Il est difficile de tracer le chemin qui a mené à la naissance du Blues. Son utilisation de gammes pentatoniques (à cinq notes) a clairement une origine africaine. Le rebond particulier de son rythme, appelé plus tard shuffle, se retrouve d’une certaine manière dans les percussions d’Afrique de l’Ouest, d’où viennent la majorité des esclaves. Toutefois, on ne trouvera pas d’équivalent du Blues en Afrique. La raison en est bien simple : les noirs importés dans le sud des États Unis ont été acculturés, leur culture d’origine a disparu sous l’oppression. Les planteurs se sont très tôt aperçus qu’ils pouvaient communiquer entre eux avec leurs tambours et fomenter des révoltes sur une large échelle (la tradition africaine du “tambour qui parle”) et ont donc interdit les percussions. Depuis la Controverse de Valladolid en 1551, il a été statué que, contrairement aux indiens, les noirs étaient proches du règne animal et n’avaient donc pas d’âme à sauver. Ils ont donc été interdits de religion. Jusqu’à ce que beaucoup plus tard les planteurs en arrivent à penser qu’un noir converti au Christianisme est un meilleur travailleur et un serviteur plus fidèle. Mais c’est beaucoup plus tard et le mal était déjà fait : les Africains avaient perdu depuis longtemps leur culture d’origine qui se transmettait beaucoup en Afrique par la religion et la musique. Finalement, entre le début de la traite des noirs et sa fin au 19ème siècle, la seule expression musicale typique des esclaves était les chants de travail où un chanteur déclamait un vers qui était répété par les autres travailleurs alentours. A bien y regarder, on peut y voir la source de la versification particulière des chansons de Blues : AAB. Un vers est chanté (A), il est répété (A), ce qui provoque une tension, tension résolue par B, un autre vers qui apporte une sorte de conclusion. Là aussi, on peut trouver une origine africaine à la chose mais également dans les chansons traditionnelles européennes que les blancs avaient amené avec eux. En Blues, le système question/réponse est fondamental, que ce soit entre un vers et un autre ou entre le chant et la guitare solo. Comme des esclaves qui chantent travaillent mieux, les planteurs n’y ont rien trouvé à redire. Les premiers musiciens noirs, privés de leurs instruments habituels, en ont fabriqué de nouveaux, à partir de planches de bois et de cordes tendues dessus. Dans le meilleur des cas, ils récupéraient une guitare, une mandoline ou un banjo. Bien sûr, ils ne savaient pas les accorder et leur apprentissage se faisait de manière empirique. De fil en aiguille, on en est arrivé au Blues, au début du XXème siècle. Les paroles de ces chansons de Blues ne constituent ni une révolte contre la ségrégation ni une lamentation sur soi-même, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Elles révèlent plutôt une affirmation de l’identité : le chanteur se reconnaît et se retrouve tel qu’il est lui-même vraiment, ce qui est en soi un antidote aux malheurs qui l’accablent. Découvrir qui l’on est vraiment, comprendre ce qu’on ressent au plus profond de soi-même et le présenter à un auditoire fait grandir un être, le rend plus fort. L’effet sur l’auditoire est similaire. Aristote et Platon nommaient ce processus la catharsis, la purification de l’âme par le spectacle des passions humaines.
« Fais plutôt de l’harmonica ! »
A partir du moment où les bluesmen se sont tous mis à la guitare, ils apprenaient les uns des autres, par mimétisme, en s’observant mutuellement. Certains étaient de véritables “stars” dans leur région et leur nom est passé à la postérité, d’autres n’ont été connus que d’une poignée de personnes. Des noirs, cela va sans dire. Aucun blanc ou noir “comme il faut” ne se serait abaissé, à l’époque, à écouter un bluesman.
Mais s’il y a bien un bluesman qui a influencé tous les autres et, directement ou indirectement, influencé tous les guitaristes de Rock des années 60 et 70, c’est bien Robert Johnson.
Né le 8 mai 1911 à Hazlehurst dans le Mississippi, rien ne le distingue des pauvres noirs qui l’entourent pendant ses jeunes années. Encore tout gamin, Robert n’est pas très attiré par le travail dans les champs, on peut même dire qu’il resquille à la moindre occasion. Il a tendu trois fils sur le mur de sa maison et a mis une bouteille sous les fils pour leur permettre de résonner. Il fait vibrer les fils en variant les notes avec une bouteille de verre. Il se prépare à jouer un jour de la guitare. Il finira bien par en jouer ainsi que de l’harmonica mais tout le monde en jouait dans les plantations.
En février 1929, il épouse Virginia Travis. Le couple est très heureux et attends un enfant pour l’été. Lors de l’accouchement, c’est le drame : mère et enfant n’y survivent pas. Terrassé par la douleur, Robert Johnson se détourne de Dieu, de la religion et du travail des champs. Il sera musicien, seul exutoire possible pour transcender l’anéantissement de tous ses rêves de bonheur avec Virginia. Il commence à jouer un peu partout. En 1931, à Robinsonville, il rencontre Son House, déjà très célèbre à l’époque et qui le ridiculise : “tu ne sais pas jouer de la guitare, tu fais fuir les gens. Joue plutôt de l’harmonica”.
