
La crise sanitaire et l’augmentation des prix de l’énergie peuvent avoir des conséquences heureuses ! Au moment où le monde entier prend conscience des effets désastreux du recours illimité aux énergies fossiles en matière de mobilité, le vélo est en train d’acquérir le statut d’alternative crédible. Partout les ventes explosent, permettant d’impensables changements dans les modes de déplacement, notamment dans les zones urbaines, en même temps qu’elles activent un surprenant levier de développement économique par la réimplantation de la production en France. Au cours des deux dernières années, malgré de nombreuses ruptures dans la chaîne de production et d’approvisionnement liées au confinement, le marché hexagonal a progressé de plus de 40%, les ventes atteignant près de 3,5 milliards d’euros. De nombreuses innovations ont porté cette croissance, dont le vélo électrique qui représente 25 % des ventes, relayées par les efforts des collectivités, en termes d’aménagement des voies de circulation et d’aide à l’achat.
L’ouvrage propose un retour historique sur les évolutions techniques qui ont permis à un engin peu pratique de devenir un produit d’usage aisé, fiable, accessible, intégrant de plus en plus de technologies. Pour chacune des étapes de cette mutation, l’auteur évoque les acteurs – et les actrices – impliquées, pour leur contribution technique ou pour leurs capacités à littéralement parcourir le monde.
Entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle, le prix d’un vélo est divisé par 10. À l’aube de la 2ème Guerre mondiale, la France compte plus de 10 millions de « petites reines », les congés payés offrant aux employés et aux ouvriers un nouveau loisir jusqu’alors réservé aux passionnés et aux catégories aisées. Aux premiers jours de l’Exode, le prix des bicyclettes est multiplié par 20 ou 30, celles-ci s’avérant un recours efficace pour les démunis de voiture ou de charrette.
Cette « vélorution », de la « draisienne » au « gravel », s’est accompagnée d’une multiplication des pratiques : initialement moyen de déplacement d’un lieu à un autre, il est aujourd’hui le couteau suisse des multiples motifs de transport, qu’ils soient utilitaires, touristiques, sportifs. Ainsi l’usage du deux-roues s’est ouvert à une vaste partie de la population, désireuse d’échapper aux embouteillages, d’entretenir sa santé, de préserver l’environnement, de renforcer la convivialité ou de découvrir de nouveaux horizons…
À cette randonnée au fil de l’évolution de la pratique cycliste, l’auteur ajoute une escapade passionnante au cœur de contrées politiques et culturelles pénétrées par le vélo.
Il rappelle en détail le rôle déterminant joué par le deux-roues dans l’émancipation des femmes. Au 19ème siècle, le camp des hygiénistes favorables à l’activité physique pour tous, n’est pas épargné par les conservateurs soucieux de cantonner les femmes à leurs devoirs d’épouse et de mère et inquiets de les voir emprunter aux muscles et aux vêtements masculins. Les arguments volent bas qui évoquent « le désordre que cette machine provoque sur (leurs) organes génitaux », nourrissant un surprenant débat à propos du « supposé plaisir sexuel éprouvé par les femmes dans les frottements de selle » ! Il faudra attendre plusieurs décennies pour que ces archaïsmes soient déconstruits par les travaux des premiers neurologues et l’apparition sur le marché de modèles adaptés aux femmes.
L’auteur évoque également les nombreux adeptes que compte la petite reine dans les rangs des écrivains et penseurs. À l’image d’Émile Zola, « très humble amateur » qui tient beaucoup à ses « quinze à vingt petits kilomètres l’après-midi », – effectués parfois pour rejoindre sa maitresse – dont il revient « totalement rafraichi, le cerveau comme nettoyé, remis à neuf pour le lendemain ». Clémenceau, Alfred Jarry, Jules Renard, Jules Romains, Alphonse Allais, Courteline, Maurice Leblanc, H. G. Wells, Mark Twain, Léon Tolstoï, seront parmi les plus visibles de ces écrivains adeptes de la pédale. Emil Cioran, grand rouleur devant l’éternel, confiait que « l’époque la plus active de (s)a vie (…) était le temps où (il) partait en vélo pour des mois à travers la France. » De leur côté, sous l’Occupation, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre se livrent à de fréquentes randonnées clandestines destinées à établir des liaisons avec plusieurs intellectuels résistants, pratiques qu’ils poursuivront par plaisir après la Guerre. A la Libération, le nouvel attrait pour la vitesse exercé par l’automobile génère de plus en plus de morts parmi les cyclistes. Il faudra attendre la fin du 20ème siècle pour que le retour en grâce du deux-roues se produise et que ses capacités à « faire du bien » et à repousser les frontières de l’imaginaire se conjuguent aux aspirations écologistes et remonte en selle.
« Prendre la route », Alexandre Schiratti, Ed. Arkhé, Col. Homo Historicus, 08/22, 270 p., 19,90 €