«Quand je vais toréer, je laisse mon corps à l’hôtel»
José Tomas, Le Monde, 17.09.2012
Au centre du cercle sablonneux que domine sa fragilité, il se tient dans une nudité radicale. Plus nu que nu. Sculpture vivante moulée dans la soie et enrênée de fils d’or, le torero avance à pas glissés, torse bombé et pieds frôlant le sol. Pareil au danseur, il se dresse à la verticale, tendu vers le ciel. Le rituel sacrificiel peut alors être célébré en convoquant les entrailles du temps.
Concentré, il s’est minutieusement préparé, tournant sur lui-même pour enrouler sa ceinture, après que son mentor ait cousu le pantalon, comme on poserait les scellées sur une pièce à conviction attestant qu’il était un homme avant de devenir demi-dieu. Non, il n’est pas héroïque au sens où il ne viserait qu’à éprouver son courage. Il s’est surtout acharné à imposer son nom sur le cartel par faim de gloire. Il avait connu la gêne. On l’avait méprisé. Il était couvert de boue quand d’autres se pavanaient dans d’interminables voitures américaines à la soif de porte-avions.
Offrande du corps
Pour oser sauter la barrière, il lui a fallu éprouver un inextinguible besoin de compensation, en mettant au pot l’unique bien en sa possession: son corps. Le matador fait don de son corps à la gloire et à l’argent, en frère de la pute. Il se montre, prend la pose et fait onduler son petit cul moulé pour provoquer les enthousiasmes. Ainsi est-il seul, non par héroïsme mais par besoin d’être vu mettant en jeu son corps dans un pas de deux avec la mort. Il n’y a guère que les aficionados pour croire en l’héroïsme du torero. Lui a peur, parfois il vomit ou se pisse dessus, quand il n’est pas pris de convulsions juste avant de partir à la feria. Mais, il endossera son rôle comme un habit pour mimer le courage. Au point, parfois, de s’en convaincre.
Face au corps maîtrisé du torero jaillit du torril la bête furieuse, indomptée, chaotique. Haute et lourde, elle renifle la merde, l’urine et le sang. Il va falloir jouer avec elle. Apprendre à connaître ses habitudes, ses mouvements de tête, les imperfections de sa vue, sa corne directrice, pareille à la jambe d’appui du sauteur. Comprendre sa façon de charger, longue et tendue comme un Domecq ou vite retournée comme le Miura. Tout ça pour se couler dans son mouvement avant de progressivement dominer l’impulsivité de l’animal et d’imposer la lenteur, le temple de l’homme maître de ses émotions.
J’aime cet idéal de maîtrise, les pieds joints, tournant dans un espace aussi étroit qu’un béret (ah! le style magistral d’un Belmonte!). Après que l’acte de piques ait réduit les mouvements incontrôlés de la bête, l’homme se concentre sur son pas de deux avec elle. N’existent plus qu’eux, liés dans leur valse, et la musique de ressac que fait la cape sur le sable tandis que les véroniques conduisent l’animal vers l’humilité du vrai combattant. Véronique, comme le tissu imprégné du sang du Christ tendu par la sainte et comme la promesse d’un supplice qui s’inscrira dans les mémoires. Pourtant, Dieu sait que le mouvement du capote, agité de rose et de bouton d’or, est allègre!
Danser et jouer
À l’égal de toute danse, celle-ci est un jeu. Un jeu d’apparence coopératif, surtout lorsque le taureau sort d’une naturelle, les pattes en avant. Mais, tout peut chavirer brusquement. Car, toujours à l’arrière plan se tient l’idée de la corne plantée dans la cuisse ou dans les entrailles. Là est tapi le vertige du risque auquel, comme tout joueur, il voue une addiction féroce depuis qu’il évitait d’être touché par le chat de son enfance – un chat perché qu’il réfugie parfois derrière la talenquère pour apaiser son cœur battant -. Plus tard, son jeu s’est raffiné. Il a appris à comprendre l’adversaire pour l’anticiper. Il taquine la mort avec l’élégance du Joueur de Dostoïevski, enivré par l’intensité de l’instant tendu au bord du trépas. Un jeu d’évitements et de leurres, face au danger, sachant alternativement provoquer, écarter l’animal ou s’effacer selon un dosage que lui seule maîtrise. Généralement pas plus de trois passes identiques du même côté, sinon le taureau s’habitue et devient vicieux.