Robert Johnson transformé
Dépité, humilié, Robert Johnson quitte Robinsonville. Il y reviendra deux ans plus tard et rendra tous les autres bluesmen muets et sidérés… Il joue comme personne n’a jamais joué et semble habité d’un charisme irrésistible. Sa façon de chanter électrise littéralement l’auditoire. Personne ne reconnaît l’adolescent gauche et complexé qu’ils ont connu. Même les paroles de ses chansons sont très personnelles et empruntes d’une grande poésie, simple et touchante.
La technique de Robert Johnson est éblouissante et novatrice. De petites mains et de très longs doigts, dont il maîtrise les déplacements à la perfection, lui permettent, à la main gauche de produire des accords difficiles et à la main droite de jouer en alternance des notes répétitives et percutantes sur les basses tout en ajoutant des ponctuations complexes, des solos sur les cordes aiguës. En fait, il joue de la guitare avec les mêmes possibilités qu’un piano. Son House avoue se sentir complètement dépassé par celui dont il se moquait deux ans auparavant.
On sait que pendant ces deux ans, Robert Johnson a vécu un temps dans la famille de Ike Zimmerman, un bluesman de Beauregard, qui lui a donné des cours de guitare. Ils ont ensuite joué ensemble quelques temps. La famille de ce bluesman a déclaré plus tard qu’il avait tout appris à Robert mais comme Ike Zimmerman n’a jamais rien enregistré, on ne saura jamais le fin mot de l’histoire. Il n’en demeure pas moins que, d’après les témoignages recueillis à l’époque, Ike Zimmerman n’a jamais déclenché l’enthousiasme en public, enthousiasme que Robert Johnson provoquait à chaque fois. Il y a certes eu un professeur qui lui a apporté de bonnes bases et des idées, mais il semble que l’élève a largement dépassé le maître, porté par un talent et une vision qui n’appartiennent qu’à lui.
Le carrefour du Diable
Quand on lui demande comment il a fait et où il a trouvé tout ça, Robert Johnson répond invariablement : “je suis allé un soir à minuit à un carrefour. Un homme tout en noir est venu, a accordé ma guitare et m’a donné le don en échange de mon âme”.
Pour la population noire de la région, partagée entre le Christianisme et la superstition, cette déclaration fait l’effet d’une bombe et rares sont ceux qui ont douté de la véracité de l’affaire. Il faut dire qu’il existe encore un mythe vivace et typiquement africain parmi les noirs, celui de Papa Legba ou Maître Carrefour, clairement assimilé au Diable par le Christianisme. Que le musicien puisse parler de ce sujet brûlant avec un tel détachement en fait un être à part. Et n’oublions pas que le terme blues est une contraction de l’expression blue devils, idées noires. La légende de Robert Johnson est en marche.
Outre sa chanson Crossroads qui parle en termes voilés de ce pacte avec le Diable, d’autres chansons de Robert en évoquent les conséquences :
Quand tu as frappé à ma porte, tôt ce matin, j’ai dit “bonjour Satan, je crois qu’il est temps d’y aller”. Le Diable et moi marchions côte à côte – Me And The Devil Blues
Je dois continuer de bouger et chaque jour me fait peur, car il y a un chien de l’enfer sur ma trace – Hell Hound On My Trail
Entre 1936 et 1937, il a enregistré 29 titres qui passeront à la postérité. Il a également sillonné toute la région et joué sans discontinuer, devenant une célébrité dans plusieurs états.
Quand il voyait qu’un guitariste dans la salle essayait de comprendre son jeu de guitare, Robert Johnson se retournait de l’autre côté. Il était jaloux de ses secrets guitaristiques et les protégeait de l’imitation. Il y eu une seule exception : Robert Lockwood Junior, le jeune fils d’une femme avec laquelle Robert a vécu quelques temps. Il peut se vanter d’être le seul guitariste auquel Robert Johnson ait appris tout ce qu’il savait. Une fois, à Clarksdale, Robert Lockwood Junior et Robert Johnson jouaient chacun dans un « juke joint » différent (salles de spectacle improvisées dans des cabanes), des deux côtés de la Sunflow River. Les gens de Clarksdale traversaient et retraversaient le pont entre les deux juke joints et s’avéraient incapables de déterminer qui était le vrai Robert Johnson.
La mort du bluesman
Le 16 août 1938, après un concert à Greenwood, il se sent mal et tombe malade. Il mettra trois jours à mourir. Parmi les innombrables versions de sa mort, celle de l’harmoniciste Sonny Boy Williamson, qui était présent, ne manque pas d’intérêt. Robert Johnson attirait beaucoup les femmes qui ne pouvaient lui résister, ce qui rendait les maris jaloux. Ce soir-là, à Greenwood, Robert faisait du gringue à la femme du patron du bar. Celui-ci a tendu au musicien une bouteille de whisky déjà ouverte. Sonny Boy Williamson, plus âgé, plus expérimenté, lui aurait conseillé de ne jamais boire d’une bouteille déjà débouchée, elle contenait peut être du poison. Robert Johnson a bu.
