Peut-être – sans doute – connaissez-vous l’improvisation de jazz. Vous est-il venu à l’esprit que la musique classique pouvait également s’y prêter ? Si non, vous êtes comme tout le monde, car cela n’existait tout simplement pas, du moins jusqu’à l’an de grâce 2022. Si oui, vous êtes un génie méconnu. Ibrahim Maalouf, le petit génie – connu – de la trompette de jazz vient tout simplement de l’inventer.
Jamais une « jam-session », une des appellations de l’improvisation en jazz – en d’autres termes « faire un bœuf » – n’aurait donc été tentée en domaine classique ? À son grand regret, Ibrahim Maalouf n’en avait pas eu l’écho lorsqu’il étudiait au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. De formation classique mais adepte du mélange des genres, créateur protéiforme mettant l’improvisation au centre de la création artistique, Ibrahim Maalouf était donc le compositeur à même d’entreprendre une telle fabrique.
Le Free Spirit Ensemble rassemble aujourd’hui des musiciens de très haut niveau, étudiants du Conservatoire ou déjà titulaires au sein d’orchestres prestigieux. Le 15 janvier de cette année était donné son premier concert au Musée d’Orsay, à l’occasion de la projection du film de Louis Feuillade Le Mort qui tue, opus de la célèbre série des Fantômas. Ça commençait fort. Le Free Spirit Ensemble, donc. « Nous souhaitons une carrière internationale à cet orchestre, aussi avons-nous choisi cette appellation », nous dit Ibrahim Maalouf. Le jazzman pointe sous l’habit du concertiste classique, assez logiquement influencé par la langue de Shakespeare, elle-même bourbon aspiré par les serpentins de l’alambic Mississipi, en percolation lente et bienheureuse.
Ce soir du 16 mars 2022, sur l’île Seguin, c’est au second concert de cet ensemble instrumental hors du commun que nous assistons à l’auditorium de la Seine Musicale, sphère chaleureuse toute de bois blond, à l’acoustique exceptionnelle. Les grands instruments sont déjà en place, les seize artistes entrent sur la scène. Tous sont habillés de noir. Chemises blanches, costumes ou robes noires, chaussures noires. Seule exception, Ibrahim porte des baskets bleu-blanc-rouge logotypées Nike. Démarrage ressemblant à l’échauffement, à la recherche de l’accord entre les instruments. Pas une cacophonie, mais pas encore une harmonie.
Saisissant anthropomorphisme du matériel. La concordance physique des musiciens avec leurs instruments est assez bluffante. Trois grands types barbus, massifs : un chevelu derrière sa contrebasse, un chauve à tuba, un percussionniste à grosse caisse et timbales ; chat se déplaçant d’une peau à l’autre, choisissant ses baguettes posées sur une table à la manière d’un chef ses couteaux à découper. Brindille blonde dansant lentement d’avant en arrière, la xylophoniste manie ses maillets en prise croisée sur les lames militairement alignées. La harpiste pose le haut du corps sonore de sa harpe aux reflets bleu pétrole sur son épaule, la fait pivoter sur son socle, la berce. Ses souliers à talons aiguilles suivent en parallèle l’inclinaison des cordes tendues et prolongent les jambes fuselées gainées de cuir noir. Il est dit « dans le milieu » que les harpes passent la moitié de leur temps à s’accorder, l’autre à jouer faux. Je m’inscris en faux.
Ibrahim intervient peu, ou bien très discrètement, lançant de temps en temps l’orchestre sur de nouvelles traces, en scout du tempo sur un sentier de création. Quand le rythme hésite ou trouve le temps un peu long, il pose un filet de trompette sur le concerto et relance la recherche du laboratoire sonore.
Le hautbois, lutin aux cheveux gris ébouriffés s’élance devant le demi-cercle de ses compagnons, se met à sautiller, extatique et respirant au rythme de flexion-extension de ballerine en suspension ; prélude à l’après-midi d’un faune. Un des hommes en noir s’avance et attaque un solo de trombone, bouché en guise de sourdine wah-wah par une demi-sphère de débouche-évier Kibros, le best-seller de la célèbre Nouvelle Brosserie Auvergnate. Après son opus, il jette sur le parquet de la scène le caoutchouc rouge-brique, orphelin de son manche ; revient quelques instants plus tard, hésitant – que donc faire avec ce truc, fort pratique au demeurant ? – le ramasse, le jette plus loin, au fond de la scène. Mais il n’y a pas de fond à la scène puisque celle-ci, ronde, est intégralement entourée des rangs des spectateurs. Renonçant à soustraire l’objet aux regards, il se remet à jouer.
Les accents, de debussiens deviennent espagnols. La trompette d’Ibrahim sonne soudain dans un stade de rugby. Bandas bayonnaises !! Puis c’est une corrida ; le taureau est là… Joie manifeste des musiciens. Chacun son tour s’élance pour quelques minutes, mettant en valeur sa personnalité avec laquelle les autres dialoguent. Chaque pupitre a son moment de grâce singulier, pas solitaire. Il ne s’agit pas ici d’interpréter car il n’y a pas interprétation de musique déjà écrite mais improvisation harmonique et rythmique. Quelle découverte alors que ce mot d’improvisation, généralement utilisé pour caractériser un manque de travail. A contrario, quelle somme d’efforts est ici mise en œuvre… Pas de virtuosité individuelle, mais un élan que chacun retient suspendu. Une poursuite respectueuse pour s’immiscer au bon moment, lancer une idée bientôt suivie, non pas à l’unisson mais dans une éblouissante union de contraires, une hésitation harmonieuse du temps.
Ibrahim passe entre les rangs, se place derrière le tuba, les percussions… et glisse à certains quelques mots inaudibles. Consignes. Le percussionniste-chat frappe la grosse caisse de deux baguettes. Pas assez fort ! – indique par ses gestes Ibrahim. Encore plus fort, encore. Encore… L’énergie monte, sans fébrilité. Le chef d’orchestre rythme du bras, de la poigne, la véhémence du final. Le poing fermé, le geste court, accélérant : encore plus fort, mais vas-y donc, aux percus ! Lâche-toi ! Les doigts d’Ibrahim comptent, pointés vers le sol : quatre doigts, trois doigts, deux… Fracas de tous les instruments. Lumières. Dans la même seconde, déflagration de la salle, public debout.