiques abordés que pour ses inventions langagières déroutantes. Wolfe fait preuve d’une misogynie très « fifties » tout en émaillant les pensées du personnage principal de considérations sexuelles plus ou moins incongrues au milieu de références philosophiques exigeantes. On peut légitimement supposer qu’elles sont des réminiscences de l’auteur de pornos, sans toutefois que l’ouvrage relève des confessions érotiques.
On aura compris que malgré ces ombres, Limbo est un conte philosophique qui doit être lu, ne serait-ce que pour se rassurer, l’amputation, les cyberprothèses, les machinae rationatrix et la lobotomie n’ayant pas été généralisées. Nous avons trouvé mieux : les véhicules autonomes, le transhumanisme, l’intelligence artificielle et le Prozac.
Eric Desordre