Robert Johnson n’est plus mais sa légende ne fait que commencer et la survivance de celle-ci ne s’est jamais démentie, elle n’a fait que croître. Que restera-il dans quelques siècles de la musique populaire du XXème siècle ? Les érudits parleront évidemment des Beatles et des Stones, de Frank Sinatra et de quelques autres. Mais ils ne pourront passer sous silence l’importance des bluesmen, et spécialement du plus charismatique d’entre eux, Robert Johnson.
Crossroad Blues (alternate take) :
Le morceau montre la maîtrise de Robert Johnson à la slide guitare (où les notes sont produites par un goulot de bouteille au lieu des doigts de la main gauche) ainsi que son aptitude à jouer deux parties de guitare en même temps. Le chanteur se retrouve à un carrefour désert à la nuit tombée, attendant le Diable pour lui vendre son âme en échange du succès et du talent. Le voilà le Pacte avec le Diable, le Blues Faustien, Goethe devient un bluesman.
Derrière ce face à face métaphorique avec Satan, il y a une terreur bien concrète qu’exprime le narrateur. A cette époque et dans cette région, il était dangereux pour un noir d’être vu par des blancs après la tombée de la nuit dans un lieu désert, selon une expression familière du coin : “négro, ne laisse pas la nuit tomber sur toi par ici”. Le film d’Alan Parker, Mississippi Burning (1988), bien qu’il se déroule dans les années 60, c’est à dire une trentaine d’années plus tard, nous donne une bonne image de “l’ambiance”. On peut même penser que c’était bien pire dans les années 30.
Le lieu de cette “transaction” avec le Malin pourrait être le carrefour de la 61 et de la 49 à Clarksdale dans le Mississippi Delta.
Les paroles :
https://www.lacoccinelle.net/291636.html
Sweet Home Chicago :
L’accompagnement percutant et swinguant que Robert produit sur les cordes basses constitue la base de l’accompagnement qu’on trouvera plus tard partout dans le Blues et le Rock.
Que resterait il du Blues, du Rock ‘n’ Roll et même du Rock tout court si on en supprimait tous les morceaux basés sur cette technique ? Pas grand chose en vérité et pas ce qu’ils ont produit de meilleur.
Dans ces musiques, cette technique constitue la base et, cette base, Robert Johnson semble avoir été le premier à l’utiliser. Difficile de trouver quelqu’un qui a fait ça avant lui. Personnellement, j’ai échoué à trouver un précurseur. Le plus fort est qu’il ne présente pas la chose comme une innovation audacieuse mais comme une technique parfaitement éprouvée remontant à la nuit des temps.
Love In Vain Blues (Alternate Take) :
Certainement la plus belle chanson de Robert Johnson, qui a fait frémir d’émotion Eric Clapton, Keith Richards, Mick Jagger et, d’une manière générale, la plupart des gens qui l’ont écouté. Elle décrit avec une poésie simple et touchante la fin d’une relation dont les deux protagonistes savent d’avance qu’ils vont la regretter. Les procédés métaphoriques utilisés dans les paroles célèbrent, avec tristesse mais dignité, une félicité à jamais perdue.
Toute personne qui ait jamais accompagné sa petite amie à la gare en sachant qu’il n’allait jamais la revoir saura parfaitement de quoi parle Robert Johnson et en ressortira grandi, plus fort. Il se demandera même comment ce bluesman a pu comprendre avant lui ce qu’il ressentait au plus profond de son être.
On a retrouvé la Willie Mae dont parle la chanson. Son témoignage est poignant. Elle aimait profondément Robert qui le lui rendait bien. Mais elle ne sentait pas capable de le suivre dans ses pérégrinations. Par peur, par crainte de l’avenir, elle a préféré rompre. Elle pense toujours à Robert, au-delà de la mort. Et Robert lui a dédié sa plus belle chanson.
Les paroles :
https://www.lacoccinelle.net/282301.html
32-20 Blues :
Encore une innovation : le picking, technique où les basses ont un cheminement régulier et où quelques arpèges sont placés en surimpression.
They’re Red Hot :
Comme un air de Rock ‘n’ Roll dansant bien avant les années 50.
Come On In My Kitchen :
Dû aux grésillements d’usure sur les enregistrements d’époque, certaines éditions des morceaux de Robert Johnson sont parfois pénibles à écouter. La seule version qui vaille, en CD comme en achat sur iTunes, est la réédition de 2011 : Robert Johnson, The Centennial Collection dont tous les morceaux ici proposés sont issus.
Un excellent documentaire sur Robert Johnson :
Crossroads, le film de Walter Hill (1986), qui se déroule dans les années 80, raconte l’histoire d’un jeune adolescent qui part dans le Mississippi à la recherche de la vérité à propos du Pacte avec le Diable de Robert Johnson. Musique de Ry Cooder.