
Ayant eu la joie de participer aux travaux du C.N.L (Centre National du Livre) durant trois ans, particulièrement lors des rencontres de la «Commission spécialisée Poésie» décidant des subventions accordées pour tel ou tel
ouvrage, il est temps à mes yeux de rêver d’un C.N.L vraiment indépendant des couleurs politiques au pouvoir. Sans chercher la polémique facile, je dirais que mes souvenirs me laissent perplexe aujourd’hui encore. Le C.N.L, «établissement public du Ministère de la Culture et de la Communication» ayant pour mission de soutenir, grâce aux différents dispositifs et commissions, tous les acteurs de la chaîne du livre (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, organisateurs de manifestations littéraires) dépend de façon outrancière de la tendance idéologique du gouvernement en place, du nom du Président présidant à l’ÉLYSÉE.
Deux anecdotes vécues me permettent d’affirmer cette addiction. Malheureusement, elle n’est pas un «scoop». Un jour de commission, sous le quinquennat de François Hollande, j’ai osé dire à la quinzaine de collègues attablés pour séparer le bon grain de l’ivraie, que Jules Supervielle était un superbe poète. Et j’ai été aussitôt traité de réactionnaire par l’assemblée. Toutefois, je dois à la vérité de me rappeler que Philippe Beck, le philosophe qui présidait à cette époque aux discussions et ne partageait pas même mes goûts en littérature, est venu diplomatiquement à mon secours affirmant qu’aimer la poésie et la magie de Supervielle n’était pas nécessairement… céder à des «tentations» d’extrême droite. Un autre jour, sous la houlette politique inverse, j’ai souligné sans prudence que Louis Aragon resterait comme un immense poète du vingtième siècle. Cette fois, il me fut répondu que le temps du Parti Communiste était révolu et que la gauche transgressive que je représentais «ne passerait pas»!
Quel que soient les noms des prochains locataires de l’Élysée, je continue à espérer que les 200 «professionnels de la chaîne du livre figurant au sein d’une vingtaine de Commissions spécialisées» (selon l’expression consacrée), se voudront indépendants de toute pression partisane pour étudier les demandes de subventions, de prêts ou de bourses qui seront présentées.
En réalité, le ver est dans le fruit. Et la carte du Parti politique devient trop souvent, dans l’hexagone, une carte de crédit ouverte pour nous faire avaler tout et n’importe quoi. On entend par exemple, du côté des subventionnaires mondains que plus un jeune poète est obscur plus il trouvera un éditeur sans peine, sans faire souffrir son portefeuille. On oublie allégrement la phrase clef d’un Jacques Roubaud : «Des noms de poètes peuvent représenter la poésie, être des noms propres de la poésie. Ils peuvent faire fonction de noms de la poésie. Mais il est indispensable qu’ils soient plusieurs». Hélas, la situation présente de l’édition de poésie en France nous prouve qu’accepter le dynamisme de la « conjonction des opposés», comme dirait C. G. Jung, est une stratégie impossible dans le microcosme.
Qui osera aujourd’hui, en effet, lire et admirer encore, sans préjugé, aussi bien le révolutionnaire Federico Garcia Lorca que le très chrétien Charles Péguy, le libanais Salah Stétié que la québécoise Nicole Brossard? La sensibilité poétique, à nos yeux, n’a pas de frontière. La polyphonie est sa voie royale, sa respiration, sa rédemption.