Observez aussi qu’en tauromachie, la mort n’a rien à voir avec la putréfaction. On n’emprunte pas cette porte pour entrer dans la sarabande des squelettes, pourtant récurrente dans le monde hispanique. On vit la mort dans le présent de son passage, comme un lien avec l’au-delà du sacrifice. Une mort rabattue sur la vie. Festive.
J’ai expérimenté la corrida à la fin de mon adolescence, avant que le torero français soit établi comme produit de la mode taurine à la façon, chez nous, des actrices anglaises. Ce bref parcours de quelques saisons, s’accomplit en Andalousie. J’avais lu Sangre y arena (Arènes sanglantes) de Blasco Ibanez quand m’ont attiré vers l’arène, la littérature, la curiosité et l’amitié d’un novillero de Jerez. Au démarrage, je poussais à l’entraînement la roue surmontée de cornes, apprenant à devenir taureau. Puis, nous sommes allés, au petit matin, sauter les enclos pour se frotter aux bêtes dans la pleine nature. Rapidement, je fus pris sous l’aile d’un éleveur, lui-même rejoneador (torero à cheval), pour
expérimenter la novillada en Andalousie avant que l’heure soit venue de choisir les études et de souffrir longtemps d’un manque dévorant.
Scénographie du rituel
Vu du milieu de l’arène, l’espace incite au combat dans un vécu profondément différent de la scène théâtrale. La vue du matador est courte. Seul le taureau l’accapare. Le public, il l’entend lorsque les olé montent en vagues mais, surtout, il le ressent derrière lui. Il éprouve sa poussée, exactement au niveau des triceps. Plus fort encore lorsque, sur un geste du président, l’orchestre entonne un paso-doble. Porté par sa fonction d’émissaire, il se sent élu par le public pour conjurer tous les dangers dans l’après-midi ensoleillée. Intercesseur, chaman, medium, il porte la parole du peuple en direction des puissances supérieures. Sa bravoure n’est plus la sienne, elle est celle du monde assemblé là, qui communie intensément avec lui.
Lui, se coule dans ces enroulements qu’il conduit en s’engageant tellement dans le mouvement qu’il en oublie qu’il le fait, selon la lointaine recommandation de Tchouang-tseu. Dans son esprit demeure uniquement la vigilance aux changements de l’animal (car lui aussi apprend vite), et la prémonition de l’instant clé où il devra décider de la fin du taureau. Soit il se jettera sur lui, soit il l’attendra de pied ferme pour l’estoquer de son épée à la pointe courbée. Il doit la placer dans une minuscule croix symbolique, au carrefour des omoplates et de la colonne vertébrale, en laissant à sa main toute sa souplesse pour s’enfoncer entre les osselets irréguliers.
Bien sûr, il n’y aura jamais de végane dans le mundillo (le petit monde tauromachique). Ce n’est pas de cette sainteté que le corps-torero est pétri, mais d’une pratique venue du fond des âges qui fut cérémonie religieuse avant de se réduire à un jeu, comme on réduit un jus à l’essentiel. Si le sang de la bête purifie la cité, c’est le corps du matador mis en beauté, souple et dansant qui sert d’intercesseur. C’est lui qui, avançant un pied ou le retirant, entrant dans l’espace des cornes ou se tenant à sa frontière est le principal acteur de la geste. Le corps du torero ne lui appartient plus. Pareil à celui du prêtre, entouré de ses assesseurs, il célèbre un rituel aux codifications rigoureuses qui rendront au populaire sa fierté et sa joie. Un peuple monté de la campagne à la ville pour ce pèlerinage prévu de longue date, à la façon des agriculteurs réunis à Paris pour leur salon.
Puis, quand le taureau, vidé de son sang aura été dépecé, ses morceaux, gages de puissance, seront vendus à l’entrée des arènes et heureux celui qui en récupèrera les couilles.