Le nom d’Alexandre Douguine ne vous dit rien ? Vous n’êtes pas russe. Douguine est considéré comme l’une des influences majeures derrière le durcissement autocratique, nationaliste et totalitaire du régime poutinien. C’est un idéologue moscovite, orthodoxe de la branche dure, qui n’a eu de cesse ses dernières décennies de pousser un agenda extrémiste et un « patriotisme » exacerbé qui ne s’embarrasse pas de finesse : appel à tuer tous les Ukrainiens ou à éradiquer tous les dissidents à l’intérieur de la Russie (ce qui inclue non seulement les opposants à Poutine, mais aussi ceux qui soutiennent Poutine mais lui demandent d’être « plus libéral »), pour ne citer que deux exemples.
Alexandre Douguine est considéré par beaucoup comme l’un de ceux qui convainquit Vladimir Poutine d’envahir la Crimée en 2014, et aussi comme une influence importante dans l’invasion de l’Ukraine par les armées russes en 2022. Quel est l’étendue ou la réalité de cette influence, je n’en sais rien. Poutine est assez fou pour ne pas avoir besoin de Douguine. Mais Douguine est assez fou, et a suffisamment de supporters en Russie et ailleurs pour qu’on ne puisse balayer d’un revers de main l’idée qu’il influence la pensée du numéro 1 du Kremlin.
Quoi qu’il en soit nous n’allons pas écrire un essai sur la pensée d’Alexandre Douguine, ni même nous attarder sur ses activités des dernières décennies. Concentrons-nous sur quelques écrits publiés en 2022.
Dès le 10 février, deux semaines avant le début de l’ « opération militaire spéciale » déclenchée par Poutine, Douguine publiait un article intitulé « Pourquoi la Russie a-t-elle besoin d’une bataille en Ukraine ? Les fondements cachés ». Dans cet article il explique les raisons pour lesquelles il est nécessaire pour la Russie de conquérir l’Ukraine, afin d’éviter l’avènement définitif d’un monde « unipolaire » :
Si maintenant la Russie est capable de reprendre l’Ukraine du camp atlantique, alors notre position en tant que pôle sera fixée de manière irréversible et le monde deviendra véritablement multipolaire. La Chine est un autre pôle prêt à servir, et puis d’autres apparaîtront. Si nous cédons maintenant et succombons à la pression des atlantistes, nous ne perdrons pas seulement l’Ukraine, nous perdrons le statut de pôle.
Le 4 mars, quelques jours après le début de l’invasion russe, Douguine se réjouit et rappelle sa prophétie d’une « Union slave » regroupant l’ensemble des pays de l’ex-Union Soviétique en un seul monde slavophile et contrepoint aux « ennemis de l’Ouest ». C’est pourquoi toute l’Ukraine doit être annexée :
Par conséquent, l’ampleur de notre opération de représailles et les risques sont tels qu’il n’y a pas – pas du tout ! – de perspective de laisser quoi que ce soit à qui que ce soit. En général, le territoire de l’Ukraine est sacré et indivisible. Tout devrait être à l’intérieur de l’Union slave orientale, tout comme la Russie et la Biélorussie devraient être au même endroit. A l’intérieur, pas à côté. Et la Crimée sera non seulement la nôtre, mais un bien commun, c’est-à-dire à nouveau la vôtre. Parce que le concept de « notre » et de « le vôtre » cessera d’exister. C’est ce que cela signifie d’être frères et sœurs – de demeurer dans un seul monde de vie commune.
Le 8 mars, il explique que « l’opération spéciale Z » n’est pas seulement la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine, pas seulement le sauvetage du peuple russe du Donbass et l’affirmation de la souveraineté de l’État russe. Il s’agit d’un cycle fondamentalement nouveau de l’histoire russe, la ramenant de décennies de stagnation au chemin de son destin originel :
Dans la Russie en tant qu’Idée, dans la Russie Éternelle, après la fin du communisme, la transformation spirituelle et le dépassement du paradigme matérialiste étaient à l’ordre du jour à la fin du XXe siècle. Nous étions destinés à retourner au plus haut niveau de l’histoire sacrée. (…) Notre pays a été créé pour la Dernière Bataille, et toutes nos guerres et victoires historiques n’en sont que les préludes. (…) Après avoir parcouru le chemin difficile de la restauration, d’abord spirituelle, puis matérielle, nous entrerions dans une nouvelle ronde de confrontation avec l’Occident, avec la « civilisation de l’Antéchrist », qui pendant ce temps deviendrait de plus en plus ouvertement satanique… Notre destin était écrit en lettres d’or dans le ciel, et il a été lu par les tsars, les saints, les anciens, les ascètes, les guerriers, les philosophes, les poètes et les artistes russes des premiers siècles de la Sainte Russie. Nous devions faire exactement cela, et ce serait la réalité se déplaçant dans le sens des aiguilles d’une montre. (…) Par conséquent, Poutine a émergé des profondeurs de sa propre Anti-Russie. C’était nécessaire du point de vue de la logique de l’aspect spirituel de l’histoire russe, mais impossible du point de vue des processus causaux matériels – les agents occidentaux, l’oligarchie et les opportunistes dégénérés qui constituaient l’élite des années 90 (ils sont cependant encore presque tous en place), en faisaient une puissance complètement contrôlée. Et pourtant Poutine est venu parce qu’il devait venir. (…) L’opération Z est la sortie vers le moment final de l’histoire. Poutine a conduit le pays de de « comment c’était » à « comment ça devrait être ». Suivant la souveraineté comme le fil d’Ariane, Poutine est de plus en plus profondément entré dans une confrontation meurtrière avec l’Occident. Lorsque la Russie elle-même était du côté du diable, personne ne l’avait remarqué. Lorsqu’elle a commencé à sortir de son influence, la gravité de la situation a commencé à être pleinement réalisée. (…) Il faut sortir une fois pour toutes de la boue de l’histoire. Ce qui se passe maintenant est exactement ce qui aurait dû se passer – la dernière bataille de la lumière et des ténèbres, nous et eux, l’Eurasie et l’Atlantique. Elle a commencé. Avec l’achèvement de l’opération militaire spéciale, cela ne se terminera pas, au contraire, tout ne commencera vraiment qu’alors.
