En 1964, Pasolini – athée revendiqué – filme l’évangile selon Saint Mathieu, retrouvant dans l’âpreté et la sécheresse des images le message révolutionnaire du Fils de l’Homme. Succès critique et commercial, L’Évangile recevra le Lion d’argent et le prix de la critique de la Mostra de Venise.
Adepte du « commentaire musical », Pasolini choisit les musiques préalablement sélectionnées par Elsa Morante, dont l’opus de Jean-Sébastien Bach La Passion selon Saint Mathieu. L’œuvre avait, trois ans auparavant, déjà accompagné la bagarre des voyous dans la poussière d’Accattone. Y transfigurant les gouapes minables d’un bidonville romain écrasé de fatalité, l’œuvre de Bach magnifiait les êtres sous le soleil, nous permettait d’en capter l’étincelle de pureté. Leur part d’absolu.
Pasolini revendique la musique classique comme outil de révélation du sacré. Avec l’Évangile, on y est, pas de doute. Ici, pas de « musique chameau », de folklore oriental. D’ailleurs, le poète cinéaste avait renoncé à tourner en Palestine, n’y trouvant que modernité. Il avait redécouvert chez lui les Pouilles et la Calabre, leur archaïsme et leur dénuement. Il y filmera l’Évangile avec des acteurs non professionnels.
Le film suit de façon très fidèle les étapes du Nouveau Testament. Avec la touche pasolinienne.
L’ange annonciateur n’est pas blond, il est brun, avec de gros sourcils. Ascèse frugale de la maison de Joseph. Marie ne parle pas, lui non plus. Ils ne parleront pas de tout le film. Transfigurés par la révélation de l’ange, leurs sourires rythmeront les étapes de la vie et de la passion du Christ. Massacre des innocents dans la poussière de la montagne. Hérode dort mal. Il s’agite dans un sommeil troublé, entouré de ses hiérarques à drôles de chapeaux, superstructures en osier en forme de cônes inversés, mitres épiscopales, tours de contrôle du pouvoir. Se retirant au désert, Jésus est soumis à la tentation. Le diable vient à lui comme on sort du volcan. Trouvaille de Pasolini qui tourne sur les flancs du Vésuve – ou bien est-ce l’Etna ? Le Stromboli ? – le désert est noir des scories de lave. Évidemment le tentateur a une sale gueule.
Christ ne vient pas pour apporter la paix dans les familles. Il n’est pas là pour l’apaisement, mais pour le feu, la foi. « Pourquoi vous inquiéter du vêtement ? Voyez comme croissent les lys des champs. Ils ne peinent ni ne filent. Salomon dans toute sa gloire n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs qui sera jetée au four, ne fera t-il pas plus pour vous, gens de peu de foi ? Ne dites pas : que mangerons-nous, que boirons-nous, de quoi serons-nous vêtus ? Votre Père sait que vous en avez besoin. Ne vous inquiétez pas de demain. Demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine ». Christ est un emmerdeur. D’une voix égale, il bouscule. Les puissants, les riches que son intransigeance et ses réponses dérangeantes révulsent, mais aussi ceux auxquels il demande de tout laisser tomber et de le suivre. Et qui le suivent, innocents et purs.
Blues déchirant pour la venue au Christ du paralytique. Ce n’est pas un acteur, c’est un gars du coin, manifestement un polio. Tout est comme ça chez Pasolini. Des gueules pas possible qu’on trouve seulement dans le cinéma américain ou japonais, dans les westerns ou chez Kurozawa. Jean Baptiste est emprisonné par Hérode Philippe, terrible fils du terrible Hérode le Grand. Marionnette de Hérodiade, Salomé belle enfant au visage angélique danse devant son beau-père roi. Moment magique de fraîcheur et de pureté… Marie âgée, magnifique de douleur et de silence, voit son fils crucifié. Il ressuscita le troisième jour.
Dans un processus identificatoire plus ou moins conscient avec la figure du Christ, Pasolini souhaite créer une « pure œuvre de poésie ». Avec son Evangile selon Saint Mathieu, le poète qui sera assassiné en 1975 nous offre un chef-d’œuvre déchirant.
Il reviendra pour nous sauver. « Veillez donc car vous ne savez ni le jour ni l’heure ». « Est-ce celui qui doit venir ? Est-ce lui ou un autre ? »
Lorsqu’il reviendra, le saurez-vous ? Le saurai-je ?