Dès mon adolescence, après une enfance bourgeoise disloquée par le viol répété par un faux frère obsédé de désir pédophile, je me suis senti habité par l’étrange anarchiste Jésus-Christ et son souffle divin. J’ai appris, au fil des jours de mon grandissement, à réciter mes litanies libertaires de refus de la société capitaliste, de l’État compresseur et autoritaire, des juges injustes et des flics bornés, des banquiers obsédés de profits et des dictateurs avides de pouvoir absolu. J’ai lu, pêle-mêle, Bakounine, Proudhon et Louise Michel, Kropotkine et Armand Robin, Camus et Roda-Gil, j’ai voulu descendre dans la rue d’un Rêve à transformer le monde d’une barricade à l’autre, et il m’a fallu plusieurs décennies pour me dépouiller de mes illusions. Ô lendemains tristes comme un interminable hiver de défaites à l’heure de la reconnaissance forcée de l’inutilité de ses propres insoumissions…
Et maintenant, dans mon merveilleux pays de France, à l’heure des adieux et des mouchoirs trempés, des chômeurs en furie et des économistes véreux, des victimes innocentes des barbares terroristes et kamikazes, des confrontations de salon entre la droite gigot et la gauche caviar, la question qui se pose désormais ne peut rassurer le bourgeois, bobos ou non, et se résume ainsi : « faut-il réhabiliter l’anarchie en France ? ».
Une certitude s’impose : les électeurs naïfs élisent régulièrement au suffrage universel un Président de la République française et par le bulletin de vote il vont croire que le Père Noël existe en politique et oublié ce qu’un Albert Libertad en mai 1906 disait : « Tu es l’électeur, le votard, celui qui accepte ce qui est, celui qui, par le bulletin de vote, sanctionne toutes ses misères; celui qui en votant, consacre ses servitudes ». Il concluait aussi : « Tu es toi même ton bourreau. De quoi te plains-tu ? ».
Oui, je crois qu’il faut relire au plus vite les grands auteurs anarchistes de l’Histoire. Et pas seulement Élisée Reclus qui affirmait: «Voter, c’est abdiquer. Voter, c’est être dupe». Il faut se souvenir de la formule coupante de Pierre-Joseph Proudhon «la propriété, c’est le vol» et de la phrase de Sébastien Faure: « L’anarchisme est, par tempérament et par définition, réfractaire à tout embrigadement qui trace à l’esprit des limites et encercle la vie. Il n’y a, il ne peut y avoir ni credo, ni catéchisme libertaires ».
Sans croire au retour de la Commune de Paris, je me souviens de ce qu’un Bakounine affirmait justement à la suite de l’écroulement de ladite Commune, à savoir: «je n’hésite pas à dire que l’État c’est le mal, mais un mal historiquement nécessaire, aussi nécessaire dans le passé que le sera tôt ou tard son extinction complète, aussi nécessaire que l’ont été la bestialité primitive, et les divagations théologiques des hommes. L’État n’est point la société, il n’en est qu’une forme historique aussi brutale qu’abstraite. Il est né historiquement dans tous les pays du mariage de la violence, de la rapine, du pillage, en un mot de la guerre et de la conquête ( / ). Il y a dans la nature même de l’État quelque chose qui provoque à la révolte».
Un certain anarchisme non violent est peut-être à réinventer
À vingt ans, à peine davantage, avec un camarade de rébellion, j’ai fait la maquette d’un journal qui s’appelait «L’anarchiste chrétien» et rêvait d’une impossible synthèse entre l’émerveillement que j’avais pour le Jésus des quatre évangiles prônant l’amour et la paix pour tous, et le refus de la société bourgeoise, des tribunaux et de la police sous l’influence collective des hérauts de la pensée libertaire. Trop vite, le projet avorta et n’eut plus ni dieu, ni maître ! Aujourd’hui, il m’arrive encore d’écouter pour le plaisir de la nostalgie et grâce au miracle de mon smartphone Léo Ferré quand il chantait: « Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent ». Alors je retourne à l’impossible combat qui me permet de refuser la violence aveugle sous toutes ses formes et de quêter une société pacifique inaccessible comme un mirage de fraternité et de couteaux « pour trancher / Le pain de l’Amitié ». Joyeux et toujours debout, bien entendu.
En fait, il faudrait souhaiter à mon pays l’apparition d’une nouveau «critérium libertaire de la révolution», pour reprendre le titre d’un article de ce Charles-Auguste Bontemps (1893-1981) qu’une maîtresse d’Henry Miller me fit connaître et qui me marqua à jamais. Bontemps, en effet, avait la bonté dans les yeux et dans les mains. Il était un autodidacte de haute volée et un pacifiste absolu, inoubliable «individualiste social» refusant toute centralisation du mouvement anarchiste français, revenu de toutes les illusions, même de l’Internationale communiste, réfractaire à la guerre et lutteur têtu contre toutes formes d’antisémitisme et de racisme. Ecologiste avant la lettre, l’ombre de Charles-Auguste Bontemps hante encore les colonnes de REBELLE(S). Et c’est tant mieux. Le saluer ici revient à retrouver, pour moi, la source même de toute espérance revenue.