Ainsi, on entrevoit la mystique à l’œuvre derrière l’opération spéciale, une mystique proche de celle des pontes orthodoxes comme le patriarche Kirill, mais encore plus ancrée dans une vision apocalyptique de la guerre du « bien » contre « le mal », après que l’occident perdu dans son satanisme décadent a perdu le pouvoir de différencier ces deux notions.
Le 12 mars, Douguine révèle une importante clé pour interpréter ce qu’est la « dénazification » de l’Ukraine et ses conséquences. Si vous aviez pensé, peut-être naïvement, qu’il s’agissait pour Poutine de débarrasser le bataillon Azov de ses membres affichant un penchant plus qu’évident avec le nazisme, vous vous fourvoyez. Parce que le nazisme, pour ces gens, c’est l’idée même que l’Ukraine serait une « nation » séparée de la grande Russie :
La Russie, dans le cadre de cette opération, prône le démantèlement complet du modèle de l’État national et de la nation qui s’est développé pendant 30 ans dans l’Ukraine post-soviétique moderne. Annonçant le début de l’opération, V. Poutine a évoqué l’histoire de l’émergence de l’Ukraine dans ses frontières actuelles, le rôle de l’Empire russe et les actions des bolcheviks. L’un des deux principaux objectifs de l’opération spéciale est la « dénazification » (l’autre est la démilitarisation). Cela signifie que la Russie ne s’arrêtera pas tant qu’elle n’aura pas aboli le modèle de la nation et de l’État-nation que les nationalistes ukrainiens ont construit avec le soutien de l’Occident. Il serait logique de supposer qu’après l’achèvement de l’opération, la situation reviendra à l’état dans lequel se trouvait le système ethno-sociologique de l’Ukraine avant le début de son statut d’État. Cela signifie que le vecteur de base sera un nouveau cycle d’intégration des Grands Russes et des Petits Russes en un seul peuple.
Le 17 avril, Douguine rassure le peuple russe :
Et au-dessus du peuple russe siège notre Seigneur Jésus-Christ, du moins tant que nous sommes son peuple, le peuple du Christ. Nous sommes le peuple élu de Dieu – et c’est notre destin. Nous sommes le trône de Dieu. Et donc cette opération militaire spéciale se terminera par notre victoire écrasante.
Une conclusion évidente, non ?
Mais le 20 avril, Douguine appelle à un véritable changement interne en Russie, pour lutter contre les ennemis de l’intérieur. Ceux-ci sont composés de ce qu’il appelle la cinquième colonne, c’est-à-dire tous les opposants à Vladimir Poutine qui doivent être éradiqués sans merci, mais aussi de la sixième colonne, un terme qu’il a inventé pour ceux qui soutiennent Poutine mais le souhaiterait « plus libéral ». Cette sixième colonne est représentée par Anatoly Chubais, membre influent du gouvernement des années Eltsine, et envoyé spécial pour la Russie jusqu’en 2022, lorsqu’il démissionna et quitta la Russie à cause de son opposition à la guerre en Ukraine. Ici, Douguine annonce la nécessité de s’occuper de l’intérieur plus efficacement que ça n’a été fait jusqu’à maintenant :
La victoire sur l’ennemi nécessite un changement au sein du pays, une transition vers un patriotisme à part entière (et non vers une simulation sans enthousiasme, comme c’est le cas actuellement). (…) C’est l’opération militaire spéciale de notre peuple sacré, notre guerre avec l’Occident, avec l’OTAN et avec le nouvel ordre mondial, avec l’ordre mondial libéral-nazi. Par conséquent, chacun doit contribuer à la Victoire. Cela signifie que chacun doit contribuer au réveil russe. Le signe de cette nouvelle page de l’histoire dramatique – qu’elle soit solaire ou lunaire – dépend de nous. Et nous voulons qu’elle devienne solaire, c’est-à-dire victorieuse, c’est-à-dire russe. Et tout doit être fait pour cela – au front et à l’arrière.
De toutes façons, pour Douguine, le peuple russe ne demande que ça. Notre mot de la fin sera le sien, publié le 17 mai :
Les gens attendent le « nouveau Staline » – le grand chef d’une grande puissance. La société est à l’écoute de la Grandeur et de la Justice. L’opération spéciale n’a fait qu’exacerber ces attentes jusqu’à la limite. Et la victoire elle-même dépend de leur réalisation. (…) Nous devons établir une toute nouvelle Russie – nouvelle et éternelle, vraie, profonde. L’Ukraine peut en devenir une partie intégrante et organique. Et les Ukrainiens doivent comprendre que nous les invitons à créer cette nouvelle grande puissance. Ainsi que les Biélorusses, les Kazakhs et les Arméniens, mais aussi les Azerbaïdjanais et les Géorgiens, et tous ceux qui non seulement étaient et sont avec nous, mais aussi qui le seront.
Pour ceux qui voudraient consulter les articles de Douguine qui dont sont cités les extraits dans cet article, c’est ici : https://spb.tsargrad.tv/heroes/40