Défi relevé pour la compagnie Kobal’t : la pièce de Koltès Combat de nègre et de chiens, véritable tragédie à quatre personnages, trouve, dans la sobriété de la mise en scène et l’énergie des acteurs, une clarté nouvelle et une résonance bien sûr avec une décolonisation toujours coupable de son histoire.
Un thriller tragique oppressant
Le texte de Koltès, écrit en 1979, n’a rien perdu de sa densité et de son actualité. Créé à New York au théâtre de la MaMa, il est mis en scène en France par Patrice Chéreau en 1983. Une mise en scène de référence intimidante.
Une tragédie où l’Éros joue avec Thanatos. Quatre personnages : Horn, Leone, Cal et Albury. Une unité de temps : la nuit jusqu’à l’aube. Une unité d’action : les conséquences d’un meurtre et une vengeance. Une unité de lieu : le chantier BTP d’une grande entreprise française en passe d’être fermé derrière les palissades et les miradors. Ne restent plus que Horn, un chef de chantier au bord de la retraite et Cal, un technicien. Arrivent simultanément une jeune femme que Horn a fait venir de Paris pour l’épouser et Albury, un Noir mystérieusement entré dans le carré des Blancs pour réclamer le corps de son frère, mort la veille sur le chantier.
Il revient à plusieurs reprises pour le réclamer mais les deux Blancs sont incapables de le lui donner : Cal a tué le frère et a jeté son corps dans les égouts. Leone s’abandonne au mirage d’une africanité fantasmée, cherche un compromis de paix avec Albury qu’elle a commencé à draguer et peut-être à aimer. Échec de cette tentative et rejet d’Albury qui lui crache à la figure. Cal se fait tirer dessus par les sentinelles noires du chantier. La vengeance est accomplie.
Une mise en scène ingénieuse
Mathieu Boisliveau, le metteur en scène, n’a pas souhaité être influencé par la célèbre mise en scène de Chéreau et ne l’a donc pas visionnée. Il a imaginé une scène recouverte d’un sable jaune, comme celui de la terre africaine et un dispositif tri-frontal.
Les spectateurs sont eux aussi sur la scène et dessinent une sorte d’arène de gladiateurs. Le metteur en scène leur attribue trois rôles. D’abord les gardiens du chantier par ce qu’ils forment dans l’ombre les palissades. Mais ils représentent aussi une architecture générale oppressive, à l’image d’un système économique industriel dominant avec ses murs, sa machinerie et la subordination qu’elle entraîne sur les Noirs. Mais aussi sur les Blancs, prisonniers du lieu et vivant une forme d’incarcération sociale et mentale.
Enfin, le spectateur est essentiellement spectateur de théâtre. Koltès a toujours pris soin d’expliquer que si l’ambiance est coloniale, le néocolonialisme ou la question raciale n’est pas le sujet véritable de sa pièce. Elle sert d’enveloppe métaphorique à la violence exacerbée entre les êtres car ils n’arrivent pas à communiquer leur désir par le langage, ni par le corps. Nous sommes, nous spectateurs, cette humanité, témoin silencieux des combats que se livrent les quatre personnages et qui résonnent terriblement avec notre temps. Nous nous taisons devant les corps des migrants jetés en mer, devenue l’égout de l’Europe et nous transformons en meurtriers d’hommes en détresse.
Une solitude poétique éclairée par le jeu dynamique et à fleur de peau des comédiens
Ces quatre personnages sont terriblement seuls. Des personnages de l’échec. Ils ne se rejoignent pas, malgré les tentatives d’un Horn avec sa bouteille de whisky qu’il partage avec Cal et Albury, malgré l’attirance de Leone pour Albury et la sagesse de son discours. Ils ont abîmés par la vie, en manque désespéré d’amour, enfermés dans une solitude existentielle. Elle, une petite femme de chambre qui s’ennuie et s’envole vers l’Afrique pour un rêve de bonheur simple – une petite maison et un jardin – finit par se scarifier en adoptant les empreintes rituelles tribales d’Albury. Horn, un chef de chantier vieillissant, obéit aux conventions sociales en souhaitant épouser une femme pour ne plus être seul. Cal, technicien sous les ordres de Horn, n’aime que son chien qui a disparu au début de la pièce. Seul Albury, à la recherche du corps de son frère, sait faire parler l’amour et la solidarité d’un groupe. Ensevelir un corps est la première marque de l’humain qui amorce ainsi un rituel collectif solidaire. Mais Cal jette le corps du frère à l’égout et lui refuse une sépulture : c’est porter en soi la violence de l’exclusion, la violence animale d’une énergie qui le dévore. Les comédiens rendent compte de la profondeur du texte par leur jeu tendu.
Une fragilité amère et naïve pour Léone-Chloé Chevalier. L’énergie désespérée dont il remplit sa vie pour Cal-Thibault Perrenoud. La lassitude molle et cynique pour Horn-Pierre Stefan Montagnier. La vengeance calme de la révolte pour Albury-Denis Mpunga.
Une réflexion sur la culpabilité et la mort
La constance d’Albury réclamant le corps de son frère fait de lui une surface de projection des désirs et des contradictions des trois Blancs. Il rend perméable leur culpabilité blanche dans cette Afrique néocoloniale avec un désir de purification cathartique. Le whisky, anesthésiant de la douleur, coule à flot et chaque personnage en boit. Cal se jette lui-même dans l’égout où il a lancé le corps et se retrouve couvert d’immondices, ceux de la culpabilité. Les scarifications indélébiles de Leone la font porteuse de l’histoire des colonisés.
Mais l’Afrique forme un cadre propice à une généralisation métaphorique de la vie. On ne s’innocente pas si facilement de son propre passé, de son désir éreinté dans le quotidien d’une vie subie et que l’on traîne comme un fardeau qui vous colle à la peau. Le désir de vie s’asphyxie dans le silence, la solitude et la mort.
Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès. Mise en scène de Mathieu Boisliveau.
Du 8 novembre au 2 décembre 2022 au théâtre de la Bastille à Paris.